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La religion est une illusion : s’en passer pour s’en servir

Freud ne croit à aucune religion même pas à celle de son peuple comme il aime souvent le rappeler. Elle est pour lui un objet d’analyse, de recherche. Il s’y intéresse comme il le fait pour tout phénomène psychique pathologique. Ainsi peut-il comparer la religion à une névrose ou à une psychose collective. Il faut traiter la religion comme une affaire humaine et non pas comme quelque chose qui serait sacré et au-dessus de notre compréhension. Jacob Meitlis dans son article « Les derniers jours de Freud » témoigne des propos de ce dernier sur cette question lors d’une rencontre, le 7 novembre 1938 :

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[…] il (Freud) n’avait de préférence pour aucune religion. Toutes les religions étaient des choses humaines créées par des êtres humains, et il ne pouvait discerner de traces de sainteté dans aucune d’entre elles. C’était le rôle de la science de révéler cette vérité et de libérer le mouvement de la spiritualité de toutes les additions tardives et des éléments étrangers59.

En effet, Freud n’a eu de cesse d’espérer, voire de croire que la science remplacerait la religion ; une science fondamentale pour lui et sur laquelle il fait reposer tous ses espoirs. Dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, il énonce :

La raison - est une des puissances dont nous pouvons le plus attendre une influence unificatrice sur les êtres humains, ces êtres humains qu’il est si difficile de maintenir ensemble et qui sont, pour cela, presque ingouvernables. … C’est notre meilleur espoir pour l’avenir que l’intellect - l’esprit scientifique, la raison – parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l’homme60.

Freud a vu la brutalité et la barbarie humaine lors de la Première Guerre mondiale. Il n’a pas été surpris, mais cela ne l’a pas empêché pas de continuer à espérer que c’est du côté de la science que se trouverait la seule issue pour l’être parlant. C’est ce qu’il dit, au lendemain de cette guerre, à Jones dans une lettre du 28 mai 1919 : « Nous traversons une mauvaise passe, mais la science est une force puissante pour raidir la nuque »61.

Cette position critique de Freud concernant la religion est déjà présente dans sa jeunesse. Lisons ces quelques lignes écrites en 1874 à son ami Edouard Silberstein :

… même un négateur de Dieu qui a le bonheur d’appartenir à une famille moyennement pieuse ne peut ignorer la fête, quand il porte à sa bouche un met de nouvel An. On peut dire que la religion, modérément pratiquée, favorise la digestion, mais qu’elle lui nuit quand il y a excès … Peut-être faut-il chercher dans cette alliance

59 Meitlis, J., « Les derniers jours de Sigmund Freud », in Ecrit du temps, n° 3, 1983, p. 235-236. 60 Freud, S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 229. 61 Freud, S. – Jones, E., Correspondance complète, 1908-1939, Paris, PUF, 1998, p. 415.

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entre religion et dévotion la raison de la prospérité physique de nos abbés62.

Si le ton moqueur de l’adolescent est ici saisissant, quelques années plus tard, plus précisément le 6 février 1889, il est différent, c’est celui d’un homme qui commence à explorer la nature humaine. Le lent progrès de la science le laisse insatisfait, ce dont il se plaint à Fliess :

L’art de tromper un malade n’est certainement pas souhaitable. Où donc en est arrivé l’individu, et combien faible doit être l’influence de la religion de la science – celle qu’on suppose avoir remplacé la vieille religion – pour que nous n’osions faire savoir à celui-ci ou à celui-là qu’il lui faudra mourir… Le chrétien, du moins, se fait administrer, quelques heures auparavant, les derniers sacrements. Et pourtant Shakespeare a dit : « Tu es un débiteur d’une mort à la Nature. » J’espère que l’instant venu, il se trouvera quelqu’un pour me traiter avec plus d’égard et pour me dire à quel moment je devrai me tenir prêt. Mon père le savait clairement et, sans en parler, a conservé jusqu’à la fin sa belle sérénité63.

Du court article de 1907 intitulé « Actions compulsionnelles et exercices religieux » en passant par Totem et Tabou (1913), L’avenir d’une illusion (1927), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), ses réflexions au cours d’échanges épistolaires, et au soir de sa vie dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (1938), Freud n’a jamais cessé de s’intéresser à la religion.

Dans « Actions compulsionnelles et exercices religieux », il voit dans la névrose obsessionnelle « la caricature mi-comique, mi-tragique d’une religion privée »64. Névrose

et religion sont pensées dans un rapport d’homologie structurale. La formation religieuse et la névrose de contrainte ont toutes deux pour base un renoncement pulsionnel : la

62 Freud, S., « Lettre à Edouard Silberstein, 18 septembre 1874 », in, Lettres de jeunesse, Paris,

Gallimard, 1990, p. 97-98.

63 Freud, S., La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 245.

64 Freud, S., « Actions compulsionnelles et exercices religieux », in Névrose, psychose et perversion,

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première invite à sacrifier son plaisir pulsionnel à Dieu, la seconde au surmoi héritier de l’autorité paternelle.

Dans L’avenir d’une illusion, Freud critique particulièrement la puissance d’illusion des religions. Les doctrines religieuses offrent aux croyants la possibilité de prendre leurs désirs pour des réalités. La religion est une illusion, Freud le souligne dans le titre de son écrit. Ce qui l’intéresse, c’est de mettre en lumière l’analogie entre l’individu et le collectif. Il voit dans la religion une névrose ou une psychose collective. Par conséquent, un espoir est possible. Si la religion est comparable à une névrose infantile, on peut alors être « suffisamment optimiste pour supposer que l’humanité surmontera cette phase névrotique, comme tant d’enfants dépassent, en grandissant, leur névrose qui est similaire »65.

Si dans Totem et Tabou, Freud situait l’origine des religions dans le meurtre du père, dans L’avenir d’une illusion il ajoute une autre cause. Il s’agit de l’Hilflosigkeit (détresse, désaide) infantile, en tant qu’elle joue le rôle principal dans la formation de la religion. Cette théorie est contemporaine de Totem et Tabou, mais à cette époque elle n’était pas centrale. On la trouve par exemple dans ses correspondances de cette époque, notamment dans une lettre à Jung du 2 janvier 1910 :

La raison dernière du besoin de religion m’a frappé comme étant le désemparement (Hilflosigkeit) infantile, tellement plus grand chez l’homme que chez les animaux. A partir de ce moment, il ne peut plus se représenter le monde sans parents, et s’octroie un Dieu juste et une nature bonne66.

Et également dans une lettre à Sandor Ferenczi du 1er janvier 1910 : « L’ultime

fondement des religions, c’est la détresse infantile de l’homme »67.

On constate donc deux voies pour l’origine des religions : L’homme Moïse et Totem et tabou les inscrivent dans le registre de l’héritage culturel et de la transmission, à partir du meurtre du père et du refoulement ; ce qui les rapproche de la névrose. Dans L’avenir d’une illusion, la religion est une protection contre l’angoisse, la détresse psychique :

65 Freud, S., L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1995, p. 54.

66 Freud, S., Jung, C., G., Correspondance, 1906-1914, Paris, Gallimard, 1992, p. 372. 67 Freud, S., Ferenczi, S., Correspondance, 1908-1914, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 129.

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L’homme de croyance et de piété est éminemment protégé contre le danger de certaines affections névrotiques : l’adoption de la névrose universelle le dispense de la tâche de former une névrose personnelle68.

Mais cela n’empêche pas que la religion, une illusion qui fait croire aux hommes que la vie est éternelle et que tout ira bien, est néfaste et ressemble à un délire ; ce qui la rapproche donc de la psychose. Ajoutons ce trait assez savoureux, mais sérieux de Freud dans une lettre à Pfister : « Je ne sais pas si vous avez saisi le lien secret qui existe entre L’ « Analyse par les non-médecins » et l’ «Illusion ». Dans l’un, je veux protéger l’analyse contre les médecins, dans l’autre contre les prêtres »69.

En 1932, Freud, dans sa conférence « Sur une Weltanschauung »70, reprend les

idées sur la religion déjà développées dans ses précédents textes. Une Weltanschauung est une conception du monde, une construction intellectuelle censée résoudre tous les problèmes de l’existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout. Freud pose d’emblée que la psychanalyse ne propose pas de conception du monde, qu’elle n’a pas à le faire puisqu’elle s’inscrit dans une approche scientifique ; une position incompatible avec une conception religieuse. La religion est là le plus sérieux ennemi de la science.

La Weltanschauung religieuse est déterminée par la situation de notre enfance. Confronté à l’hilflosigkeit, dont nous avons parlé plus haut, l’enfant trouvait une sécurité auprès de ses parents. A l’âge adulte, l’hilflosigkeit n’a pas disparu et le père jadis idéalisé est appréhendé désormais comme impuissant, c’est pourquoi ce père qui était tellement surestimé est élevé au rang de Dieu. Dans la religion, Dieu régit le monde avec le même système éducatif de prime d’amour et de punition. Or, « l’expérience nous enseigne que le monde n’est pas une chambre d’enfants »71 ajoute Freud, non sans ironie. Les

promesses de la religion d’apporter bonheur et protection à l’homme s’il respecte ses préceptes s’avèrent vaines. Nulle consolation n’est à attendre. Les tremblements de terres, incendies et autres accidents ne font pas la différence entre les bons et les mauvais.

68 Freud, S., L’avenir d’une illusion, op.cit., p. 45

69 Freud, S., Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909-1939, Paris, Gallimard,

1967, p.183.

70 Freud, S., « Sur une Weltanschauung », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse,

op.cit., p. 211. Pour Freud, la traduction de cette notion en langue étrangère soulève des difficultés.

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