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C’est dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse que Lacan s’intéresse dans un premier temps à L’homme Moïse. Il prend le texte de Freud à bras le corps, le résume d’abord pour en donner sa lecture, son interprétation. C’est dire déjà que le Moïse de Freud, pour lui, concerne l’éthique de la psychanalyse.

Le Moïse lui paraît le livre le plus articulé et le plus conforme à toute la pensée de Freud. Pour lui, aucun doute, Freud a « mijoté » ce livre durant dix ans, il ne pensait qu’à ça depuis Totem et Tabou245. Aussi dira-t-il à ses élèves : « je crois que, pour un

auditoire de gens comme vous, psychanalystes à quatre-vingts pour cent, vous devez savoir par cœur ce livre »246.

Pourquoi Lacan s’intéresse-il au Moïse ? Quand Lacan s’intéresse à un auteur, à une théorie, c’est toujours pour s’en servir. Il s’en sert pour penser et pour renforcer ce

245 Freud, S., Totem et Tabou, Œuvres complètes, XI, 1911-1913, Paris, PUF, 2009. 246 Lacan, J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op.cit., p. 203.

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qu’il est en train d’articuler. Dans le cas qui nous intéresse, Lacan se sert du Moïse pour renforcer la catégorie du symbolique et poursuivre son élaboration de l’éthique de la psychanalyse qui aboutira à la fin de son séminaire à la maxime suivante : ne pas céder sur son désir. Reprenons son énoncé : « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir »247.

Dans ce séminaire, Lacan différencie le registre de la morale du registre du désir. La morale est située du côté du surmoi, elle en est le résultat. La morale, c’est le devoir, le sacrifice, la jouissance. Le désir, lui, ne prend pas en compte la morale, il s’articule à la loi, il en découle.

Nous avons vu que Freud, avec son Moïse, tente d’expliquer ce qui fait le Juif et pourquoi ce dernier s’est attiré, c’est encore vrai de nos jours, tant de haine. L’explication du fait Juif passe par l’histoire de ce peuple, lue avec les concepts suivants : le refoulement et le surmoi. C’est une lecture psychanalytique du phénomène juif. Freud pour expliquer la pérennité, la résistance de ce peuple s’est appuyée sur la notion de transmission ; une transmission qui a fait passer d’une génération à l’autre quelque chose de l’identité et lui a permis de se maintenir en vie malgré les coups du destin. En une phrase, Freud s’est servi de Moïse pour expliquer la pérennité du peuple Juif malgré les persécutions.

Avançons maintenant dans le séminaire L’éthique de Lacan et gardons à l’esprit que dix ans plus tard, en 1970, dans L’envers de la psychanalyse248, il reviendra sur le

Moïse de Freud et en fera un autre usage.

Lacan trouve dans Moïse le condensé de l’histoire juive et de la religion juive. Mais, rappelle-t-il, Freud n’aborde pas les choses d’un point de vue religieux. Il cherche à définir quelle fonction occupe la religion pour les êtres parlants et sous quel mode ils s’en saisissent. Ce qui compte pour Freud, dit Lacan, c’est l’opération de la loi et non pas l’existence de Dieu. L’intérêt principal de l’histoire juive pour Freud, c’est d’avoir

247 Ibid., p. 368.

248 Lacan, J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain

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véhiculé le message du Dieu unique, donc de la religion monothéiste. C’est de cela dont il s’agit dans Moïse ; la transmission de ce message du Dieu unique.

Mais, avant de déployer comment s’est opérée cette transmission, Lacan tient à souligner que : « Pour cet athée qu’est Freud, je ne dis pas pour tout athée, la visée de ce message saisi dans son fondement radical a une valeur décisive »249.

Lacan rappelle que tout le livre de Freud repose sur le fait de deux Moïse : Moïse l’Egyptien et Moïse le Midianite. Le Midianite est celui qui entend la parole décisive : « je suis ce que je suis »250. Il l’entend, mais ne voit pas Dieu. Autrement dit, ce Dieu se

présente comme essentiellement caché. L’essentiel de Moïse est que ce message s’est transmis dans l’obscurité. Il s’est transmis par le biais du refoulement du meurtre du grand homme ; raison pour laquelle il a pu être véhiculé et conservé avec une telle efficacité. Le meurtre du père est à l’origine de la culture, et donc de l’instauration de la loi. Ce qui revient à dire que pour que quelque chose de l’ordre de la loi puisse être véhiculé, il y a nécessité de la mort du père et ses conséquences (le refoulement).

La loi de ce Dieu se fait entendre sous la forme des commandements. Que sont ces commandements ? Quelles sont leurs valeurs décisives ? Pour Lacan, leur intérêt ne consiste pas dans leur application :

Dès lors que ces commandements s’avèrent pour nous être à toute épreuve, je veux dire que les appliquant ou non, nous les entendons encore, ils peuvent s’avérer dans leur caractère indestructible être les lois mêmes de la parole251.

Et les lois de la parole, ce sont les lois du symbolique. A ce moment de son enseignement, Lacan renforce et promeut la catégorie du symbolique dont il fait l’éloge. Le Moïse de Freud lui sert à la déployer, à la penser. Le symbolique, c’est la représentation par les mots, et non pas par l’image, en tant qu’il n’y a pas d’autre accès à

249 Lacan, J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op.cit., p. 203.

250 C’est la traduction classique de ce verset. Notons qu’en hébreu, le verbe être ne se conjugue pas au

présent. André Chouraqui, l’un des traducteurs de la Bible, traduit ce verset ainsi : je serai qui je serai.

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la chose que par les mots. Les commandements de Moïse sont donc les lois du symbolique, de la représentation par les signifiants et rien d’autre.

Lacan souligne l’originalité de la position de Freud sur la question des religions. Freud nous permet d’aboutir à une classification de celles-ci, si l’on n’en reste pas sur le versant de la religiosité. Il y aurait les religions qui entrent dans la catégorie de l’imaginaire, celles qui s’opposent à la tradition du monothéisme dont les commandements sont les lois de la parole : tu ne feras pas d’image. Ajoutons qu’il s’agit d’une loi écrite, un fait qui a toute son importance puisqu’il va donner lieu à une très importante interprétation des textes qui dure aujourd’hui encore. Une des particularités de ce peuple Juif est de se livrer à des jeux d’interprétations et des débats ; deux activités qui procurent une satisfaction.

L’essentiel du Moïse de Freud, c’est que le message du monothéisme ne peut être véhiculé que par le meurtre et son refoulement. Mais pour Lacan, le mythe du meurtre du père et celui de Moïse, en tant qu’il s’agit d’une répétition du premier meurtre, répond à une autre exigence chez Freud : affirmer que Dieu est mort, qu’il l’est depuis toujours. Ce « Dieu mort depuis toujours » étant la condition pour qu’un message ait pu être véhiculé ; une idée qu’il attribue à Freud : c’est ce que dit Freud dit Lacan. L’homme qui a incarné la mort de Dieu est toujours là avec ce commandement qui ordonne d’aimer Dieu. Ce n’est pas tant le meurtre en soi qui compte, mais l’idée qu’il est mort depuis toujours. Le meurtre vient ici voiler quelque chose.

Le message du monothéisme est celui d’un seul Dieu maître du monde qui règle l’ordre du réel. Mais, précise Lacan, ce Dieu pour Freud et pour d’autres hommes d’exception comme Spinoza n’est pas le même que celui des croyants. Pour Freud et Spinoza, il s’agit d’un Dieu de message. Ce message étant celui de la vérité. Lacan formule la pensée de Freud ainsi :

… si ce Dieu-symptôme, ce Dieu-totem autant que tabou, mérite que nous nous arrêtions à la prétention d’en faire un mythe, c’est pour autant qu’il fut le véhicule du Dieu de vérité252.

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Cette vérité, c’est que Dieu est mort.

En toute logique, on peut dire que si Dieu n’était pas mort, on ne chercherait pas un créateur. Ce que veut faire entendre Lacan par cette idée, nous semble-t-il, c’est que Dieu existe par le symbolique parce que les hommes sont des êtres parlants. Ce sont les hommes qui font exister Dieu avec le symbolique. C’est ce dont il s’agit lorsqu’il énonce que « le réel est rationnel, le rationnel est réel »253. En fait, que le symbolique

nomme le réel. On s’aperçoit au fil de la lecture de ces deux chapitres, « La mort de Dieu » et « L’amour du prochain » de son séminaire, que Lacan cherche à penser la loi en l’articulant à la catégorie du symbolique.

Reste maintenant à savoir à quoi sert alors le meurtre du père. Pourquoi avons- nous besoin du meurtre du père si ce dernier n’a jamais existé ?

Le meurtre du père dans Totem et Tabou est à l’origine de la culture et de l’institution de la loi. Le meurtre a pour effet un lien ambivalent du fils au père ; une ambivalence dont la conséquence est que non seulement le meurtre n’ouvre pas la voie à la jouissance des femmes, comme le voudrait la logique, mais qu’il en renforce l’interdiction. Pour Lacan, le mythe du meurtre rend visible le renforcement de cette interdiction de la jouissance en même temps qu’il le masque ; raison pour laquelle, il rappelle qu’il faut garder à l’esprit que Totem et Tabou est un mythe « peut-être le seul mythe dont l’époque moderne ait été capable. Et c’est Freud qui l’a inventé »254.

Ce renforcement de l’interdiction est le propos de Freud dans Malaise dans la culture255. Pour Lacan, Freud a écrit ce livre pour dire que tout ce qui est « viré de la

jouissance à l’interdiction va dans le sens d’un renforcement toujours croissant de l’interdiction256. Plus on se soumet à la loi morale, plus les exigences du surmoi sont

fortes. Finalement, la seule manière d’accéder à la jouissance, à des petites satisfactions, c’est par le biais de la transgression de la loi. L’expérience clinique démontre ce

253 Ibid., p. 212. 254 Ibid., p. 208.

255 Freud, S., Malaise dans la culture, op.cit.

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qu’articule Freud à propos du surmoi et aussi ce que dit Saint Paul : « Il fallait que le pêché eût la Loi, pour que … il (l’homme) pût devenir … démesurément pêcheur»257.

La voie du surmoi n’est donc pas la solution. La solution réside dans un désir articulé à la loi. Freud est attentif au Nom-du-Père ; que ce soit le père en tant que sublimation, ou le père réel de chacun. Dans Moïse, il en fait une fonction essentielle à l’ouverture d’une spiritualité, à la normalisation du désir ; toujours à la condition que Dieu n’existe pas. Ce qui compte pour lui, c’est la loi pas l’existence de Dieu. Par conséquent, dit Lacan, il en résulte un père dans une position difficile, c’est un personnage « boiteux ». Freud a en somme démystifié la fonction du père.

Pour Lacan, le Moïse de Freud est un enseignement pour la clinique. D’une part, Moïse nous révèle l’importance de la loi comme loi du symbolique. Ce qui découle de Moïse et du meurtre primitif (Moïse étant la répétition de ce meurtre) c’est la fonction du Nom-du-Père comme ce qui permet l’accès au désir. D’autre part, la religion se présente à Freud avec ce commandement d’aimer son prochain. Autrement dit la religion renforce l’interdiction et aboutit au surmoi qui exige encore et toujours plus. Ce qui en fait l’obstacle le plus sérieux au désir.