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3.3. Un « monologue avec Freud » : le Moïse de Yerushalmi

3.3.4. Ledidah’, selon vous

Le monologue est hétérogène à la forme du livre de Yerushalmi, qui se présente dans la première partie comme une étude scientifique. Ce monologue n’a plus rien de tel, comme nous l’avons dit plus haut. Nous reprenons la formule de Derrida dans Mal

188 Freud, S. « Autoprésentation ». cité dans Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 150. 189 Ibid.

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d’archive190 pour dire que c’est le second « coup de théâtre » du livre de Yerushalmi. Le

premier étant la dédicace de Jakob Freud.

Tout le livre pourrait être lu à la lumière de ce monologue. Au cours de cette discussion en tête à tête avec Freud, Yerushalmi ne s’adresse plus lui à la troisième personne ; un geste incompatible en principe avec les discours scientifiques classiques.

D’emblée, Yerushalmi dit à Freud sa profonde admiration, jamais entamée. On ne peut ne pas entendre cet amour pour Freud. Un amour filial, transférentiel qui se manifeste dans le « nous » où Yerushalmi s’inclut avec Freud de la même manière qu’il nous a fait remarquer que dans ses écrits privés, Freud dit « nous » en s’adressant aux Juifs. Il n’est plus question de Yerushalmi l’historien dans ce monologue. Ce serait plutôt, Yerushalmi l’analysant, le fils, le Juif.

Yerushalmi annonce à Freud l’objet de son monologue, il souhaite comprendre les motivations inconscientes de ce travail sur Moïse. Il lui dit qu’il trouve redoutable son obstination « olympienne ». Et lui rappelle sa réponse à propos des thèses de Robert Smith sur le totémisme qui ont été rejetées : « Une objection n’est pas pour autant une réfutation […] je ne suis pas ethnologue, je suis psychanalyste»191. Ou bien à propos de

Sellin qui doute de son hypothèse : « N’empêche que son hypothèse était juste »192.

C’est à la façon talmudique qu’il s’adresse à Freud avec cette expression ledidah’, qui signifie : selon vous. Et lui rappeler ce qu’Abraham lui avait écrit dans une lettre du 11 mai 1908 :

Le mode de pensée talmudique ne peut pas avoir soudainement disparu de nous … dans la technique de l’apposition et dans toute sa composition votre livre sur le mot d’esprit était tout à fait talmudique193.

190 Derrida, J., Mal d’Archive, op.cit., p. 66-67.

191 Freud, S., « L’homme Moïse et le monothéisme », in Œuvres complètes XX, 1937-1939, op.cit., p.

210.

192 Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 158.

193 Sigmund Freud-Karl Abraham, « Lettre du 11 mai 1908 de Karl Abraham », in Correspondance

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En utilisant ledidah’, notons que Yerushalmi se met quasiment à la place de Freud. Que dit-il dans ce monologue ? Ou plutôt que veux-t-il obtenir de Freud ? Nous reprendrons ici les reproches essentiels de Yerushalmi envers Freud.

Il débat avec Freud essentiellement sur sa thèse d’une tradition qui se transmet au travers de l’inconscient d’un groupe. Cette thèse est inconcevable pour Yerushalmi, et si Freud s’obstine c’est qu’il y a une autre raison derrière. Elle est irrecevable d’une part parce qu’elle contredit les preuves scientifiques de la génétique moderne, mais surtout parce qu’il existe des différences fondamentales entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. L’histoire se transmet parce que certains n’oublient pas, même s’ils sont peu nombreux, et continuent à transmettre même à un petit nombre. Freud lui-même le souligne en affirmant que les lévites sont restés fidèles à leur maitre, Moïse, qu’ils ont conservé sa mémoire et ses enseignements. Alors pourquoi soudainement Freud abandonne-t-il la transmission des Lévites au profit d’un « héritage archaïque » qui n’englobe pas seulement des dispositions, mais aussi des contenus, des traces mnésiques relatives au vécu de générations antérieures ?

La réponse de Yerushalmi est que cela répond à un besoin psychologique chez Freud. Il en est convaincu. Car s’il est vrai qu’un caractère national peut se transmettre indépendamment d’une communication ou de l’influence de l’éducation, alors cela signifie que la « judéité » peut se transmettre indépendamment du « judaïsme », que la première est interminable même si le second est terminé. Ainsi se trouverait résolut l’énigme de l’identité juive de Freud, une identité qui l’a tellement interrogé. Freud dès lors peut être Juif sans le judaïsme.

Finalement, la question de Yerushalmi à Freud se résume à « Pourquoi Moïse » ? Il a cette intuition que Freud voulait dire quelque chose et qu’il n’a jamais osé le faire. Aussi se propose-t-il de le dire à sa place :

Je pense que, tout au fond de vous-même, vous croyiez que la psychanalyse était un avatar, peut être le dernier, du judaïsme, une sorte de prolongement du judaïsme dépouillé de ses manifestations religieuses illusoires mais conservant ses caractéristiques monothéistes fondamentales […] Pour le dire en deux mots : de

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même que vous vous disiez un Juif sans Dieu, de même vous voyez dans la psychanalyse un judaïsme sans Dieu194.

Pour terminer son monologue avec Freud, Yerushalmi lui rappelle le message de sa fille, Anna, adressé au congrès de L’IPA qui s’est tenu à l’université Hébraïque de Jérusalem :

… on lui a reproché (la psychanalyse) […] de ne pas être scientifique et même d’être une ‘science juive’. Quelle que soit la valeur que l’on accordera à ces dénigrements, c’est, je crois, ce dernier qualificatif qui, en la circonstance présente, peut faire office de titre de gloire195.

Yerushalmi pose à Freud sa dernière question, dont il dit que la seule réponse à cette question le contenterait :

Quand votre fille a fait parvenir ce message au congrès de Jérusalem, était-ce en votre nom qu’elle s’exprimait ?196

Yerushalmi souhaite que Freud reconnaisse, avoue que la psychanalyse est une science juive. Certes, pas au sens des antisémites qui la rejettent parce qu’elle est un produit juif, mais au sens où elle serait un avatar du judaïsme. Yerushalmi est convaincu que pour Freud la psychanalyse est un judaïsme sans Dieu. Convaincu aussi que pour Freud, la judéité est terminée, achevée depuis des siècles. Dans cette perspective, il est possible d’être Juif sans judaïsme.

En guise de conclusion,

En écrivant L’homme Moïse, Freud, nous semble-t-il, consolide la base de sa théorie psychanalytique, et, en même temps, explique ce qui fait le Juif et les raisons de cette haine perpétuelle que s’attire le peuple juif.

194 Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 186.

195 Cité dans Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 187. 196 Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 188.

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Freud consolide sa thèse développée dans Totem et Tabou : le meurtre du père est le fondement de la civilisation. C’est une théorie de la religion. Dans L’homme Moïse, ce qui l’intéresse, c’est le meurtre. Nous avons là un plaidoyer pour le père, une définition du père comme père mort. L’amour du père est présent dans chaque individu et l’hostilité au père est associée au sentiment de culpabilité.

Freud trouve avec Moïse ce qui cause cette haine éternelle envers le Juif. Moïse a créé le Juif. La religion de Moïse a forgé le caractère de ce peuple : proximité avec Dieu, haute estime de soi résultant de la primauté du texte et de l’interdiction de l’image, peuple qui se sépare des autres par ses coutumes ; un peuple élu par Dieu et qui refuse de rallier la religion universelle. Si l’élection est une cause importante de l’antisémitisme, elle n’est cependant pas la plus fondamentale. En effet, ce qui déchaine la haine, c’est une particularité impardonnable : la ténacité des Juifs. Avec cette ténacité, ils font obstacle à l’Imaginaire du semblable et ne sont comparable à aucun autre peuple. Et au fond, la question centrale de Freud dans ce livre est la question de la pérennité du peuple Juif et de sa religion. En l’absence de territoire, le texte, la langue et les Ecritures sont la pérennité-même. C’est ce qu’illustre l’acte de Ben Zakkai, tellement essentiel pour Freud. Mais nous avons constaté que Freud aborde cette transmission aussi par l’héritage archaïque, une théorie paradoxale par rapport à ce qu’il développe sur la pérennité du peuple Juif. Ce qui a conduit Yerushalmi à une interprétation de ce que dit Freud de la judéité : la judéité est acquise depuis des siècles et ne dépend plus en conséquence du judaïsme. Cependant, Yerushalmi, lui, met l’accent sur un Freud qui avait lu la Bible et qui était imprégné d’une éducation juive.

Une lecture différente de ce dit « héritage archaïque » peut-être appréhendée avec les concepts lacaniens. Ce que Freud nomme un héritage archaïque est un discours. C’est le langage qui permet la transmission du discours. La solution biologique de Freud hypothétique n’est plus un problème à partir de concept de discours, puisque l’inconscient collectif c’est le langage, le langage tels que les énoncés en sont déposés dans la langue. Par conséquent, ce que transmet le judaïsme, c’est un discours qui passe par la grammaire, par le vocabulaire, par l’évolution étymologique, avec des mots qui disparaissent, et d’autres qui s’inventent. Nous sommes des êtres de discours, un discours nous construit. La réalité de Freud est qu’il était pris entre d’un côté son rapport à la science,

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fondamentale pour lui, et de l’autre son rapport au discours juif. Freud, psychanalyste, travaille avec la matière de la langue, et c’est pour cette raison qu’il ne pouvait pas faire l’impasse de la question de sa judéité, qu’il ne pouvait pas balayer le discours transmis par le judaïsme. Nous avons là une réponse à cette question de l’identité juive qui n’a pas laissé Freud en paix jusqu’à ce qu’il puisse en transmettre quelque chose à son tour à la postérité. Yerushalmi, lui-même, le démontre en cueillant dans la correspondance de Freud les signifiants de la tradition juive, de ce qui le fait Juif ; Eref, Geseres, les expressions bibliques ainsi que sa référence récurrente à l’histoire de Ben Zakkai. Il a manqué à Freud le concept de discours que Lacan, grand lecteur de Freud, a élaboré. Cependant, nous pouvons dire que ce concept est déjà présent chez Freud lorsqu’il justifie sa thèse de l’héritage archaïque :

Il y a d’abord l’universalité de la symbolique du langage. Le fait de représenter symboliquement un objet par un autre – il en va de même pour les actions - est courant chez tous nos enfants et va pour ainsi dire de soi. Nous ne pouvons leur démontrer comment ils ont appris cela et il nous faut avouer dans de nombreux cas qu’un apprentissage est impossible. Il s’agit d’un savoir originel, que l’adulte a plus tard oublié … La symbolique se situe au-delà des diversités des langues … Ici semble donc se présenter un cas assuré d’héritage archaïque, venant de l’époque du développement du langage197.

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DEUXIEME PARTIE

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Chapitre un

Marie Bonaparte, le Juif, ennemi intérieur et extérieur

« Attendez ! On en verra sans doute un retour offensif terrible ! »198 C’est ce que

Freud a répondu à Marie Bonaparte en 1926 ou1927 lorsque cette dernière lui disait que les Lumières entraineraient la disparition de l’antisémitisme, ce phénomène obscurantiste et moyenâgeux.

En 1952, Marie Bonaparte a perdu tout optimisme, l’histoire a donné raison à Freud, son maître. Lors d’une conférence prononcée à l’association Bnaï-Brith, le 28 janvier199 elle va s’exprimer sur les causes de l’antisémitisme et reprendre les

développements de Freud dans L’homme Moïse et dans Malaise dans la culture.

Nous remarquons qu’elle a le souci de démontrer tout au long de son intervention que ce qui se dit des Juifs, source de mépris et de haine, n’est que préjugé faux et injuste. Son intervention adopte le style de manifeste pour la défense des Juifs. Elle est d’ailleurs, ainsi qu’elle le précise200, très émue de parler devant l’auditoire du Bnaï-Brith. Rappelons

que le Bnaï-Brith avait accueilli Freud comme l’un de ses membres et avait été son premier auditoire. C’est devant lui qu’il avait pu exposer ses découvertes.

Voici les causes que Marie Bonaparte relève comme étant à l’origine de l’antisémitisme.

L’une des premiers restes pour elle ce que Freud nomme les « mals baptisés ». L’antisémitisme est d’abord lié à la religion. Il est le reflet d’un antichristianisme. Les « mal baptisés » se déchargent sur les Juifs, à l’origine de la religion chrétienne.

Le Juif étranger reste aussi une cause quasi immuable. Marie Bonaparte trouve ce reproche injustifié. D’une part, comme le rappelle Freud, ils n’ont pas toujours été étrangers et parfois sont arrivés avant les conquérants. D’autre part, si le Juif a si souvent dû changer de lieu, c’est parce qu’il était chassé. Et quand bien même, est-il parvenu à

198 « Des causes psychologiques de l’antisémitisme », Conférence publiée dans la Revue Française de

Psychanalyse, Tome XV, n°1, janvier-mars 1951, p. 479-480. Freud cité par Marie Bonaparte.

199 Ibid. 200 Ibid., p. 478.

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s’établir sur une longue période dans un pays, cette image du Juif errant est restée ancrée dans la représentation des peuples.

Elle rappelle aussi le préjugé éternel qui associe le Juif et l’argent, sa rapacité et aussi sa cruauté. Les Juifs au Moyen âge faisaient du commerce, ils étaient effectivement en contact avec l’argent, mais c’est parce que toute autre profession leur était interdite. Aujourd’hui encore, alors que les Juifs sont représentés dans l’ensemble des professions, le doute persiste. Cette association « Juif-argent » n’a pas disparu.

Pour Marie Bonaparte, le rapport des Juifs au texte, le fait qu’ils ont mis au centre de leur vie l’intellect, leur seul refuge étant la vie de l’esprit, a suscité une crainte chez les peuples qui les hébergeaient. Pour elle, contrairement à ce qu’on a l’habitude de penser, cela ne suscite pas de la jalousie car : « il y a toujours, pour le peuple, autour de l’intellect, comme un halo de magie inquiétante ; l’intellectuel fait aisément figure voilée de sorcier ; ses livres de grimoires. »201. Cet angle intéressant, le rapport au livre, permet

à Marie Bonaparte d’appréhender cette croyance des Juifs comme sorciers capables de manipuler le monde à leur gré. Au fond, leur intelligence particulière est à l’origine de l’identification du Juif au diable.

Le peuple Juif est une race, non pas biologique, mais historique précise Marie Bonaparte. On leur reproche d’être un peuple uni par un idéal commun, des traditions et des rites. Mais n’est-ce pas quelque chose de commun à tous les peuples ? De plus, ajoute- t-elle, ils accepteraient bien de se fondre, de s’assimiler aux peuples avec lesquels ils vivent, mais ce sont les peuples qui leur refusent toute assimilation.

A la fin de son intervention, elle rappelle que ce qui est impardonnable pour les autres, c’est que le peuple juif s’obstine à vivre. Malgré tout ce qu’il a pu subir, il a engendré des libres penseurs exceptionnels comme Spinoza, Marx et Freud.

Après avoir exposé les préjugés, la haine envers les Juifs, reste cette question essentielle : Pourquoi ? Marie Bonaparte a cette réponse : «l’antisémitisme, malheureusement, remplit chez les divers peuples deux fonctions redoutables »202.

Il s’agit de la possibilité de projeter sur le Juif ses propres maux et d’en faire un bouc émissaire idéal. Le Juif représente l’ennemi intérieur et, en même temps, il est lui-

201 Ibid., p. 484. 202 Ibid., p. 487.

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même le bouc émissaire sur qui rejeter ce mal. Il est intérieur et extérieur. En cela, il est la cible parfaite. Là aussi, notons la pertinence de sa formulation du « bouc émissaire » en termes d’intérieur et d’extérieur. Elle renvoie à la distinction de l’idéal du moi et du surmoi chez Freud, idéal du moi à l’extérieur et surmoi à l’intérieur. Elle fait écho à la position du Juif à la fois dedans et en dehors des peuples. Cette définition permet d’avancer vers une logique de l’antisémitisme Et Marie Bonaparte nous rappelle ce que Freud dit dans Malaise dans la culture à propos de ce qui unit les hommes. Les liens d’amour peuvent les unir, à condition de trouver quelqu’un au dehors sur qui décharger l’agressivité. C’est un mode de satisfaction d’agression facile et commode parce qu’il maintient la cohésion du groupe.

Marie Bonaparte fidèle à la théorie freudienne du surmoi pulsionnel. Comme Freud, elle reste pessimiste quant à la possibilité de la fin de l’antisémitisme. S’il disparaissait, dit-elle, cela voudrait dire que les hommes ont trouvé une autre figure pour jouer à la fois le rôle d’ennemi intérieur et de bouc émissaire.

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Chapitre deux

Jones, nez hittite ou peuple élu

Ernst Jones lors d’un colloque intitulé les Gentils et les Juifs203, en 1945, aborde

ce qu’il appelle la psychologie de la question juive. Son intérêt est de permettre aux Juifs de connaitre une vie et peut être un statut plus satisfaisant. Jones va relever des traits qui leur sont attribués et discuter de leurs pertinences, de leur provenance. Autrement dit l’origine de ces préjugés. Nous exposons ici les points essentiels de son texte.