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Les appréciations portées sur les sages-femmes

La dernière question de l’enquête portait sur la façon dont la sage-femme exerce l’art des accouchements. Les réponses qu’apportent les différentes subdélégations du Bas-Limousin imposent de les passer au crible de la critique de forme et de fond pour pouvoir en tirer quelques éléments.

Sur le plan de la forme, étudier ces observations oblige à garder à l’esprit qu’on ne possède qu’une remise en forme de remarques formulées différemment à l’origine. Le procédé de mise au net et d’uniformisation des réponses a certainement, pour cette catégorie, joué un rôle particulièrement important puisqu’il s’agit du seul espace d’expression « littéraire » de l’enquête, donc le seul susceptible de faire l’objet d’une réécriture.

L’aspect qui frappe en premier lieu lorsqu’on se penche sur ces notations de valeur est leur caractère stéréotypé. Cette spécificité s’explique sans doute par l’hypothèse qui vient d’être formulée. Toujours est-il qu’elle tend à affaiblir la portée de ces jugements. En effet, à plusieurs reprises, on observe la pratique de mettre une remarque en « facteur commun » à plusieurs accoucheuses par le biais d’une accolade. C’est le cas pour la subdélégation d’Uzerche où les six matrones reçoivent la même observation de la part du rédacteur. Mais on retrouve cette habitude à Lubersac où elle concerne cinq personnes, à Argentat, six personnes, ou encore à Brive, neuf personnes. Ce biais permet sans aucun doute à l’administrateur de gagner du temps en remplissant le formulaire, il a l’immense défaut de fondre un grand nombre d’individus dans une définition commune, là où les manières de faire étaient forcément variées.

La formulation paie de même son tribut au raccourci et à l’uniformisation. Les expressions utilisées pour expliquer le manque de formation des matrones témoignent d’une constance remarquable et d’une pauvreté tout aussi remarquable. La désignation des accoucheuses non formées se fait par la formule « ces femmes » ou « toutes ces femmes », dans une optique qui choisit de décrire un groupe informe et mal identifié, les matrones, de manière strictement collective, sans tenir compte des évidentes différences de pratiques et de compétences. Lorsqu’il s’agit ensuite de donner une qualification à l’exercice professionnel de ces femmes, trois expressions suffisent à rendre compte de l’ignorance de plusieurs dizaines de personnes : « n’ont fréquenté aucune école », « n’ont reçu aucun principe dans cet état » et « n’ont que de très faibles connaissances dans cet état ». Or, parmi ces accoucheuses sans principe et aux faibles connaissances, on trouve des femmes qui exercent leurs fonctions

depuis plusieurs décennies, héritières parfois du savoir maternel ou plus largement familial. L’accès des matrones à leur rôle au sein de la communauté reste difficile à établir, le hasard d’une présence réitérée auprès de femmes en couches ne suffit pas à introniser une personne à un poste aussi essentiel. Moins aisément contrôlables que les sages-femmes « reçues » par les autorités judiciaires, royales ou ecclésiastiques, les matrones dépendent pourtant d’une communauté qui n’accorde pas sa confiance à une femme qui massacre ses semblables.

Il serait réducteur de penser que le stéréotype est réservé aux femmes non formées. Le retour des mêmes expressions est un phénomène lui aussi très présent chez les sages-femmes diplômées, à la différence près que l’effort pour individualiser les remarques, apparaît plus constant dans ce cas. On peut signaler toutefois le cas d’Uzerche où Antoinette Benoît, Marguerite Dignac et Françoise La Rüe bénéficient de la même observation : « Elle connaît passablement son état ».

Deux points essentiels transparaissent dans ces notations : d’une part, la connaissance de l’état, c’est-à-dire, la maîtrise de notions théoriques, et d’autre part, le succès dans l’exercice de cet état. Les jugements établissent une échelle de qualité dans ces deux domaines qui s’exprime dans le choix du vocabulaire. Ainsi la connaissance de l’art des accouchements donne lieu à plusieurs formules : « elle sait parfaitement son état », « elle connaît passablement son état », « ces femmes ont reçu beaucoup de principes dans l’art des accouchements », « est très instruite », « ne manque pas de connaissances », « elle connaît les principes de son état », « sans être parfaitement instruite », et « elle connaît parfaitement son état ». On retrouve là le terme « principes » qui est utilisé de façon négative chez les matrones pour en stigmatiser l’absence et qui indique ici le socle du savoir des sages-femmes. Il est néanmoins révélateur que le fait d’avoir suivi une formation n’entraîne pas pour toutes les sages-femmes un éloge dithyrambique dans la bouche des administrateurs. Les faiblesses sont soulignées et des différences entre les femmes recensées sont nettement exprimées, ainsi dans la subdélégation de Neuvic à propos de la nommée Léonarde Bordas : « Travaille passablement mais elle n’est pas aussi éclairée que la nommée Arsal ». Un seul bémol doit être posé à cette dernière remarque : l’enquête n’étant pas menée par une seule et même personne, les variations d’appréciation sont peut-être induites par la multiplicité des enquêteurs et par l’interprétation subjective de leurs indications en dernier ressort sous la plume de l’intendant.

Le deuxième aspect mis en valeur est la réussite dans l’exercice de l’état de sage-femme. L’expression qui revient le plus souvent est « exercer avec succès ». Des modalisateurs viennent préciser le degré de ce succès : « beaucoup de succès », « tout le

succès possible », « avec éloge et succès », « le plus grand succès », « tous les succès possibles ». L’accouchement est véritablement présenté comme une épreuve dont la sage-femme doit se tirer avec honneur autant que la mère avec santé. L’emploi quasi systématique de ce terme, à l’exclusion de tout autre, hormis le mot « distinction » rencontré une seule fois, souligne l’objectif principal de l’art des accouchements, qui est la libération de la mère. Dans une société où l’accouchement est encore péril mortel, le fait d’y survivre ou, pour la sage-femme, de permettre cette survie, prime sur tout autre aspect. Ces femmes ne sont ni douces, ni patientes, ni adroites, tout qualificatif attendu par un esprit contemporain, elles ont du succès. Ce sont les contextes dramatiques et la manière dont elles ont l’habitude de se tirer de ces mauvais pas qui comptent, comme l’éclaire la formule suivante, qui vient préciser le cadre où se réalisent les succès de ces femmes : « même dans les accouchements les plus laborieux ». L’expression peut aussi se décliner sous sa version négative, la bonne sage-femme est celle qui n’a perdu aucune mère : « elle a toujours travaillé avec succès sans qu’il lui soit arrivé aucun accident ».

Quelle valeur accorder à ces observations ? En quoi le subdélégué chargé de réunir les renseignements à la demande de l’intendant est-il capable de juger les méthodes de ces femmes, leurs connaissances et que sait-il réellement de leur pratique ? Aucun écrit n’informe sur les informateurs auxquels les subdélégués du Bas-Limousin ont fait appel. Cependant les résultats de l’enquête et plus spécifiquement ces brèves appréciations sur la qualité des sages-femmes font allusion à ce troisième niveau, nommé le « public ». Cette appellation imprécise revient dans l’enquête à de nombreuses reprises et elle est généralement employée lorsque l’administrateur souhaite donner de plus amples détails sur la manière d’exercer de l’accoucheuse. Les indications suivantes expriment le regard porté par ce public sur la sage-femme : « à la satisfaction du public », « le public paraît suivant le témoignage qu’il en rend être satisfait de ses services », « exerce son état avec succès suivant le témoignage qu’en rendent plusieurs personnes ». On pourrait difficilement faire plus obscur. Une seule notation serait à même d’éclairer sur l’identité de ce public : « elle réunit l’approbation et le suffrage des chirurgiens du canton ». Or, le subdélégué a auparavant déclaré qu’elle exerçait son état « à la satisfaction du public », traçant une ligne de démarcation entre ces deux groupes : d’une part un public à définir, et de l’autre les chirurgiens, communauté clairement cernée et identifiée, appelée à donner sa caution morale et professionnelle à la sage-femme concernée. Ainsi, du moins dans le cas de la subdélégation de Bort-les-Orgues, le public ne semble pas recouvrir les hommes de l’art. Cependant ces derniers apparaissent comme les plus à même

d’apprécier les connaissances et les compétences des accoucheuses, on peut dès lors envisager qu’ils soient consultés sans pourtant être les seuls.

Les expressions utilisées dans le paragraphe précédent renvoient toutes à une vision positive du public sur les sages-femmes. D’autres tournures renseignent sur l’intensité de l’activité de ces accoucheuses, qu’elle soit importante, la sage-femme inspirant la confiance : « cette femme est très appelée » ; ou quasi inexistante : « elle n’est presque pas appelée ». Dans ces derniers cas, cette constatation est généralement précédée d’une explication ou de la marque de l’incompréhension devant ce fait :

La nommée Marie-Jeanne qui est la moins âgée des trois [premières sages-femmes tullistes citées dans la liste] est très instruite aussi mais on lui impute trop de hardiesse, ce qui fait qu’elle n’est presque pas appelée.

Quoique cette femme [La Blanche Nadolle, sage-femme à Tulle] ne manque pas de connaissances dans les accouchements, elle n’est presque pas appelée.

On retrouve ici un mouvement d’hésitation des populations devant certaines sages-femmes. Toutes deux élèves d’Angélique du Coudray, ces femmes n’ont pourtant pas la clientèle que leur compétence mérite. Si aucune raison n’est fournie pour la seconde, la première est très clairement rejetée pour sa jeunesse, par rapport aux deux autres sages-femmes recensées dans la ville de Tulle qui ont plus de 70 ans, et pour la trop grande assurance qu’elle manifeste en s’appuyant sur ses connaissances théoriques.

Les analyses précédentes renvoient à des observations concernant les sages-femmes formées. C’est uniquement à leur propos que l’on invoque l’opinion du public ou qu’on signale l’importance de leur pratique. Les notations sur les matrones comportent elles aussi un volet au sujet de leur manière d’exercer, en plus des considérations sur leur manque de savoir théorique, mais les appréciations proférées le sont de manière beaucoup plus générale. Leur portée est collective, ce qui recoupe la tendance à les décrire d’une seule phrase appliquée à un grand nombre de femmes. En examinant le contenu de ces remarques, on prend conscience de leur forte connotation : plus que le rendu d’une réalité c’est l’image figée de la matrone qui se met en place. Un point est néanmoins à souligner : le tableau est beaucoup moins noir dans les réponses à l’enquête que dans la lettre de l’intendant qui les accompagne.

Il n’y a aucune de ces femmes qui par ignorance ne soit dans le cas de sacrifier chaque jour quelque malheureuse victime, et il n’arrive que trop souvent que la mère ou l’enfant succombent à leurs opérations.

Il est difficile d’y voir la description fidèle d’une réalité. L’appréciation portée par le subdélégué d’Uzerche prend presque valeur de définition :

Ces femmes n’ont fréquenté aucune école, elles n’opèrent que par l’habitude que la nécessité leur a fait contracter et d’après les lumières naturelles.

Bien sûr, la déploration d’un savoir indigent est générale, en témoignent encore des expressions comme « ne peuvent avoir que des connaissances très momentanées » ou « elle n’a qu’une connaissance très momentanée sur cette partie ». Mais, dans l’ensemble, à aucun moment, les jugements portés sur les matrones ne tournent à la condamnation. Si la légende noire a déjà fleurie dans certains cercles et jusque dans les mots de l’intendant, le regard sur les matrones, au plus près du quotidien, reste indulgent et cherche à éclairer les qualités plus que les défauts. La conscience de leurs limites est présente : « elles ne peuvent exercer cet état que dans le cas où les accouchements se font facilement » ou « elles ne peuvent être utiles que lorsque les accouchements ne présentent aucun danger mais dans les cas critiques, on a besoin du secours des chirurgiens ». Mais on est loin d’une description apocalyptique faisant des matrones, des monstres capables de dévier le cours de la nature même lorsque cette dernière fait bien les choses, le subdélégué de Bort-les-Orgues ne déclare-t-il pas d’Antoinette Ventalon : « cette femme exerce son état avec assez de prudence » ? Le recours au chirurgien est tout autant imposé aux sages-femmes et il constitue l’une des formes les plus contraignantes du contrôle que le corps médical fait peser sur les épaules des accoucheuses, empiriques comme diplômées. Enfin, la certitude est acquise que ces matrones, tout ignorantes qu’elles soient, peuvent rendre de grands services : « Toutes ces femmes n’ont reçu aucun principe dans cet état mais les grandes expériences qu’elles ont eues les ont rendues capables de l’exercer avec assez de succès ».

Conclure sur la qualité des accoucheuses corréziennes relèverait de l’extrapolation. On peut considérer que les plus mauvaises d’entre elles n’ont sans doute pas été recensées, étant donné les appréciations qui sont parvenues. La différence très nette entre les sages-femmes formées et les matrones confirme peut-être la supériorité réelle des premières, tout comme il est possible qu’elle transmette la volonté de dissocier fortement ces deux groupes, pour des raisons qui ne relèvent pas toutes de l’ordre médical. L’attitude bienveillante envers les matrones que révèlent les remarques des administrateurs s’insère donc dans une situation ambivalente, où la dénonciation féroce de leurs crimes devient un véritable topos, mais où leur omniprésence et leur supériorité numérique obligent à reconnaître leur utilité et leur place au sein des communautés urbaines et rurales.

IV. Un point d’unanimité : l’urgence d’une formation.

Les résultats de l’enquête de 1786 confirment les inquiétudes exprimées depuis plus de vingt ans par médecins et chirurgiens. La tournée d’Angélique du Coudray a certes initié des dynamiques enseignantes dans différentes régions françaises, mais sa présence ponctuelle n’est pas suffisante pour modifier fondamentalement la donne. Les efforts en ce sens doivent être maintenus et développés. Si des divergences de vue s’élèvent entre sages-femmes qui sont écartées de la transmission du savoir et chirurgiens, si les moyens mis à disposition de la formation obstétricale sont réduits, la nécessité de faire changer la situation met tout le monde d’accord. La crainte d’un affaiblissement du pays par la perte de ses forces vives, l’effrayant processus de dépopulation mettent en œuvre les bonnes volontés. Les projets de cours d’accouchement fleurissent alors.