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§2 Le président de la République en période de cohabitation, un pouvoir partisan

A. Des thèses favorables à un contrôle juridique et politique des nominations par le président de la République

2. Un contrôle politique

129. Pour certains auteurs, le président de la République en situation de cohabitation, par devoir de préservation, veillerait à ce que le spoils system797 soit limité798. De surcroît, d’aucuns avancent que « le président de la République, représentant de la nation aux termes de l’article 3 de la Constitution, dispose du pouvoir de refuser en son nom799 ».

130. Telle fut bien la position adoptée par François MITTERRAND entre 1986 et 1988 puis entre 1993 et 1995. Les différents témoignages de l’époque attestent qu’il a très tôt considéré qu’il n’était pas contraint de signer les nominations. Quoique le 19 mars 1986 il ait assuré à Édouard BALLADUR – futur ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation – qu’il n’entraverait ni les nominations des directeurs d’administration centrale ni celles des dirigeants d’entreprise publique, son attitude pendant la première cohabitation s’écarte passablement de cette affirmation première800. Il s’opposa ainsi à la nomination de plusieurs personnes pressenties par Jacques CHIRAC, faisant ressurgir la « doctrine gaullienne du pouvoir d’État présidentiel801 ». S’agissant des ministres802, François MITTERRAND fit

797

Sur le spoils system américain, voir supra p. 22.

798 En ce sens, voir la position défendue par M. D

UVERGER, « Une nouvelle séparation des pouvoirs », Le

Monde, 30 mai 1985 : « Le président se trouverait ainsi érigé en protecteur de l’indépendance des

administrations chargé d’empêcher l’extension du système des dépouilles ». Dans le même sens, voir J. FOURNIER,« Politique gouvernementale : les trois leviers du président », Pouvoirs, n°41, 1987, p. 68.

799 P.A

UVRET,« La faculté d’empêcher du Président de la République », art. cité, p. 141.

800

J. ATTALI, Verbatim II, op. cit., p. 18.

801 H. P

ORTELLI, « L’évolution du personnel gouvernemental. La politisation ambiguë de la fonction publique »,

Le Débat, n°52, 1988, p. 26.

802 La presse de l’époque a rapporté les tractations qui eurent lieu entre J. CHIRAC (qui n’était alors pas encore

officiellement Premier ministre) et le Président MITTERRAND. Par exemple, voir : « Cohabitation. Acte I. Premières scènes… », Le Monde, 20 mars 1986, dans lequel est cité le communiqué prononcé par J.-L. BIANCO, alors secrétaire général de l’Élysée. Il y est indiqué que « le président de la République a appelé M. Jacques CHIRAC pour procéder à un tour d’horizon au sujet de la formation du Gouvernement. M. CHIRAC apportera sa réponse dans les meilleurs délais ». La cohabitation n’avait pas encore officiellement commencé que déjà la Constitution se trouvait malmenée. Comme le nota O. DUHAMEL : « Cette formule sans précédent sous la Ve République permettait au chef de l’État de subordonner la nomination effective de M. CHIRAC au caractère acceptable du Gouvernement qu’il proposerait » (O. DUHAMEL, « Cinq innovations de l’alternance »,

L’importance de la signature

valoir son prétendu « domaine réservé »803 dès les premières heures de la cohabitation804. Il mit un veto aux nominations de Valéry GISCARD D’ESTAING805 et de Jean LECANUET806 au ministère des Affaires étrangères, de François LÉOTARD807 à celui de la Défense, d’Étienne DAILLY808 et de Jacques LARCHER809 au ministère de la Justice.

Mais le contrôle politique du président de la République sur les nominations ne s’arrêta pas aux nominations des membres du Gouvernement810. Dès le Conseil des ministres du 9 avril 1986, le Président MITTERRAND indiqua qu’il « émettait des réserves sur l’éviction de tous

Le Monde, 26 mars 1986). Cependant, il n’est pas certain que cela soit véritablement sans précédent. Rappelons

que le premier communiqué de nomination du premier Gouvernement de la Cinquième République énonça : « M. Michel Debré […] a soumis à l’approbation du Général de Gaulle ses conceptions en ce qui concerne la politique générale et le nom des personnalités qui deviendraient, le cas échéant, ses collaborateurs », cité notam.

in D. MAUS, « La Constitution jugée par sa pratique. Réflexions pour un bilan », RF sc. pol., vol. 34, n°4-5, 1984, p. 877.

803 Aucune norme constitutionnelle française n’explique le « domaine réservé » au (ou par le) président de la

République. C’est à J. CHABAN-DELMAS lors du congrès de l’Union pour la Nouvelle République (UNR) du mois de novembre 1959 qu’a été attribuée la paternité du « domaine réservé », quoique celui-ci s’en défende (voir son intervention reproduite in P. GU I L L A U M E (dir.), Gaullisme et antigaullisme en Aquitaine, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p. 11). Lors du congrès de l’UNR, celui qui était alors Président de l’Assemblée nationale affirma que : « Le secteur présidentiel comprend l’Algérie, sans oublier le Sahara, la Communauté franco-africaine, les Affaires étrangères, la Défense » (Le Monde, 21 novembre 1959). Pour une étude approfondie de cette thèse du domaine réservé et les critiques qui peuvent lui être adressées, voir M.-A. CO H E N D E T,L’Épreuve de la cohabitation (…), t. 1, op. cit., p. 360 et s.

Contrairement au régime français, certains États ont pu confier au président de la République des compétences s’apparentant au « domaine réservé » censé appartenir au Président français. Par exemple, la « petite Constitution » polonaise prévoyait en son article 61 : « La proposition relative à la nomination des ministres des Affaires étrangères, de la Défense nationale et de l’Intérieur est présentée par le président du Conseil des ministres après consultation du Président ». La « petite Constitution » désigne le texte adopté en 1992 « jusqu’à l’adoption de la nouvelle Constitution ». Elle restera en vigueur jusqu’en 1997. Mais l’article cité permit, en 1993, à Lech WALESA, président de la République polonaise confronté à une cohabitation avec Waldemar PAWLAK, de « [choisir] les ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Défense. Ainsi, dès la formation du Gouvernement, il montre qu’il n’entend pas jouer la carte de l’effacement » (B. SCHAEFFER,

L’Institution présidentielle dans les États d’Europe centrale et orientale, op. cit., p. 245). Sur la « petite

Constitution » de 1992, voir D. MAZURKIEWICZ, « Pologne : la “Petite Constitution”. Présentation », Revue

d’études comparatives Est-Ouest, n°4, 1992, p. 155-161.

Les échanges entre professeurs de droit, journalistes et hommes politiques dans la presse des années de cohabitation font pourtant apparaître comme une évidence l’existence d’un « domaine réservé » au bénéfice du président de la République. En ce sens, voir par exemple Valéry GISCARD D’ESTAING interrogé sur RFI en 1986 et cité par J. AM A L R I C in Le Monde du 18 janvier 1986 ; O. DU H A M E L, « Les cinq innovations de l’alternance », Le Monde, 26 mars 1986 ; ou, plus tard, R.BA C Q U É, « M. Chirac préoccupé par la succession de Mme Guigou à la Justice », Le Monde, 13 octobre 2000.

804 Voir les témoignages que Michel CHARASSE (p. 647 et s.) et Jean-Louis BIANCO (p. 664 et s.) nous ont

fournis à ce sujet.

805 J.A

TTALI, C’était François Mitterrand, Fayard, 2006, p. 163.

806 Voir J. C

HIRAC, Mémoires, t. 1, op. cit., p. 321.

807

Idem.

808 Ibid., p. 324. 809

Selon les propos rapportés par J.ATTALI, in C’était François Mitterrand, op. cit., p. 163.

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

les présidents d’entreprise publique811 ». « Je serai plus dur avec le Gouvernement pour les nominations et je ne transigerai pas sur la réaffectation des fonctionnaires démis812 », affirma- t-il à ses conseillers. S’agissant des nominations des directeurs d’administration centrale, des dirigeants d’établissement ou d’entreprise publics, le président de la République veillait au reclassement honorable des personnes qu’il avait précédemment nommées813. Plus encore, comme l’indique Michel CHARASSE, le Président MITTERRAND empêcha le Premier ministre de statuer sur certaines nominations. L’ancien conseiller du Président cite la nomination des membres du conseil constitutionnel – ce qui est juridiquement fondé – mais il cite encore celles du Vice-président du Conseil d’État et du Premier président de la Cour des comptes – ce qui est juridiquement plus litigieux, ne serait-ce qu’en raison de l’exigence du contreseing814. Enfin, le contrôle politique des nominations opéra également sur le terrain de la Légion d’honneur. François MITTERRAND menaça, par exemple, de refuser de bloquer les propositions du ministre de la Défense si celui-ci refusait de proposer la nomination du général SAULNIER, chef d’état-major des armées, au rang de grand officier de la Légion d’honneur815.

131. Lors de la seconde cohabitation qu’il connut, le Président MITTERRAND adopta la même attitude. À un journaliste qui l’interrogeait au sujet des nominations, il affirma :

Quand elles relèvent vraiment d’une façon stricte de la volonté du Gouvernement qui a besoin d’avoir auprès de lui les hauts fonctionnaires de son choix, je laisse le Gouvernement me faire les propositions qu’il souhaite. Lorsqu’il s’agit de postes qui intéressent le pays et mon autorité,

811 Propos rapportés par J. A

TTALI, Verbatim II, op. cit., p. 42. Le ton fut particulièrement ironique lors du premier Conseil des ministres : le président de la République introduisant le conseil aurait ainsi rappelé : « En partie A viennent les textes pour décision. Si les débats s’attardent, j’ajournerai. En partie B, il y a les nominations, mais [sourire] ce n’est certainement pas cela qui intéressera le Gouvernement… » (Ibid., p. 23). Quant aux ordonnances, il fit savoir à Jacques CHIRAC, lors de l’entretien qui précéda sa nomination en tant que premier Premier ministre de cohabitation, qu’il les signerait « pour peu “qu’elles soient conformes à la légalité républicaine” » (Jacques CHIRAC, Mémoires, t. 1, op. cit., p. 320).

812

J. ATTALI, Verbatim II, op. cit., p. 72.

813 En ce sens, voir en annexe 2 les témoignages concordants de Renaud DENOIX de SAINT MARC (p. 584

et s.), de Frédéric SALAT-BAROUX (p. 596 et s.), de Michel ROCARD (p. 640 et s.), de Michel CHARASSE (p. 653 et s.) et de Jean-Louis BIANCO (p. 661 et s.). Voir aussi J. ATTALI, Verbatim II, op. cit., citant François MITTERRAND, p. 73 : « Je commence à trouver que cela fait beaucoup de personnes évincées pour des raisons qui, apparemment, n’ont rien de politiques, puisqu’elles n’avaient pas été nommées sur des critères politiques. […] Si cela continue, j’en viendrai à déclarer publiquement, comme je l’ai déjà dit et écrit à M. Chirac, que cela ressemble fort à une épuration. Si on s’engage sur ce terrain-là, il n’y aura plus beaucoup de tranquillité pour les hauts fonctionnaires chaque fois qu’il y aura un changement politique. Je mets naturellement à part les préfets ».

814

Entretien avec Michel CHARASSE, annexe 2 de la présente thèse, p. 649 et s.

815 Selon Jacques ATTALI, qui rapporte l’événement, le ministre exigeait de SAULNIER un rapport écrit sur

l’affaire Greenpeace (l’attentat dirigé contre le Rainbow Warrior) (Verbatim II, op. cit., p. 92). Il est aussi indiqué que François MITTERRAND a refusé la démission de SAULNIER, forçant ainsi la main au ministre André GIRAUD (ibid. p. 93).

L’importance de la signature

j’interviens, et lorsqu’il s’agit de changer un homme pour un autre sans qu’il y ait de raisons évidentes, je le fais observer816.

Dans ses mémoires sur la cohabitation, Édouard BALLADUR confirme cette déclaration du chef de l’État et rapporte les discussions qui se nouèrent entre les deux hommes au sujet des nominations. Les enjeux tenant à l’influence respective des deux acteurs y sont clairement palpables. Un certain équilibre entre méfiance et connivence se dessine sous la plume du deuxième Premier ministre de cohabitation817.

132. Lorsqu’il fut à son tour contraint de cohabiter avec un Premier ministre politiquement antagoniste, Jacques CHIRAC, alors devenu président de la République, fit sienne l’attitude mitterrandienne818. Au commencement de sa cohabitation avec Lionel JOSPIN, il considéra qu’il lui appartenait de donner son accord sur un certain nombre de nominations touchant à son « domaine réservé ».

Comme MITTERRAND, invoquant son rôle de « gardien », il s’octroya un pouvoir de décision tout particulièrement en matière de Défense, d’Affaires étrangères et européennes et de Justice819. Mais si Lionel JOSPIN consentit à reconnaître un « domaine réservé », limité

816 Interview de François MITTERRAND accordée à TF1, France 2 et Europe 1, le 14 juillet 1993, parue in Le

Monde, 16 juillet 1993.

817 É. B

ALLADUR, Le pouvoir ne se partage pas. Conversations avec François Mitterrand, Fayard, 2009 : par exemple, au sujet des directeurs d’administration centrale (p. 68), du secrétaire général du comité interministériel pour les questions de coopérations européennes (p. 70), du directeur de la direction générale de la Sécurité extérieure (p. 76), des recteurs (idem), du délégué général de l’armement (p. 77), des dirigeants d’entreprise publique (p. 99-100) et des sociétés de crédit et d’assurance (p. 129).

818 « En 1997, alors que l’hypothèse de l’échec n’est pas envisagée à la veille de la dissolution, Jacques Chirac

ne dispose d’aucune doctrine constitutionnelle [de cohabitation], sinon, implicitement, de celle héritée de François Mitterrand » (H. PO RT E L L I, « Contre-pouvoir ou chef de l’opposition ? », Pouvoirs, n°91, 1999, p. 61). Dans le même sens, P. JA N, Le Président de la République au centre du pouvoir, op. cit., p. 203. Jacques CHIRAC confirme lui-même cette idée, lorsqu’il indique dans ses Mémoires : « Ce que je sais de la cohabitation je l’ai appris de François Mitterrand et puisé dans ma propre expérience » (J. CHIRAC, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 207).

819 Voir en ce sens l’interview télévisée du 14 juillet 1997 (disponible en ligne : http://discours.vie-

publique.fr/notices/977016636.html). Jacques CHIRAC y précise ce qui relève, selon lui, du devoir de « vigilance » incombant au président de la République. Quoiqu’il ait commencé par affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait de domaine réservé ou un domaine partagé », il poursuivit en ces termes révélant une conception pour le moins large de ses fonctions : « il y a quelques domaines essentiels où le rôle du Président, je dirais, s’impose comme gardien dans le domaine de la vigilance. Il y a d’abord tout ce qui touche à la place de la France dans le

monde, […] sa sécurité et sa défense, […] ses parts de marchés. […] Deuxièmement, il y a tout ce qui concerne l’acquis européen […], à la modernisation […] et notamment dans le domaine de l’enseignement, de la recherche […]. Et enfin il y a tout ce qui touche à l’équilibre de notre société : sa protection sociale, ses acquis sociaux – sens le plus noble du terme – sa cohésion sociale, tout ce qui touche à la solidarité. Sur tous ces

points-là, le président de la République, selon moi, doit être extrêmement vigilant pour s’assurer que rien n’est fait qui puisse mettre en cause ces grands principes sur lesquels finalement sont fondés ceux de la République » (nous soulignons).

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

aux Affaires étrangères et à la Défense820, il fut plus combatif sur la question du pouvoir présidentiel en matière de Justice. Les récits de la plus longue cohabitation qu’ait connue la Cinquième République révèlent la lutte qui se noua entre Jacques CHIRAC et Lionel JOSPIN quant aux nominations en ce domaine. Si le Président se montra « préoccupé par la succession de Mme GUIGOU821 » au ministère de la Justice, Lionel JOSPIN ne consentit pas à lui concéder un quelconque pouvoir de désignation. Olivier SCHRAMECK, alors directeur de cabinet du Premier ministre, dénonça l’attitude de « l’Élysée [qui] a parfois manifesté un parti pris syndicalement et politiquement orienté822 » s’agissant des nominations des magistrats.

Fondée en particulier sur l’article 5 de la Constitution, l’idée que le président de la République serait modérateur, préservateur, non partisan, gardien, a servi de justification à l’exercice extensif des pouvoirs présidentiels en matière de nomination. En tant que « pouvoir neutre », le président de la République serait contraint ou susceptible de s’opposer aux violations de la Constitution. Surtout, il serait compétent pour s’opposer à la politisation823 massive de certains emplois publics stratégiques.

B. Une critique des thèses favorables à un contrôle juridique et politique des

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