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3.1. Moïse envers et contre tout

3.1.2. Le meurtre de Moïse

Cette thèse recèle de nombreuses difficultés. Si Moïse était un Egyptien, pour quelle raison un homme de haut rang voudrait-il mener un peuple étranger, arriéré et de

135 Freud, S., Œuvres Complètes, XX, 1937-1939, op.cit., p. 90. 136 Ibid.

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basse condition. Moïse serait le fondateur d’une nouvelle religion, mais un homme seul peut-il le faire ? Précisons que la religion juive est totalement opposée à la religion de l’Egypte, qu’elle se caractérise par le refus de la croyance en la magie et la sorcellerie, le refus de l’idée de l’immortalité, de l’au-delà, et le refus de l’image.

L’explication est la suivante : l’Egypte de la 18e dynastie était un empire

mondial. Vers 1375 avant notre ère, le pharaon Amenhotep IV imposa aux Egyptiens une nouvelle religion, monothéiste (croyance en un dieu unique et exclusif, intolérance envers les autres dieux). A Heliopolis, au temple du soleil, était née l’idée d’un dieu « universel » à partir de Re, dieu du soleil, anciennement dénommé Aton. Le soleil – « unique » et source de toute vie - était le symbole d’ « un » être divin dont l’énergie se manifestait dans ses rayons. L’impérialisme égyptien s’est reflété sous la forme de l’universalisme et du monothéisme religieux. Amenhotep devint Akhenaton. La religion d’Aton refusait la pensée magique, les représentations figurées (seul un disque avec des rayons terminés par des mains d’homme) et ne se préoccupait pas du royaume des morts. Après la mort d’Akhenaton, la religion d’Aton fut balayée, sa résidence détruite, sa mémoire proscrite, et l’ancienne religion fut rétablie.

Pour Freud, Moïse aurait pu être un adepte (clandestin) de la religion d’Akhenaton qu’il aurait transmis aux Juifs. Donc si Moïse était un Egyptien et s’il a transmis aux Juifs sa propre religion, ce fut celle d’Akhenaton. Nous retrouvons dans cette religion les mêmes préceptes : monothéisme, refus de l’au-delà, interdiction absolu de toute représentation. De plus, la circoncision que Moïse prescrit au peuple Juif était une coutume ancienne des Egyptiens, elle symbolisait le signe distinctif de consécration de ces derniers ; un Moïse Juif voudrait-il imposer un rite Egyptien d’appartenance ? L’hypothèse de Freud est donc la suivante : Moïse, un admirateur d’Akhenaton qui ne peut rester en Egypte emmène avec lui le peuple Juif en exode afin de lui transmettre la religion d’Aton disparue.

Freud prend appui sur des recherches d’Ernst Sellin137 pour cette thèse : Moïse

a été assassiné par son peuple révolté. C’est chez le prophète Osée, au VIII siècle avant J.-C. que Sellin avait trouvé les signes de cette tradition. Moïse fut donc assassiné par son

137Sellin, E., Moses und seine Bedeutung für die israelitisch-jüdische Religionsgeschichte, Leipzig, 1922.

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peuple et sa religion abandonnée. On suppose que Sellin renonça par la suite à cette thèse et Lacan, lors de son séminaire L’envers de la psychanalyse, indique que Freud aurait su de Sellin lui-même que ce dernier n’était plus certain de sa thèse138.

Après le meurtre de Moïse, les tribus juives venues d’Egypte se seraient réunies à d’autres tribus locales et auraient adopté à Qades, une oasis au sud d’Israël, une nouvelle religion : le culte de Jahvé, le dieu des Madianites. Freud s’inspire ici d’Eduard Meyer139.

Nous sommes maintenant en présence d’une dualité. Un peuple constitué de ceux qui ont vécu l’Egypte et de ceux qui ne l’ont pas vécu ; ce qui sera plus tard représenté par la séparation entre le royaume d’Israël et royaume de Juda. Les lévites qui conservèrent la religion de Moïse, par conséquent plus élevés spirituellement et culturellement, sont en minorité. Un compromis est trouvé entre les deux constituants : ils adoptent la nouvelle religion de Jahvé avec l’exigence de la circoncision et l’interdiction de prononcer le nom Yahvé. On reconstitue alors l’histoire et on attribue la sortie d’Egypte à Yahvé. Le récit biblique permet de supposer deux Moïse : l’un coléreux, l’autre doux et patient. Le Moïse Egyptien est différent du Moïse midyanit (décrit dans la bible), gendre d’Ytro et appelé par Yahvé. L’un n’avait jamais entendu la voix de Yahvé, l’autre n’avait jamais foulé le sol de l’Egypte.

Freud déploie les différentes contradictions de la Bible : remaniements, dissimulations, déformations, répétitions gênantes, lacunes. Le récit biblique, rédigé entre le VIIIème et le Vème siècle avant notre ère, contient des indications historiques, mais qui ont été déformées : « Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. La difficulté ne réside pas dans l’exécution de l’acte mais dans l’élimination des traces »140.

Freud, fidèle à lui-même, tel un détective pointe les dissimulations de preuves de l’effacement du premier Moïse : la circoncision dans le récit biblique est ordonnée à Abraham comme une marque distinctive, or en Egypte elle était déjà pratiquée depuis des siècles ; un fait que les auteurs du texte biblique ne pouvaient ignorer. Où est passé Yahvé entre Abraham et la sortie d’Egypte ? Comment se fait-il qu’un Dieu s’élise tout d’un

138 Lacan, J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain

Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 161.

139Meyer, E., Die Israeliten und ihre Nachbarstämme, Halle, 1906. 140Freud, S., Œuvres complètes, XX, 1937-1939, op.cit., p. 121.

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coup un peuple ? On aurait affaire à un cas unique dans l’histoire, puisque jamais un Dieu n’a choisi son peuple. En somme, dit Freud, c’est Moïse qui s’est abaissé et a choisi son peuple.

800 ans se sont écoulés entre l’exode et l’écriture du texte biblique par Ezra et Néhémie. La religion de Yahvé se met au pas de celle de Moïse l’Egyptien. On retrouve le même destin des deux despotes Akhenaton et Moïse dans le récit biblique qui relate les révoltes contre Moïse

Le meurtre de Moïse est refoulé et le « temps de latence » débute. La doctrine mosaïque revient au fur et à mesure par les prophètes et va constituer en cela la base des espérances messianiques ultérieures. Ces derniers n’ont de cesse de proclamer l’ancienne morale mosaïque, la foi dans la vérité et la justice, rejetant la corruption, la croyance en la magie et la sorcellerie, et les sacrifices.

Freud affirme que l’idée de l’autre Dieu est ce qui a permis la survie du peuple d’Israël jusqu’à nos jours, malgré les coups du destin. L’ombre du Dieu de Moïse (retour du refoulé) devint plus forte que Yahvé à travers les prophéties. Freud relève que les efforts des prophètes n’ont pas été vains et ont permis un succès durable :

… les enseignements grâce auxquels ils réinstaurèrent l’antique foi devinrent le contenu permanent de la religion juive. Il est tout à l’honneur du peuple juif d’avoir pu maintenir une telle tradition et produire des hommes qui lui prêtèrent une voix, même si l’incitation était ici venue du dehors, venue d’un grand homme étranger141.

Ainsi, Freud insère un Moïse égyptien dans le contexte d’une histoire juive composée de dualités :

- Deux masses populaires qui se réunissent pour constituer une nation - Deux royaumes en lesquels cette nation se divise

- Deux noms de Dieu dans la Bible

- Deux fondations de religion, la 1ère refoulée par la 2nde et qui cependant l’emporte

- Deux fondateurs de religion avec les deux Moïse.

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