• Aucun résultat trouvé

À n’en pas douter, prise au sérieux, cette théorie présente de très nombreux intérêts Éric MILLARD a montré qu’elle permet « une autre lecture politique des rapports juridiques,

[…] un désenchantement de la raison juridique et […] une théorie du droit comme ressource pour l’action287 ». Selon le professeur :

Ce n’est pas la théorie réaliste de l’interprétation qui rend la décision juridiquement incontestable, mais bien le fonctionnement de la machinerie juridique : c’est bien parce qu’il n’y a pas de possibilité de contester juridiquement le sens retenu que c’est cet acte de concrétisation qui donne le sens de l’énoncé : la norme288.

Or, dans ces lignes apparaît le scepticisme sémantique qui implique une réduction du droit aux faits, laquelle confine au dessaisissement critique de la doctrine juridique289. Au-delà de son inconsistance logique290 révélée par le professeur PFERSMANN291, la théorie réaliste de l’interprétation présente d’abord une limite quant à sa faculté explicative : cette dernière ne peut pas distinguer les concrétisations correctes des concrétisations fautives des normes

285

En ce sens, par exemple, Jean GICQUEL énonce clairement au début de sa thèse de doctorat, sous la forme d’un postulat, que « le texte [de 1958] est moins important que la pratique qu’il a suscitée ».Et d’ajouter plus loin que « l’envahissement de la Constitution, par la pratique, a provoqué son effacement » (J . GI C Q U E L,Essai sur la pratique de la Ve République : bilan d’un septennat, LGDJ, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de

science politique », 1968, respectivement p. 27 et p. 28). Dans le même sens, P. AVRIL, « L’Assemblée d’aujourd’hui », Pouvoirs, n°34, 1985, p. 5 : « la seule vérité des textes qui soit incontestable […] est celle de leur application ».

286 Par exemple, M . B

O N N A R D, « Le Gouvernement », in M. VERPEAUX (dir.), Institutions et vie politique sous

la Ve République, La Documentation française, coll. « Les Notices », 4e éd., 2012, notam. p. 51 ; B. CH A N T E B O U T, Droit constitutionnel, op. cit., p. 405.

287 É.M

ILLARD,« Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l’interprétation », in

L’Architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Economica, 2006, p. 731. Voir également F.

BRUNET, La Normativité en droit, op. cit., p. 323.

288 É.M

ILLARD,loc. cit.

289 Pour une telle critique, voir par exemple M.-A. C

O H E N D E T, « Légitimité, effectivité et validité », in La

République. Mélanges en l’honneur de Pierre Av r i l , Montchrestien, 2001, p. 221 ; E.DOCKÈS,Valeurs de la démocratie. Huit notions fondamentales, Dalloz, coll. « Méthode du droit », 2005, p. 26. Voir cependant la

nuance apportée par le professeur COHENDET in Droit constitutionnel, op. cit, 2013, p. 446. L’auteur concède que la légitimation n’est pas le fait de la théorie réaliste de l’interprétation elle-même mais des usages qui peuvent en résulter. Pour une réponse, du point de vue de la théorie réaliste de l’interprétation elle-même, voirÉ. MILLARD,« Quelques remarques (…) », art. cité, p. 729-730.

290 Nous visons bien là l’inconsistance au sens logique, c’est-à-dire son « manque de cohérence interne » (TLFi-

lex. préc., entrée « Inconsistance »).

291

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

puisque ces dernières ne sont, en dernier lieu, que ce que les organes d’application en disent292. Il s’ensuit que la théorie réaliste de l’interprétation « frappe d’inutilité toute discussion juridique rationnelle des actes en cause et rend vaine toute critique de cette nature293 ». Plus radicalement encore, la théorie réaliste de l’interprétation prive de la capacité de distinguer ce qui est du droit de ce qui n’en est pas ou plus294 : « elle ne voit pas qu’en affirmant qu’une “norme ne peut être objet d’interprétation”, elle postule que l’interprète n’a pas besoin d’un énoncé pour interpréter, c’est-à-dire finalement qu’il n’y a rien à interpréter295 ». Dès lors, poussée dans ses dernières limites, la théorie réaliste de l’interprétation remet le droit à la raison du plus fort – fût-elle enserrée dans des contraintes296.

Pour toutes ces raisons, il a donc paru nécessaire de se donner une posture théorique qui ne ressortisse pas au réalisme juridique.

1.2 Le choix d’une théorie dérivée du normativisme

39. Le choix d’une théorie, quand bien même il s’agirait d’une théorie exigeant la neutralité de sa posture, ne paraît jamais dépourvu d’idéologie. « Adopter telle théorie plutôt que telle autre révèle [sic] en ce sens d’un choix […] [qui] repose, en partie, sur un certain nombre de présupposés297 », écrit Xavier MAGNON. Or, parce que nous pensons le droit comme un instrument298, nous avons adopté une posture dérivée du positivisme normativiste,

292

M.-A. CO H E N D E T, « Légitimité, effectivité et validité », art. cité, p. 220 ; dans le même sens, É. PICARD, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation », art. cité, p. 52-53.

293

É. PICARD,ibid., p. 55.

294 Ce faisant, d’ailleurs, elle se disqualifie elle-même comme théorie du Droit. Mais c’est une autre question. 295

F. BRUNET, La Normativité en droit, op. cit., p. 323.

296 Voir M. T

ROPER et V. CHAMPEIL-DESPLATS (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruylant-LGDJ, coll. « La Pensée juridique », 2005, 203 p.

297 X . M

A G N O N, « En quoi le positivisme – normativisme – est-il diabolique ? », RTD Civ., 2009, p. 277. Cet article est tiré d’une intervention présentée au congrès de l’Association française du Droit constitutionnel qui s’est tenu à Paris en septembre 2008. Dans la version orale du document accessible en ligne, l’auteur avait retenu : « Adopter telle théorie plutôt que telle autre révèle [sic] en ce sens d’un choix […] [qui] repose, en partie, sur un certain nombre de présupposés plus ou moins conscients sur ce que doit être le droit » (nous soulignons).

298 J. B

ÉTAILLE, Les Conditions juridiques de l’effectivité de la norme en droit public interne (…), p. 9 et s. ; M.- A. CO H E N D E T, « La classification des régimes, un outil pertinent dans une conception instrumentale du droit constitutionnel », art. cité, p. 299-314 ; voir aussi les amples développements que l’auteur consacre à la présentation d’une telle conception, in M.-A. CO H E N D E T, L’Épreuve de la cohabitation (…), t. 2, op. cit.,

Introduction

c’est-à-dire une théorie qui permette de distinguer une norme du système juridique français de ce qui n’est pas une norme en tant qu’elle est exclue de ce système ; une théorie qui, en outre, serve à identifier une concrétisation ou une application fautive de ces normes ; une théorie qui assume le caractère politique de son objet sans l’y abandonner tout à fait299 ; une théorie, enfin, qui autorise une évaluation du système juridique français.

40. Du normativisme théorisé par Hans KELSEN300 et développé ensuite301, nous

Outline

Documents relatifs