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3.3. Un « monologue avec Freud » : le Moïse de Yerushalmi

3.3.1. Moïse, la quatrième humiliation

Le Moïse de Freud a suscité de nombreuses réactions, qui plus est très opposées les unes des autres. Elles vont de l’acceptation la plus totale au scandale et à la censure. Sa publication a entraîné une vaste littérature dans diverses disciplines. Les spécialistes des études bibliques y voient une manipulation arbitraire de faits historiquement douteux, les anthropologues et historiens des religions reprochent à Freud de s’appuyer sur des hypothèses obsolètes. Sans oublier les nombreux Juifs pour lesquels il est une blessure impardonnable. Ajoutons à cela les nombreux psychanalystes aux interprétations aussi diverses les unes des autres.

Face à cette diversité, Yerushalmi annonce sa méthode pour lire Moïse :

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y voir un document psychologique sur la vie intérieure de Freud devant, lui aussi, être soumis à une exégèse psychanalytique173.

La vérité historique n’est pas ce qui intéresse Yerushalmi car l’originalité de ce livre réside plutôt dans l’usage que Freud fait de sa construction historique et des conclusions qu’il en tire. Il s’agit pour Freud, dans L’homme Moïse, de prendre position publiquement sur des questions cruciales : qu’est-ce que l’histoire juive, la religion juive, le peuple Juif, le christianisme et l’antisémitisme à un moment où l’histoire prend un tour tragique ? Freud ne s’était jamais en public exprimé explicitement sur ces questions. C’est un point important pour Yerushalmi.

Avec Moïse, note Yerushalmi, Freud, ajoute une quatrième humiliation qui vient s’ajouter aux précédentes, celle de Copernic, la terre n’est pas le centre du monde, celle de Darwin, l’homme n’occupe pas une place privilégiée dans l’ordre de la création et la sienne, le moi n’est pas maître dans sa propre demeure. Cette quatrième humiliation est du même ordre, mais elle concerne le peuple juif : la centralité des Juifs dans l’histoire comme peuple élu est de l’ordre de la croyance et non pas de la réalité. Avec Moïse donc, les Juifs sont décentrés.

Freud Lamarckien,

Le vrai dilemme de Freud dans L’homme Moïse n’est pas son ambivalence par rapport à son identité, mais que pour la première fois, il doit garantir une vérité à laquelle il est parvenu par des voies psychanalytiques, en s’appuyant sur des faits historiques.

Yerushalmi considère que les lecteurs de L’homme Moïse, par exemple Paul Ricoeur174 qui y voit le désir d’une autre filiation, trop absorbés par l’égyptianité de Moïse

et son meurtre n’ont pas vu que ce livre s’articule autour de la problématique de la tradition, au sens de la transmission, son origine et surtout sa dynamique. Nous pouvons dire que Yerushalmi n’a pas tenu compte d’un autre lecteur de Moïse, Jacques Lacan qui, lui, s’est penché avec le Moïse de Freud sur la question de la transmission, comme nous le verrons dans la troisième partie.175

173 Yerushami, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 27.

174 Cité par Yosef Haym Yerushami, in, Le Moïse de Freud, op.cit., 34.

175 Il semblerait que Yerushalmi, malgré une recherche approfondie sur ce qui a été écrit sur L’homme

Moïse, soit passé à côté de ce qu’en dit Lacan dans ses deux séminaires, L’éthique de la psychanalyse et L’envers de la psychanalyse.

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Pourquoi Freud s’obstine-t-il à soutenir une thèse qui ne tient pas debout se demande Yerushalmi ; l’hérédité des caractères acquis étant, qui plus est, contestée par les scientifiques. La thèse de Freud, nous la connaissons, est que pour qu’une tradition demeure, il faut qu’elle ait subit le destin du refoulement, elle ne peut se fonder sur la communication. Mais ce qu’ajoute Freud et qui est surprenant, c’est son idée d’une concordance entre l’individu et la masse ; dans les masses, comme dans l’individu, l’impression du passé demeure conservée dans les « traces mnésiques inconscientes ». Et ces traces mnésiques concernent l’expérience de vie de génération antérieure.

Arrivé là, dit Yerushalmi « même l’admirateur le plus fervent et le plus fidèle de Freud ne peut que murmurer en son for intérieur : « Credo, quia absurdum».176

Pour Yerushalmi, cette obstination reflète ce qu’il appelle le « lamarckisme » de Freud. Le fait que tant de juifs modernes, proches de la foi ou assimilés ressentent le poids énorme du passé juif et sa force d’attraction, que cela soit vécu comme un point d’ancrage ou comme un « boulet », favorise le lien entre judéité et lamarckisme. Reformulé en termes juifs, le lamarckisme est selon Yerushalmi :

[…] cette profonde conviction que, pour le meilleur ou le pire, un Juif ne peut cesser vraiment d’être Juif, pas seulement parce qu’il est en butte à l’antisémitisme […] et moins encore à cause de la chaîne de la tradition, mais parce que son destin de Juif a été scellé il y a bien longtemps par ses pères et qu’il en ressent encore aujourd’hui l’obscur vibration jusque dans son sang ?177

Yerushalmi cite une lettre de Freud à Arnold Zweig dans laquelle apparait cette conception :

Nous sortons de là… nos ancêtres ont habité là-bas un demi- millénaire, peut être un millénaire entier… et il est impossible de dire ce que nous avons emmené en héritage, dans le sang et dans les nerfs… de notre séjour dans ce pays178.

176 Yerushami, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit, p. 75. 177 Ibid., p. 76.

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Que le caractère des Juifs a été forgé par la religion juive depuis des siècles, nous le retrouvons également dans ces propos de Freud : « Selon de bonnes informations, ils se conduisaient à l’époque hellénistique tout comme aujourd’hui, le Juif était donc en ce temps-là déjà lui-même»179. Autrement dit, un Juif ne cesse pas de l’être même s’il est

athée.

Que la transmission des caractères acquis soit niée par les biologistes, ou que cette thèse le rapproche dangereusement de l’inconscient collectif de Jung, ne saurait arrêter Freud. Cette opiniâtreté est pour Yerushalmi très enseignante. D’une part, elle permet à Freud de faire le pont entre la psychologie individuelle et la psychologie collective. Mais surtout, elle permet d’affirmer que l’on ne peut cesser d’être Juif car le destin de celui-ci a été scellé depuis des siècles.

3.3.2. L’antisémitisme et « l’affaire nationale juive »

L’affirmation de Freud d’un fond de vérité dissimulée dans l’antisémitisme chrétien, qui reprochent aux Juifs d’avoir tué leur Dieu, parait surprenante au premier abord pour Yerushalmi. Mais Freud cherche à apporter une explication psychanalytique, ne serait-ce que partielle, au prix payé par les Juifs pour rester « élus » plutôt que d’accepter d’être « rachetés ». Nous dirions que le point où se concentre la haine, est le point de l’élection. Rester « élus » plutôt que d’être « rachetés », c’est le refus de l’universel. Les Juifs font obstacle à l’universel en refusant de se rallier aux « rachetés ». Pour Yerushalmi, nous l’avons dit, l’égyptianité de Moïse n’est pas l’essentiel, ce qui l’est, en revanche, c’est la hantise de Freud, non dissipée, de voir la psychanalyse cataloguée comme une affaire nationale juive. La psychanalyse, il la voulait universelle, certainement pas juive. Ce qui explique, nous dit Yerushalmi, que dans ses publications il ne laisse rien transparaitre de son attachement à son identité alors que dans sa correspondance privée Freud désigne les Juifs par « nous » et les non juifs par « Ils ».

3.3.3. La Bible, le mandat du père