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Les « chefs sans pouvoir » des sociétés « primitives »

§2 Le président de la République en période de cohabitation, un pouvoir partisan

A. Les « chefs sans pouvoir » des sociétés « primitives »

134. Dans une perspective évolutionniste des sociétés, l’idée dominante serait celle du passage des sociétés de carence aux sociétés d’abondance. « Presque toujours, les sociétés archaïques sont déterminées négativement, sous les espèces du manque : sociétés sans État, sociétés sans écriture, sociétés sans Histoire835 », sociétés « sans foi, sans loi, sans roi »836. Au contraire les sociétés à État se caractériseraient par l’abondance : abondance de pouvoirs, abondance de richesses, abondance de biens, abondance de lois, etc. L’observateur occidental contemporain est d’abord enclin à considérer comme un oxymore l’idée d’un « chef sans pouvoir ». N’est-ce pourtant pas ce que ce que désigne l’idée d’un chef d’État à la fonction symbolique ?

834 En ce sens, voir par exemple C. A

MAR,Le Président de la République dans les régimes parlementaires bireprésentatifs européens, op. cit., p. 62 et p. 74 ; A . A . CÁ R D E N E S, La Présidentialisation du système politique, étude de droit comparé Argentine – France, op. cit., p. 173 ; O. DUHAMEL et Y. MÉNY (dir.),

Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, entrée « Régime parlementaire », p. 885 ; M. DUVERGER, « Les

monarchies républicaines », Pouvoirs, n°78, 1996, notam. p. 107 et p. 111 ou encore C. PL A N T O N, Le

Président, la politique étrangère et la défense, thèse dact., Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1994,

particulièrement p. 90-91

835 P. C

LASTRES, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Éditions de Minuit, 1974, rééd. électronique 2011, coll. « Reprise », p. 162.

836

P. CLASTRES écrit ainsi que : « Les premiers chroniqueurs disaient, au XVIe siècle, des Indiens brésiliens, que c’étaient des gens sans foi, sans roi, sans loi » (Ibid., p. 158).

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

135. Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’étude des « politiques du charisme », Jean-Claude MONOD étudie les conditions de possibilité de l’émergence d’un chef en démocratie et s’interroge sur les qualités d’un chef démocratique. Comme il l’énonce en conclusion, son étude lui aura permis de « signaler des sources non taries de progrès historique837 ». La première d’entre elles intéresse de près le constitutionnaliste. Jean-Claude MONOD note « l’éloignement de la figure du dirigeant démocratique vis-à-vis des figures du père, du juge- savant et du maître838 » théorisées, notamment, par Alexandre KOJÈVE839. Il conclut à une certaine rupture avec des « modèles d’autorité qui ont été projetés sur elle [la figure du

dirigeant démocratique] et qui l’ont fait dériver vers des schémas paternaliste ou

autoritariste840 ».

Mais dans son étude, l’auteur ne fait pas le départ entre les différents organes de l’exécutif841. Pour le juriste français, les interrogations sur la nécessité, la possibilité, les conditions d’émergence et de pérennité et les fonctions d’un chef en démocratie ne trouvent cependant pas les mêmes réponses s’il s’intéresse à la figure présidentielle ou à la figure primo- ministérielle. Les normes, constitutionnelles en particulier, renseignent sur les prérogatives respectives de l’un ou l’autre de ces organes et permettent de les dissocier. Contrairement au

837 J.-C. M

ONOD,Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(…), op. cit., p. 304. Il emprunte cette expression à A.

HONNETH, La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, trad. franç. par VOIROL O., RUSH P. et DUPEYRIX A., La Découverte, coll. « Armillaire », 2006, p. 223.

838 J.-C. M

ONOD, idem. Voir aussi p. 86-93.

839 Ce triptyque constitue une partie des éléments de la typologie des figures de l’autorité identifiées par

Alexandre KOJÈVE : le père (héritage scolastique), le juge-savant (platonisme), le maître (HEGEL) et le chef (ARISTOTE) (A. KOJÈVE, La Notion d’autorité, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2004, 208 p.) Outre l’étude conduite par J.-C. MONOD (Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(…), op.cit., en particulier p. 63- 86), voir J. H. NICKOLS Jr., « L’enseignement de Kojève sur l’autorité », extrait de son étude intitulée Alexandre

Kojève : Wisdom at the End of History, Rowman & Littlefield Publishers, 2007, parue en langue française in Commentaire, n°128, hiver 2009-2010, p. 877-892.

840 J.-C. M

ONOD,Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(…), op. cit., p. 79. Contra, imaginant des réformes

constitutionnelles pour la France, le professeur JAN écrit : « On doit tenir compte de nos propres caractéristiques. Parmi celles-ci, il y en a une qui n’a jamais disparu : le besoin pour les Français de trouver au sommet de l’État un “Père”. Il y a bien longtemps, c’était le roi » (P. JAN, « Les illusions constitutionnelles : brèves réflexions sur les révisions constitutionnelles », LPA, n°42, 2007, p. 9). La figure du père serait consubstantielle aux aspirations françaises.

841

Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage (« politiques du charisme »), la thèse de l’auteur consiste à soutenir qu’un dirigeant qualitativement démocratique ne peut faire l’économie du charisme. Selon lui, se priver de cette forme de légitimité du « chef » pourrait tout aussi bien faire place à des pouvoirs anonymes autrement plus pernicieux et incontrôlables. J.-C. MONOD développe, à partir de l’étude approfondie d’auteurs plus ou moins classiques, les conditions d’émergence d’un chef démocratique. Son étude est féconde pour le juriste en dépit d’une confusion regrettable entre les fonctions de Premier ministre et de président de la République dans les régimes parlementaires et dans le régime français en particulier. Il cite DE GAULLE à plusieurs reprises comme il mentionne NAPOLÉON ou ROOSEVELT, ce qui témoigne d’une confusion dans les titres à agir de chacun et tend à fragiliser l’argumentation en négligeant, si ce n’est la capacité, du moins la vocation du droit à régir le politique.

L’importance de la signature

Premier ministre, le chef de l’État peut être analysé, compte tenu des normes constitutionnelles, comme un « chef sans pouvoir ».

Bien sûr, une telle assertion doit assumer une part de fiction : le président de la République française est loin d’être dépourvu, en droit et en fait, de pouvoir de décision. Mais l’objet du propos est simplement de reconsidérer la signification et le mode d’actualisation de ce pouvoir. Il s’agit d’avancer qu’il est possible d’envisager le président de la République (ou le roi) comme un chef dont la capacité d’agir ne réside dans aucune des figures kojèviennes de l’autorité. Le professeur MONOD remarque cependant que :

Suivie jusqu’à son point de fuite, cette ligne reconduit à l’aporie fondamentale, à l’oxymore d’un “chef sans pouvoir” […], d’une idée du chef déliée des rapports de servitude aussi bien que de la tentation de traiter les citoyens comme des mineurs842.

136. Cette aporie doit être interrogée. Comme l’indique l’auteur, c’est à Pierre CLASTRES qu’il revient d’avoir mis en exergue la figure d’un « chef sans pouvoir »843. L’ethnologue a établi ses recherches en prenant radicalement au sérieux la critique ethnocentriste : lorsque les ethnologues considèrent que certains chefs de tribus sont dépourvus de pouvoir politique, ne donnent-ils pas à penser que ce « pouvoir » ne s’exprime que sur le mode de la domination ?

Dans son ouvrage La Société contre l’État, CLASTRES démontre que des sociétés, plus ou moins étendues d’un point de vue démographique et territorial, ont su se créer, s’édifier et fonctionner sans la forme hiérarchisée de règles et d’organes que l’on désigne comme « État ». Ces sociétés relativement non hiérarchisées, étudiées par l’élève de Claude LÉVI- STRAUSS, n’en sont pas moins des espaces politiques où s’organise la vie commune et où les hommes vivent en sociétés. « Sociétés sans État » dont CLASTRES démontre qu’elles sont en même temps des « sociétés contre l’État ». Dans ces conditions, la question de la place et du rôle du chef en vient rapidement à se poser. Si ces sociétés sont dépourvues de castes, de classes et de hiérarchie, si elles ont quelque chose d’an-archique, quelle place peut- on encore faire à l’archè844 ? Le caractère paradoxal de la question ne doit pas faire craindre l’aporie ; la réponse proposée par CLASTRES réside dans la reformulation du problème.

842

J.-C. MONOD,Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(…), op. cit., p. 79-80.

843 P. C

LASTRES, La Société contre l’État (…), op. cit., 183 p. Cet ouvrage rassemble divers articles publiés par CLASTRES entre 1962 et 1973.

844

En grec ancien, la racine -αρχω (archo) renvoie tant à l’idée de commandement et d’autorité qu’à son détenteur, c’est-à-dire au chef.

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

137. Pour conduire son étude, l’anthropologue affronte les paradigmes qui façonnent l’ethnologie qu’il interroge. Le premier d’entre eux est cette « certitude jamais mise en doute que le pouvoir politique se donne seulement en une relation qui se résout, en définitive, en un rapport de coercition845 ». Cette idée est effectivement partagée par bien des ethnologues, eux-mêmes héritiers de ce qui se donne comme une évidence indiscutable de la pensée moderne846. L’auteur révèle les limites de ce critère du pouvoir politique, notamment lorsqu’il sert à établir, comme le fit Jean William LAPIERRE en 1968 dans son Essai sur le fondement

du pouvoir politique847, une taxinomie prétendant départager les sociétés archaïques – sans pouvoir – et les sociétés « plus » développées – avec pouvoir. CLASTRES émet l’hypothèse, qui façonne l’ensemble de son ouvrage, que certaines sociétés identifiées comme anarchiques (au sens étymologique du terme : sans chef et sans commandement), ne sont en réalité pas « sans pouvoir » mais admettent une autre relation qui ne se laisse pas saisir par le diptyque « commandement-obéissance ». Conformément aux conceptions d’Étienne DE LA BOÉTIE, il ne s’agit pas de sociétés en attente de l’État mais de sociétés contre l’État, s’organisant hors des rapports coercitifs848.

138. Pierre CLASTRES dépeint dans ses articles la figure du chef dans les sociétés des Indiens d’Amérique849. En dépit de la diversité qui caractérise ces sociétés comme toutes autres, l’ethnologue s’accorde avec Robert LÖWIE sur « trois propriétés essentielles du “leader indien” » : d’abord « “faiseur de paix”, il est l’instance modératrice du groupe » ; obligé à la générosité ensuite ; bon orateur enfin850. Il n’y a que la guerre qui transforme ces chefs-serviteurs-du-groupe en chefs-dominateurs. « Le modèle du pouvoir coercitif n’est donc accepté qu’en des occasions exceptionnelles, lorsque le groupe est confronté à une menace

845 P. C

LASTRES, La Société contre l’État (…), op. cit., p. 11.

846

CLASTRES souligne en particulier la proximité de l’héritage nietzschéen et wébérien d’une telle conception du pouvoir (ibid., p. 10-11). Comme l’écrit J.-C. MONOD, le corolaire de ce présupposé est que, « si les sociétés “sauvages” paraissaient ne pas faire place à de tels rapports stabilisés, il s’agissait d’un “défaut” essentiel […] qui, longtemps, vint “expliquer” et légitimer leur “soumission” au colonisateur européen. Ces peuples “sans foi, sans loi et sans roi” avaient besoin d’être introduits par la puissance du guerrier, du prêtre et du légiste à ces nobles réalités, bulles papales et Rois Très Chrétiens missionnant à cette fin les troupes nécessaires » (J.-C.

MONOD,Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(…), op. cit., p. 152).

847 Publications de la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, Éd. Orphys, 711 p., cité par CLASTRES, in loc. cit. 848

É. DE LA BOÉTIE écrivait au sujet de l’apparition de l’État : « Quel malencontre a esté cela, qui a peu tant dénaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre franchement et lui faire perdre la souvenance de son premier estre, et le désir de le reprendre » (Discours de la servitude volontaire (1549), postfaces de P. CLASTRES et de C. LEFORT, Payot, 1976, cité par P. BIRNBAUM, « Sur les origines de la domination politique : à propos d’Étienne de La Boétie et de Pierre Clastres », RF sc. pol., n°1, 1977, p. 6).

849 « À l’exception des hautes cultures du Mexique, d’Amérique centrale et des Andes » (P. C

LASTRES, La

Société contre l’État (…), op. cit., p. 11).

850

L’importance de la signature

extérieure851 ». Autrement dit, sauf en temps de guerre, ces chefs ne se laissent pas saisir par le triptyque kojèvien de l’autorité : ni maître, ni père, ni savant.

La propriété la plus remarquable du chef indien consiste dans son manque à peu près complet d’autorité ; la fonction politique paraît n’être, chez ces populations, que très faiblement différenciée. […] Certaines d’entre elles, comme les Ona et les Yahgan de la Terre de Feu, ne possèdent même pas l’institution de la chefferie ; et l’on dit des Jivaro que leur langue ne possédait pas de terme pour désigner le chef 852.

Finalement, ces « leaders indiens » jouissent d’un certain pouvoir qui leur donne seulement droit à la parole, sinon au « monopole de la parole légitime853 ». Pour le reste, leur statut les oblige : il leur incombe un devoir de générosité à toute époque et de protection du groupe en temps de guerre. Leur pouvoir réside dans la dimension symbolique de ces chefs : figures non nécessaires mais utiles à la cohésion d’une société car figurant le groupe dans son unité, par delà les clivages. C’est à ce titre que ces exemples de chef sans pouvoir coercitif peuvent utilement servir l’étude des États démocratiques modernes. Ainsi souscrivons-nous à l’affirmation de Jean-Claude MONOD selon laquelle :

Il n’y a rien dans les analyses de CLASTRES qui puisse être directement transposé, aucune leçon politique directe pour « nos » sociétés, mais certainement, au-delà du rejet salutaire de l’ethnocentrisme, une invitation à de libres parallèles et à la relance de l’imaginaire politique. […] On trouve en effet, dans cette organisation politique amazonienne, un rappel constant aux chefs de ce fait fondamental : le pouvoir vrai se trouve non en eux, mais dans la société. Une fois bien conscients de cette condition, oui, ils peuvent parler – leur discours est attendu, écouté […] comme une forme de « culture de soi » de la société elle-même, de rêverie à voix haute sur ce qu’elle pourrait être et faire, d’exhortation pour qu’elle s’améliore, d’encouragement, de conseil854…

139. Et en dépit des conclusions que tire CLASTRES de ses observations, « le pouvoir qui ne s’exerce pas de manière coercitive peut se révéler bien plus efficace que celui qui se trouve sans cesse dans l’obligation d’avoir recours à la contrainte855 ». À notre sens, c’est à tort que

851 Loc. cit. 852 Idem. 853

J.-W. LAPIERRE, « Sociétés sauvages, sociétés contre l’État », Esprit, mai 1976, p. 996-997, cité par P. BIRNBAUM, « Sur les origines de la domination politique : à propos d’Étienne de La Boétie et de Pierre Clastres », art. cité, p. 13.

854 J.-C. M

ONOD,Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(…), op. cit., p. 155.

855 P. B

IRNBAUM, « Sur les origines de la domination politique : à propos d’Étienne de La Boétie et de Pierre Clastres », art. cité, p. 12. Pour P. BIRNBAUM, le pouvoir décrit par CLASTRES comme non coercitif est autrement plus puissant et à la rigueur plus autoritaire que celui des sociétés à « forte différenciation sociale ». Il

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

CLASTRES dénie aux chefs qu’il décrit toute autorité856. Si celle-ci ne s’entend pas aux sens identifiés par KOJÈVE, elle demeure néanmoins sous la forme que Hannah ARENDT avait pu définir comme source d’obéissance sans contrainte ni violence : « l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué857 ».

De là, l’un des « libres parallèles » à opérer consiste à renverser la démarche classique : après avoir projeté le modèle occidental sur ces sociétés jugées archaïques, il paraît possible et utile d’étudier « nos » chefs d’État à l’aune de ces chefs sans pouvoir coercitif mais bénéficiant d’un pouvoir politique symbolique.

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