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En 1786, un projet visant à instituer un cours d’accouchement en Limousin est envoyé à la Société Royale de Médecine. Il est rédigé par un chirurgien, originaire de la petite ville de Meymac, aux abords de la montagne limousine, dans le ressort de la subdélégation d’Ussel. Soumettre à cette société des projets ou des mémoires est une pratique courante. Il n’est donc pas particulièrement étonnant de voir un praticien de province prendre la plume pour exposer à ses éminents collègues parisiens la malheureuse situation de son pays et proposer le remède qui lui semble le plus approprié. Ce document est aujourd’hui conservé aux côtés des résultats de l’enquête de 1786 pour la généralité de Limoges. Il ne s’agit pas du mémoire original. Le texte présent dans les archives de la Société Royale de Médecine, un cahier in-folio, s’intitule : « Copie du mémoire sur la nécessité de faire instruire les sages-femmes de la campagne et les moyens les plus faciles de le faire dans la généralité de Limoges, adressé à Monsieur l’intendant par M. Desfarges, chirurgien à Meymac ». Ce projet était destiné à l’administration royale et l’envoi d’un double à la Société correspond à la recherche d’une caution prestigieuse.

Ce mémoire déborde largement le programme exposé dans son titre, puisqu’il fait précéder le projet de cours d’accouchement d’une description minutieuse de la situation régionale et d’une réflexion sur la naissance et les acteurs qui doivent intervenir lors de cet événement.

1) La naissance : un moment exceptionnel.

Le chirurgien Desfarges développe dans son mémoire une vision particulière de la naissance. La naissance fonde la famille comme elle peut la détruire. L’originalité de sa pensée réside dans la place qu’il accorde au couple et au rôle de l’épouse et mère. La conservation des peuples n’est pas au centre de cette réflexion même si elle est sous-tendue par les arguments avancés. Cependant, le mémoire du chirurgien n’est pas un simple pamphlet contre l’impéritie des matrones et la dépopulation du royaume de France. Il n’y a pas d’analyse politique derrière son texte, mais un regard humaniste porté sur la grossesse, la naissance et ses répercussions sur le couple.

Desfarges dénonce un massacre, mais à la différence de la plupart de ses contemporains, ce n’est pas un nouveau massacre des Innocents qu’il expose. Son propos s’attarde peu sur l’enfant, sur les sujets potentiels arrachés au royaume de France. C’est la mère qui est l’objet de sa réflexion et, dès l’introduction de son mémoire, il explique la rédaction de son projet par sa volonté d’améliorer le sort maternel :

Témoin des accidents qui arrivent journellement par l’ignorance des sages-femmes de la campagne, fait par un état pour réparer leurs fautes quand il est possible, je crois qu’il est de mon devoir d’élever ma faible voix pour réclamer l’assistance du ministère et de proposer les moyens qui me paraissent les plus convenables pour éviter la perte de tant de jeunes femmes [...]37

En un sens, sa démarche relève de la logique. Pour conserver l’enfant, il faut conserver la mère. La mortalité maternelle en couches prive le pays de naissances, mais il faut aussi prendre en compte les conséquences des mutilations pendant l’accouchement qui laissent les femmes stériles. Un enfant nouveau-né voit ses chances de survie dans les premières semaines diminuer fortement s’il est orphelin. L’obligation de trouver une nourrice ou d’allaiter artificiellement l’enfant l’expose à des risques accrus de malnutrition et d’infection. Ces conséquences sont sans doute connues du chirurgien, même s’il ne peut mesurer à cette période le potentiel contaminant des récipients servant à l’allaitement artificiel. En revanche, on observe les intolérances digestives qui amènent parfois rapidement à la déshydratation du nouveau-né. Le bon sens remarque donc que la mortalité des enfants sans mère est plus forte que celle des autres enfants.

Pourtant, aucun de ces arguments n’est développé par Desfarges. L’homme de l’art laisse de côté ses compétences médicales pour livrer une analyse sociale des suites de couches tragiques. Il replace la figure maternelle dans un contexte plus large. La jeune femme enceinte est au cœur d’un réseau familial : fille, épouse et future mère. Ces trois strates sont inégalement mises en valeur par le chirurgien. En premier lieu, il se réfère à la filiation. Avant d’être le pilier d’une nouvelle famille, la femme est avant tout l’appui du couple parental : « unique consolation des pères et mères à qui naturellement elles devraient survivre ». Cette formulation renvoie à plusieurs réalités. Elle rappelle la force du lien entre des parents et leur descendance féminine. Éternelle mineure, la femme passe lors de son mariage de la protection paternelle à la protection maritale. Néanmoins, les parents ne perdent pas tout pouvoir sur elle et une latitude de contrôle de son attitude se maintient tout au long de son existence38. Une fille doit amour et respect à ses parents tout au long de sa vie et ses devoirs peuvent se

37 Bibl. Acad. de Méd., SRM, carton 85.

38 Arlette Farge évoque un exemple extrême, La Complainte de Montjean, œuvre littéraire, qui traduit cependant bien la persistance de la dépendance filiale féminine : le beau-père de Montjean, Rohault, propose à son gendre de faire enfermer sa fille au couvent car sa conduite a déshonoré la famille, p. 103 et 111-112, dans La vie fragile : violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1986.

manifester de manière très concrète, par des clauses de cohabitation ou d’entretien matériel, insérées dans les contrats de mariage.

Second aspect : l’importance de la succession des générations. Desfarges évoque un ordre naturel où les parents meurent normalement avant leurs enfants, dans un déroulement de l’existence qui se fonde sur le renouvellement. La période médiévale a connu à une échelle européenne une profonde transformation du rapport à la mort, née du bouleversement des générations lié à la Peste Noire. Sans vouloir comparer la brève allusion du chirurgien à la modification fondamentale des sensibilités aux XIVe et XVe siècles, on peut envisager que le

XVIIIe siècle qui connaît la fin des grandes épidémies et des famines manifeste une sensibilité exacerbée face à ce qui rompt, plus occasionnellement mais dramatiquement, l’ordre naturel de la mort.

L’exemple développé par Desfarges est celui d’une première grossesse, puisqu’il parle d’une famille « naissante ». Ce choix s’explique peut-être par la conscience aiguë des risques découlant d’une première maternité. La fonction maternelle active n’est évoquée que de façon marginale. La mère est « l’espoir de seul soutien d’une famille naissante », ce qui signale bien la part essentielle prise par l’épouse dans l’entretien de la famille. Le foyer est son espace réservé et en retour elle s’en révèle meilleure et seule gardienne. Le père intervient de l’extérieur, il apporte la subsistance. La mère met en forme cet apport pour structurer la famille. Le chirurgien évoque aussi les « tendres mères ». L’affection et la douceur du lien mère-enfant sont exprimées dans ce qualificatif. La mère n’est pas seulement génitrice et maîtresse de maison, elle est aimante et consolatrice.

Fille et mère, le troisième visage de la femme enceinte est celui de l’épouse. C’est celui qui intéresse en priorité le chirurgien et c’est celui qui apparaît le plus proche de la sensibilité contemporaine. Le couple est uni par l’amour et cette manière de présenter le lien conjugal est caractéristique du XVIIIe siècle. Les sentiments sont valorisés dans le mariage et le développement du genre romanesque met au premier plan la tendresse entre jeunes gens, gage d’un couple heureux. L’épouse est donc « l’objet des vœux d’un tendre époux », l’enfant, « le fruit légitime de son amour ». C’est donc conserver un être cher à son mari que permet la formation de sages-femmes compétentes. Desfarges décrit l’empressement de l’époux auprès de sa femme enceinte :

Quand sa femme enceinte approche du terme, il cesse son travail pour la servir, la couche devient malheureuse, outre qu’il ne gagne rien, il achète d’abord ce qui lui paraît le plus nécessaire à la situation de son épouse.

L’abandon des activités quotidiennes, les dépenses pour le bien-être de la parturiente sont présentés comme les causes de la ruine possible du paysan. Il est intéressant de

confronter cette vision optimiste des rapports de couple avec la misogynie chronique évoquée par des auteurs comme Mireille Blanchet, qui rappelle que le Limousin regorge de proverbes, où la place de l’épouse dans le foyer est présentée comme nettement inférieure à celle des principaux animaux domestiques. Le chirurgien n’hésite pas à verser dans le lyrisme pour célébrer les liens entre époux et en particulier l’attachement sans borne du mari à sa femme :

[...] épouses chéries, vous pouvez nous être enlevées par tant d’accidents qu’il ne dépend pas de vous d’éviter ; Ha ! L’accouchement, moins périlleux et moins fréquent, c’est une justice que nous devons à vous et aux précieux fruits de vos complaisances pour nous.

La fragilité de la vie féminine mise en péril par la multiplication des grossesses est exprimée par Desfarges. Il va d’ailleurs encore plus loin en prônant une restriction des naissances, gage de santé pour les femmes. Si les recherches de la démographie historique ont observé des pratiques contraceptives au XVIIIe siècle, à cette période, elles sont généralement tues et seuls quelques auteurs dénoncent la dégradation des mœurs symbolisée par le recours aux « funestes secrets ». Il est donc particulièrement étonnant de rencontrer dans un texte destiné à l’intendant, c'est-à-dire l’administration royale, et à la Société Royale de Médecine, une telle profession de foi pour la réduction de nombre d’enfants par couple. La plus grande preuve d’amour de l’époux résiderait ainsi dans le fait qu’il n’impose pas à sa femme des grossesses répétées qui la mettent en danger. La vision développée ici est profondément influencée par l’évolution du regard porté sur les sentiments et leur expression. Le chirurgien est un homme cultivé, il a assimilé le bagage des Lumières et connaît sans doute la production romanesque de son siècle. On retrouve dans son discours des réminiscences rousseauistes sur la figure de la mère attentionnée. Son intérêt se fixe sur les vivants et, sans qu’il tranche cette question, on suppose qu’il choisit de préserver la vie maternelle au détriment de celle de l’enfant lorsqu’un accouchement tourne mal. Sa pensée est loin des préoccupations politiques natalistes et on peut envisager que ses arguments s’en soient trouvés affaiblis aux yeux des destinataires du mémoire.

2) Le manque de sages-femmes et les méfaits de celles qui exercent.

La mortalité maternelle aux catastrophiques effets sociaux découle de l’absence de sages-femmes compétentes. Cette réalité est au centre de la réflexion du chirurgien mais ce dernier a malgré tout conscience, d’une part, du développement récent de la science obstétricale, et, d’autre part, des risques inhérents à l’accouchement qui peut se révéler

dystocique dans un nombre minime de cas. En effet, Desfarges rappelle dès le début de son mémoire le caractère neuf des recherches scientifiques sur l’art des accouchements :

L’art des accouchements est un art tout nouveau ; nos meilleurs ouvrages en ce genre ne datent pas d’un siècle et demi, disons à la louange des auteurs modernes qu’ils ont plus étendu les limites de cette partie de l’art de guérir dans moins de cent cinquante ans, que les anciens depuis six mille.

Le chirurgien exprime une grande confiance dans le développement des études médicales qui ont accompli de réels progrès dans les décennies précédentes. Les Anciens ne sont plus les références absolues de la science, leurs écrits sont dépassés, et les méthodes modernes de raisonnement et d’observation ont profondément bouleversé les bases du savoir obstétrical. Le retour de cent cinquante ans en arrière ramène, si ce n’est à l’ouvrage de Louise Bourgeois sous le règne de Louis XIII, du moins à cette période où les chirurgiens commencent à revendiquer la prééminence dans le domaine de l’art des accouchements. Ce retour sur l’histoire de l’obstétrique n’est pas innocent. Desfarges signifie par là que l’ignorance millénaire des matrones n’est plus de mise dans une science dont les fondements ont été rapidement et complètement renouvelés. Si elle était auparavant excusable, car corollaire d’un vide scientifique, elle est désormais inadmissible dans une société où les manuels d’accoucheuse fleurissent et où la connaissance est à disposition des sages-femmes. L’auteur ne surestime pourtant pas les capacités de l’art :

Que dans la plupart des maladies ordinaires, les pauvres gens de la campagne soient livrés aux seuls soins de la nature, tout bien pesé, ils n’en sont peut-être pas plus à plaindre [...] mais dans l’accouchement extraordinaire, la nature, cette bonne mère, se consume en vains efforts si l’art ne vient au secours [...]

La critique des médecins pédants et incapables pointe sous la plume du chirurgien. Il prône d’une certaine manière l’idée que la nature fait finalement bien les choses et qu’on ne gagne rien à la contrarier. Le XVIIIe siècle, qui prépare l’avènement de la clinique, cultive une passion pour ces mécanismes physiologiques, dont l’ordonnancement paraît si parfait, que l’intervention humaine, fut-elle minime, semble intrusion. Jean-François Sacombe39, un chirurgien méridional, décrit ainsi un accouchement sans complication. Il souligne dans son récit l’admirable prévoyance de la nature et assure que cette observation lui fut plus bénéfique que les leçons de ses professeurs40. Néanmoins, l’enthousiasme cède la place à la raison face aux accouchements dystociques. Les chirurgiens, à l’instar des maîtresses sages-femmes, savent reconnaître les situations où l’enfant ne peut naître sans intervention extérieure. Être

39 Jean-François Sacombe (1750/1760-1822). Médecin accoucheur carcassonnais, diplômé de la faculté de médecine de Montpellier, il s’illustre par sa lutte acharnée contre ses confrères qui pratiquent la césarienne, et parmi eux, Jean-Louis Baudelocque. Il laisse une œuvre principale : La Luciniade, long poème didactique de 10 000 vers paru en 1792 et dédié à Bichat.

alors capable de faire les bons gestes pour corriger une position dangereuse ou, plus simplement, de faire appel à un chirurgien constitue l’enjeu principal de la formation des sages-femmes.

Or, cette amélioration du savoir doit être transmise pour permettre un changement progressif de la situation dans le royaume. Desfarges propose de former des sages-femmes, car il n’y en a pas remarque-t-il, à la campagne du moins41. La situation urbaine est nettement séparée de celle du monde rural. En effet, les villes sont les premières à bénéficier de la présence des médecins et chirurgiens et de l’installation de sages-femmes ayant suivi une formation : « on sait bien que Paris et les autres grandes villes ne manquent pas d’accoucheurs habiles et de Lucines instruites, que leur nombre s’accroît chaque jour ».

Cependant, affirmer qu’aucune sage-femme n’exerce en Corrèze en 1786 est faux. L’enquête contemporaine en signale un certain nombre qui, quoique réduit, prouve que la science obstétricale n’est pas totalement ignorée en Bas-Limousin. Néanmoins, le chirurgien apporte un complément non négligeable d’information à l’enquête citée plus haut, ce qui amène à s’interroger sur la validité des données qu’elle fournit :

Les élèves de Madame du Coudray sont mortes ou ont été s’établir au loin. On n’a connu leur utilité que pour mieux sentir le vide qu’elles font. Leur apparition a été semblable à l’éclair qui brille dans une nuit obscure et orageuse, il montre les précipices sous les pas et laisse dans une plus grande obscurité dont la crainte d’y tomber redouble toute l’horreur.

Desfarges ne semble pas tenir compte de la présence encore effective de femmes formées par Angélique du Coudray, alors même qu’à cette période, les subdélégués de Tulle et Brive en recensent vingt-deux. Que conclure des discours opposés livrés par les résultats de l’enquête d’une part, et les déclarations du chirurgien meymacois d’autre part ? Comme souvent, la réalité doit occuper une position médiane. Il est probable en effet, qu’une partie des élèves de la maîtresse sage-femme aient cessé d’exercer, ou qu’elles aient recherché une clientèle citadine plus aisée et plus prompte à leur faire appel. Mais l’objectif du mémoire présenté par Desfarges est la création d’un cours d’accouchement, la fin justifiant les moyens, on peut envisager qu’il noircisse partiellement la situation pour accentuer la portée de ses arguments.

Si l’on s’intéresse au vocabulaire employé par le chirurgien, on note que le terme « sage-femme » n’est pas strictement distingué de celui de « matrone ». En effet, Desfarges évoque, se conformant à une terminologie déjà traditionnelle, les « matrones sans principe », mais il déclare par ailleurs que « nos sages-femmes ne savent exactement rien ». Les deux réalités se recouvrent et la matrone ignorante porte aussi le titre de sage-femme. La différence

existe déjà et on la trouve exprimée plus loin dans le corps même du projet. Mais à défaut de femmes réellement compétentes, l’habitude d’accorder la qualification de sage-femme aux accoucheuses rurales est présente.

Rappeler les avancées de l’art des accouchements et les risques inhérents à l’accouchement n’est pas suffisant. Seule une dénonciation précise des suites tragiques de l’incompétence peut frapper l’imagination et susciter une décision dans le sens espéré par le chirurgien. Desfarges s’emploie alors avec beaucoup de conscience et de précision à démontrer les conduites quasi-criminelles des accoucheuses. Les termes employés sont très évocateurs puisqu’il n’hésite pas à parler de « la main meurtrière et aveugle » des matrones. Pour illustrer son propos, il cite trois exemples tirés de son expérience de chirurgien appelé au chevet de parturientes à l’agonie :

[...] une femme dont l’enfant se présenta par les pieds, la sage-femme tira le corps à elle de manière que la tête seule restait engagée dans le détroit ; elle persista avec tant de force que l’enfant fut décollé, la tête fut extraite suivant l’art et la mère sauva la vie. Une autre, expirante de faiblesse après une perte de plusieurs jours que rien ne pouvait arrêter, personne n’osait l’accoucher, j’eus le bonheur de lui sauver la vie en la délivrant ; il est vrai que l’enfant fut mort. Une autre encore l’enfant présentait une main, l’accoucheuse qui n’en savait pas davantage, tira cette main avec tant de force que le bras se détacha à l’articulation de l’épaule, entraînant avec lui les muscles de la poitrine et du dos, les côtes de l’enfant furent fracturées [...] je la délivrai dans un instant et sans beaucoup d’efforts. Elle mourut pourtant après d’inflammation et gangrène au bas ventre.

Si ces récits tendent à mettre en valeur l’habileté du chirurgien qui vient réparer, autant qu’il se peut, les dégâts causés par les accoucheuses avant son arrivée, ils sont aussi représentatifs des histoires qui devaient circuler dans les campagnes sur les accouchements dramatiques. Les exemples décrits par l’auteur sont sans doute des faits réels, mais ils correspondent exactement à un motif narratif et on retrouve d’une région à l’autre ces récits