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Le président de la République n’est pas habilité à révoquer ad nutum le Premier ministre

§2 La conception du contreseing à la naissance de la Cinquième République

C. Le président de la République n’est pas habilité à révoquer ad nutum le Premier ministre

94. L’article 8 alinéa 1 de la Constitution prévoit que le président de la République met fin aux fonctions du Premier ministre « sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement ». En dépit de ce que l’analyse littérale du texte permet de conclure, certains auteurs, se fondant sur cette disposition, considèrent que le président de la République peut librement révoquer le Premier ministre617. Le fait majoritaire bénéficiant au chef de l’État sous la Cinquième République expliquerait ou justifierait que le Premier ministre puisse être démis de ses fonctions au bon vouloir du Président. Plus encore, la « démission-révocation » serait « la conséquence normale, voire logique, de la dépendance du Premier ministre en logique présidentialiste »618. Admettre cela emporte d’importantes conséquences sur la différence entre les actes soumis au contreseing et ceux qui en sont dispensés. Effectivement, l’Histoire constitutionnelle française et le droit comparé619 montrent bien le rôle particulier du contreseing dans un régime parlementaire dualiste620. Dans un tel régime, les contresignataires endossent la responsabilité de leurs actes. Mais, d’une part, la menace d’une révocation prononcée par le chef de l’État oblige davantage à la négociation ; d’autre part, la concurrence de deux légitimités favorise le pouvoir décisionnel du chef de l’État. Il est alors effectivement possible de parler de « pouvoirs partagés ». Dès lors, si l’on admet que le président de la République n’est pas un représentant de la nation, il faut conclure que la Cinquième République est un régime moniste621. Or, dans ces régimes, les ministres et le Premier ministre – ne craignant pas d’être démis de leurs fonctions par le président de la République et soutenus par le Parlement, seul représentant de la nation (au sens de BARNAVE) – peuvent lui imposer leur décision et ont un véritable pouvoir décisionnel622.

617

Par exemple, R. P I A S T R A y voit une « interprétation non conforme » devenue « une convention de la Constitution » (Du contreseing sous la Ve République, op. cit., p. 188).

618

Ibid., p. 192. Voir l’étude que l’auteur mène à propos de ce qu’il nomme « la démission-révocation », p. 192 et s.

619 Voir les éléments fournis en introduction de la thèse.

620 C’est-à-dire un régime dans lequel le Gouvernement peut être révoqué à la fois par le Parlement et par le chef

de l’État.

621

Contra A. LE DIVELLEC, « Parlementarisme dualiste : entre Weimar et Bayeux », RFDC, n°20, 1994, p. 749- 758. En particulier, le professeur écrit p. 754 : « dès l’origine, le régime parlementaire à correctif présidentiel officiellement présenté s’est mué en dualisme institutionnel, de fait d’abord, puis en droit avec la révision de 1962 ».

622

Voir, par exemple, la conception de la contresignature retenue dans la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 23 mars 2006 : Jugement n°K4/06, OTK ZU 2006, n°3 A, p. 32 (voir P. BON et D. MAUS,Les

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

Qu’il existe une négociation, un accord entre président de la République et Premier ministre, cela peut se concevoir et peut-être est-ce souhaitable ; mais la décision appartient au Premier ministre et aux membres du Gouvernement. Les désaccords éventuels se résolvent en faveur du chef de l’exécutif. Les ministres n’ont à répondre de leurs choix que devant la représentation nationale. Plusieurs arguments montrent que le régime de la Cinquième République n’est pas un régime parlementaire dualiste – mais bien un régime moniste – ce qui empêche de voir les actes soumis au contreseing comme des actes résultant d’un pouvoir décisionnel partagé623.

95. D’abord, au regard de l’interprétation linguistique, la formulation de l’article 8 alinéa 1 ne fait guère doute : le président de la République ne peut mettre fin aux fonctions du Premier ministre que si ce dernier présente la démission collégiale de son Gouvernement624. La décision appartient donc au chef du Gouvernement tandis que le président de la République est en situation de compétence liée.

L’argument intra-textuel renseigne lui aussi625. S’il peut advenir que le Premier ministre soit contraint à présenter la démission du Gouvernement, ce n’est qu’au titre de l’article 50 du texte constitutionnel, « lorsque l’Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu’elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du Gouvernement ». Seul le Gouvernement de Georges POMPIDOU fut ainsi contraint à la démission à la suite d’une motion de censure. Pour les autres Gouvernements, la pratique a montré que Jacques CHIRAC fut le seul à décider librement de démissionner de sa fonction en raison des dissensions l’opposant au Président GISCARD D’ESTAING626 ; les autres

Grandes décisions des cours constitutionnelles européennes, Dalloz, « coll. Grands arrêts », 2008, p. 613 et s.).

Parmi les régimes monoélectifs (et monistes), l’Italie fait figure d’exception. Pour une approche de la question du contreseing dans ce système, voir S. BONFIGLIO, Controfirma ministeriale e responsabilità politica nei regimi

parlemantari. Il debattito in Francia e in Italia, Giuffrè, 1997, 216 p. et, en langue française, F. LAFFAILLE, « Droit de grâce et pouvoirs propres du chef de l’État en Italie. La forme de gouvernement parlementaire et le “garantisme Constitutionnel” à l’épreuve de l’irresponsabilité et de l’autonomie normative présidentielles »,

RIDC, n°4, 2007, p. 761-804.

623 M. R. DONNARUMMA, professeur à l’Université de Naples-Federico II, rappelle les conditions de la

révocation de Michel DEBRÉ en 1962 et y voit de la part de DE GAULLE « une lecture, comme d’habitude, désinvolte de la Constitution » (M. R. DONNARUMMA,« Le régime semi-présidentiel. Une anomalie française »,

RFDC, n°93, 2013, note 24, p. 43).

624

Les auteurs qui admettent cette signification sont très nombreux. Voir, par exemple, M. VE R P E A U X, Manuel

de droit constitutionnel, op. cit., p. 168 : « En vertu de l’article 8 alinéa 1, le président de la République nomme

le Premier ministre mais il ne peut pas le révoquer ». Souvent, même les auteurs qui présentent la pratique de la révocation comme une nouvelle règle en période de concordance de majorité admettent cette signification de l’article 8 al. 1.

625

À propos des méthodes d’interprétation retenues, voir supra p. 59 et s..

L’exigence du contreseing

n’ont fait que répondre à une demande présidentielle (« démission-révocation ») ou subir une révocation627. Mais la pratique, dans un pays de droit écrit, ne fait pas la règle de droit628 : même non effective, la norme constitutionnelle demeure valide. Cette prétendue règle serait d’ailleurs bien fragile puisqu’elle ne jouerait plus en période de cohabitation.

Enfin, l’argument génétique confirme le caractère moniste du régime. Raymond JANOT abonde en ce sens : « Il n’y a pas une double responsabilité du Gouvernement devant le Parlement et devant le président de la République, il y a la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. C’est exactement ce qu’a voulu dire ce texte629 ». Charles DE GAULLE lui-même le certifia devant le Comité consultatif constitutionnel :

[Le président de la République] ne peut pas révoquer le Premier ministre, sans quoi d’ailleurs le Premier ministre ne pourrait pas gouverner avec l’esprit libre. Quand on est à la tête du Gouvernement, il faut avoir l’esprit libre. Le Gouvernement est responsable devant le Parlement, il n’est pas responsable devant le chef de l’État qui, lui, est un personnage impartial, qui ne se mêle pas de la conjoncture politique et qui ne doit pas s’en mêler630.

Il s’agissait donc de constituer un régime partiellement « orléaniste631 » : le président de la République dispose de compétences dont l’exercice n’est nullement soumis à contresignature mais il n’est pas habilité à révoquer ad nutum le Premier ministre632.

La responsabilité du Premier ministre devant le président de la République, qui s’est installée en pratique, ignore la signification du texte constitutionnel. Une partie de la doctrine l’admet parfois à raison d’une prétendue coutume, d’une convention, d’un excès de réalisme633 ou en

thèse, infra p. 605 et s.

627 R. P

I A S T R A, Du contreseing sous la Ve République, op. cit., p. 192 et s. L’expression « démission-

révocation » est empruntée à cet auteur (p. 192).

628

Contra, en particulier, P. AV R I L, Les Conventions de la Constitution, Normes non écrites du droit politique, PUF, coll. « Léviathan », 1997, p. 115.

629 R. J

A N O T devant le Comité consultatif constitutionnel, séance du 31 juillet 1958, reproduit in COMITÉ NATIONAL CHARGÉ DE LA PUBLICATION (…),Documents pour servir à l’Histoire (…), vol. 2, op. cit., p. 96.

630 Ch.

D E GA U L L E devant le Comité consultatif constitutionnel, séance du 8 août 1958, reproduit in ibid., p. 300. Il ajouta s’agissant de la fonction du chef de l’État : « Il est là simplement – simplement est une manière de dire car cela peut être éventuellement très difficile –, mais il est là pour que les pouvoirs publics fonctionnent normalement, régulièrement comme il est prévu dans la Constitution. Il est un arbitre ; il n’a pas à s’occuper de la conjoncture politique, et c’est la raison pour laquelle, entre autres, le Premier ministre et le Gouvernement n’ont pas à être responsables devant lui ».

631 Nous l’avons défini supra comme le régime conjuguant l’attribution de compétences réelles au profit de chef

d’État et une double responsabilité des ministres : devant l’une au moins des Chambres du Parlement et devant le monarque.

632 M. D

U V E R G E R, « Les institutions de la Ve République », art. cité, p. 107.

633

La compétence de nomination du Président de la Cinquième République

convoquant l’ « esprit634 » de la Constitution. L’assertion abonde, à dessein ou non, dans le sens d’une précellence présidentielle.

96. En résumé, de ce que le président de la République pourrait révoquer le Premier ministre, il résulte que l’un et l’autre « partageraient » le pouvoir décisionnel pour l’adoption des actes soumis au contreseing, voire même que le Premier ministre n’aurait qu’un pouvoir de veto à leur égard635, conformément à la pratique du parlementarisme dualiste. Ceci serait encore justifié par le fait que le président de la République représente la nation. Enfin, cela ne serait ni inquiétant ni même déséquilibré puisque le président de la République serait responsable. Pourtant, aucun de ces trois arguments ne convainc. Le président de la République est élu au suffrage universel direct pour exercer les compétences que la Constitution lui attribue. Il n’est pas responsable au même titre que le Gouvernement car seuls ses actes « manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat » sont susceptibles d’être sanctionnés. Il n’est, au reste, pas compétent pour décider de la révocation du Premier

634 L’ « esprit » de la Constitution a été notamment invoqué par le général DE GAULLE dans sa fameuse

formule selon laquelle « une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique » (Extrait de la conférence de presse donnée au Palais de l’Élysée le 31 janvier 1964 in C. DE GAULLE, Discours et messages, t. 4 Pour l’effort (août 1962 – Décembre 1965), Plon, 1970, p. 162 et s. La conférence de presse fut également reproduite dans Le Monde du 3 février 1964).

Il est en revanche assez déconcertant de constater que le Conseil constitutionnel a lui-même mobilisé cette expression dans les motifs de sa décision sur la loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage

universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962. Voir Cons. const., décis. n°62-20 DC du 6

novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par

le référendum du 28 octobre 1962, JORF du 7 novembre 1962, p. 10778, Rec. p. 27, cons. 2 : « il résulte de

l’esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale ». Contrairement au commentaire qu’en propose Ariane VIDAL-NAQUET, nous ne pensons pas qu’il s’agisse à proprement parler d’une démarche exégétique (Voir A. VIDAL-NAQUET, « Commentaire sous CC, n°62-20 DC, 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République

au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962 », in M.VERPEAUX et alii., Droit

constitutionnel. Les grandes décisions de la jurisprudence, op. cit., p. 33).

Cela dit, il est remarquable que cinq des membres ayant délibéré sur cette décision aient été nommés pour participer à la rédaction de la Constitution (sur les rédacteurs de la Constitution et l’influence des nominations, voir infra, p. 270 et s.) : Léon NOEL (membre de mars 1959 à mars 1965), René CASSIN (membre de juillet 1960 à mars 1971), Marcel WALINE (membre de mars 1962 à mars 1971), Edmond MICHELET (membre de mars 1962 à mars 1967), Bernard CHENOT (mai 1962 à juillet 1964). Le Président COTY siégea également tandis que Jean GILBERT-JULES (membre de mars 1959 à mars 1968) – qui siégea au Comité consultatif constitutionnel en tant que membre élu – était absent. Voir, F. MÉLIN-SOUCRAMANIEN etalii (dir.),Les Grandes délibérations du Conseil constitutionnel. 1958-1986, Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2e éd., 2014, p. 113.

635 Ph. A

R D A N T e t B . MAT H I E U, Institutions politiques et droit constitutionnel, LGDJ-Lextenso éditions,

coll. « Manuels », 26e éd., 2014, p. 386 et s. ; D . CH A G N O L L A U D, Droit constitutionnel contemporain, t. 2, op.

cit., p. 186 et s. ; V. CO N S TA N T I N E S C O et S. PI E R R É- CA P S, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Thémis Droit », 5e éd., 2011, p. 335 ; B . FR A N Ç O I S, Le Régime politique de la Ve République, La Découverte, coll.

« Repères », 3e éd., 2006, p. 63 ; F. HA M O N et M. TR O P E R, Droit constitutionnel, op. cit., p. 535 ; F. MÉLIN- SOUCRAMANIEN et P. PACTET, Droit constitutionnel, op. cit., p. 423 et s. ; H. PO RT E L L I, Droit constitutionnel,

L’exigence du contreseing

ministre qui est seulement responsable devant l’Assemblée nationale. De ce point de vue, il n’y a aucune raison d’admettre que la portée du contreseing ait changé. Rien ne permet d’affirmer qu’ « avant 1958, le contreseing avait pour effet de transférer au Gouvernement responsable la totalité des compétences que le Président n’exerçait que nominalement et en apparence », tandis que « depuis 1958, si le contreseing associe le Gouvernement à la décision du Président, la volonté de ce dernier peut peser d’un poids décisif mais à condition qu’il soit soutenu par une majorité de même orientation »636.

La dichotomie entre « pouvoirs propres » et « pouvoirs partagés », qui peine à restituer les nuances, s’incline face à la réalité (en fonction de la variation des majorités) et charrie de lourds présupposés. Elle gagne donc à être reformulée.

§2. « Pouvoirs propres » et « pouvoirs partagés », une distinction à

reformuler

Après avoir proposé une nouvelle grille de lecture des compétences du président de la République (A), il sera possible de l’appliquer aux nominations soumises à son seul seing (B).

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