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Le lien social : Identification ou rejet pulsionnel ?

3.2. Le racisme est le rejet de la jouissance de L’Autre

3.2.1. Le lien social : Identification ou rejet pulsionnel ?

Chez Freud, le lien social reste fondé sur l’assise pulsionnelle de l’identification. Reprenant Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée356 de Lacan, Laurent

nous montre que ce dernier prend pour point de départ le rejet pulsionnel et non pas l’identification dans la construction du lien social. Le temps logique « aboutit à proposer pour toute formation humaine trois temps selon lesquels s’articulent le sujet et l’Autre social »357 :

- Un homme sait ce qui n’est pas un homme

- Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes

- Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme.

Ces temps de l’identification, autrement dit s’identifier comme homme, ne partent pas d’un savoir sur ce qu’est un homme, mais au contraire d’un savoir sur ce que n’est pas un homme. Ensuite les hommes se reconnaissent entre eux et enfin je m’affirme homme de peur de n’être pas reconnu comme tel. Donc je me reconnais comme homme par peur du rejet, de la solitude. Cet ensemble se fonde sur la peur du rejet, du racisme. Mais ce que cela dit, c’est que n’est pas homme celui qui ne jouit pas comme moi. Rappelons que lorsque Lacan a écrit ce texte, en 1945, la barbarie nazie était encore proche :

Elle a commencé à épingler le Juif comme celui qui ne jouit pas comme l’Aryen : un homme n’est pas un homme parce qu’il ne jouit pas comme moi. A l’envers on peut souligner, dans cette logique, que si les hommes ne savent pas quelle est la nature de leur jouissance, les hommes savent ce qu’est la barbarie. A partir de là, les hommes se reconnaissent entre eux, ils ne savent pas trop comment. Et ensuite, subjectivement, un par un, je me hâte.358

De peur d’être dénoncé comme pas homme, je me hâte de m’affirmer homme. Pas de leader, pas de modèle identificatoire, contrairement à la logique de Freud. C’est

356 Lacan, J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in Ecrits, op.cit. 357 Laurent, E., « Le racisme », in Lacan Quotidien, n° 371, op.cit.

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donc une logique anti-identificatoire, comme la nomme Laurent, ou comme Jacques- Alain Miller, une logique des identifications non ségrégatives359.

Donc, fondement du lien social par identification, par amour chez Freud, fondement du lien social par crainte de la solitude chez Lacan.

Toutefois, nous semble-t-il, nous ne pouvons pas dire que le raisonnement de Freud est inexact. Les masses sont capables d’identifications. Les processus d’identification qui font que l’on croit au chef se sont avérés dans l’histoire, malheureusement, parfaits. Quand Freud a écrit Psychologie des masses et analyse du moi, il se referait évidemment à la politique dans son ensemble. Quelques années plus tard, sa thèse se verra confirmée avec l’exemple le plus épouvantable de l’amour et de l’identification avec le chef qu’était Hitler.

Alors, comment comprendre la logique du lien social relevée par Lacan ? Quelle conséquence cela a-t-il de l’attraper par le biais de la crainte du rejet ?

Nous pensons que cela permet de faire entendre la cause du rejet de l’Autre ; une cause qui a pour origine une méconnaissance de soi, un non savoir sur soi. Cette absence de savoir, de définition, entraine une nécessité de se faire reconnaitre par les autres. C’est en somme une réponse à ce non savoir angoissant. Le rejet de l’Autre s’appréhende alors comme rejet de celui non reconnu comme semblable, au sens où il ne jouit pas pareil. C’est la jouissance de l’Autre qui est rejetée. Être averti de cette logique ouvre une autre perspective pour aborder le phénomène du racisme.

Eric Laurent applique cette logique d’identifications non-ségrégatives au psychanalyste. Citons-le360 :

- Un psychanalyste sait ce que n’est pas un psychanalyste - cela ne dit pas du tout que le psychanalyste sache ce qu’est un psychanalyste.

- Les psychanalystes se reconnaissent entre eux pour être des psychanalystes – c’est ce qu’on demande dans l’expérience de la passe, qu’un cartel reconnaisse : - celui-là, il est des nôtres.

359 Miller, J.-A., « La théorie de Turin sur le sujet de l’Ecole, (2000) », in La Cause freudienne, revue de

l’Ecole de la Cause freudienne, n°74, 2010.

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- Pour se présenter à la passe, le sujet, lui, doit s’affirmer, décider d’être psychanalyste et risquer de ne pas convaincre les autres qu’il est un psychanalyste.

Cette logique nous renvoie aux propos de Lacan dans la Proposition du 9 octobre 1967. Nous avons vu qu’il cherche à fonder une école autrement que sur l’identification, sur un autre modèle que l’universel. Pour le dire autrement, Lacan insiste sur cette dimension du racisme dans ce texte « pour souligner que tout ensemble humain comporte en son fonds une jouissance égarée, un non savoir fondamental sur la jouissance qui correspondrait à une identification»361.

En guise de conclusion

Lacan veut une Ecole de psychanalyse non ségrégative. Il va s’appuyer sur le modèle du pas-tout qu’il a élaboré quand il a traité de l’inscription du sujet comme homme ou femme au regard de la fonction phallique. Lacan fait référence à l’histoire de la ségrégation des Juifs en raison du fait que ce qui est commun aux femmes et aux Juifs, c’est qu’ils se situent à la fois dans le tout et en dehors. Ils sont pas tout dedans.

L’universel produit la ségrégation qui est le rejet de l’autre. Méconnaître la logique du rejet de l’autre comme fondement du lien social, c’est cela la jouissance mauvaise en jeu dans le discours raciste, conclut Laurent. Résumons cette logique :

Elle consiste en la croyance que l’on peut savoir quelque chose de la jouissance de l’Autre. Que l’on puisse tous avoir le même mode de jouissance, que l’identification annule la jouissance singulière de chacun. Or l’identification telle que Lacan la déploie dans le temps logique porte sur un non savoir. Le « je » ne découle pas d’un processus d’identification mais d’un je ne sais pas. Ainsi, le crime fondateur, précise Laurent, n’est pas le meurtre du père, mais la volonté de meurtre de celui qui incarne la jouissance que je rejette.

L’antisémitisme occupe une place centrale dans le racisme, à la fois précurseur et horizon rappelle Laurent. Nous pouvons donc penser l’antisémitisme à partir de cette logique du lien social. Elle consiste à attribuer aux Juifs une jouissance distincte, et, par

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voie de conséquence, les Juifs ne sont pas des hommes puisque je rejette leur jouissance qui n’est pas la même que la mienne.

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Chapitre quatre

L’antisémitisme à la lumière de l’objet

La première et unique référence de Lacan à la notion d’antisémitisme à proprement parlé, apparait dans le séminaire L’angoisse362. Ce n’est évidemment pas la

seule fois, loin de là, que Lacan s’intéresse à l’histoire des Juifs, à leur religion et à leur persécution, mais c’est la seule fois où il emploie le signifiant antisémite et où il tente de situer la source du sentiment antisémite.

Nous commençons par rappeler dans quel contexte théorique Lacan aborde ce sentiment antisémite. C’est dans ce séminaire sur l’angoisse que Lacan commence à élaborer l’objet, qu’il formalisera comme objet petit a. Auparavant, il situait l’objet comme un objet de désir, donc un objet visé, devant le désir, agalmatique. A partir de ce séminaire, l’objet n’est plus devant mais derrière le désir. C’est un objet qui cause le désir. Nous verrons ensuite avec François Regnault comment la question juive peut trouver élucidation, mais pas sans Lacan. Nous le suivrons quand il déplie la judéité, le Juif à partir de la logique lacanienne, à partir du réel comme déterminant.