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Les Juifs : un modèle pour l’analyse du processus de ségrégation

3.1. Lecture de la « Proposition du 9 octobre 1967» dans ses deux versions

3.1.3. Les Juifs : un modèle pour l’analyse du processus de ségrégation

Il y a quelque chose de commun, nous semble-t-il, entre la position des Juifs et la psychanalyse en extension.

Tournons-nous d’abord vers l’universel et rappelons que Lacan nous avertit de l’illusion de celui-ci. En effet, nous croyons cohérent que la logique de l’universel s’oppose à la ségrégation, l’empêche, or Lacan nous annonce que c’est un leurre. En 1967, alors que l’atmosphère est à l’ouverture des frontières, favorable à l’Europe, Lacan prophétise déjà la montée du racisme qui est une des formes de la ségrégation. L’universel, produit de la science, au contraire de ce que l’on pourrait penser, pousse à la ségrégation.

La formule de l’universel est définie par Lacan comme le tout. Il prend appui sur la logique d’Aristote, mais en fait un usage différent. Il s’en sert pour établir comment le sujet s’inscrit comme homme ou comme femme au regard de la fonction phallique340.

L’inscription d’un sujet comme homme opère à partir des deux formules suivantes :

x . x // x . non x

Pour tout x la fonction phallique est satisfaite, mais il existe un x pour qui la fonction phallique ne s’applique pas. Autrement dit, le tout suppose une limite. Il faut une exception pour que le tout existe.

L’inscription d’un sujet comme femme opère de la manière suivante : Il n’existe pas de x tel que non Fx

Cette figure pose le tout comme illimité. Aucune exception ne vient faire limite qui constituerait un tout des femmes.

Lacan conserve « le tout » classique pour désigner « le tout » limité, mais pour désigner l’illimité, il invente le « pas-tout ». Précisons que ce « pas-tout » ne peut se construire que dans la mesure où il y a un universel. Et que le côté masculin du tableau

340 Lacan, J., « L’étourdit », in Autres écrits, ouvrage établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001,

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est le côté de tous les êtres parlants hommes et femmes. Les femmes se situent aussi du côté du tout au regard de la fonction phallique.

Le pas-tout n’est pas le refus de l’universel. Ce n’est pas parce que l’on se situe du côté du pas-tout qu’on n’est pas dedans, dans le tout. Pour le dire autrement : ce n’est pas parce qu’on n’est pas-tout dedans qu’on n’est pas dedans.

La conséquence de l’universel, c’est la ségrégation, mais le pas-tout est tout à fait autre chose. L’universel, c’est par exemple : tous les Juifs, tous les chrétiens, tous les hommes. Curieusement ça n’exclut pas au départ, mais fondamentalement ça finit toujours par exclure. Il y aura toujours ceux qui n’entre pas dans le tous, les rebuts, l’objet a.

Pour bien saisir ce dont il s’agit, il nous faut rappeler que dans la logique de l’universel, on utilise deux quanteurs. Celui de l’universel : « pour tout » et celui de l’existence : « il existe ». Autrement dit, l’universel ça n’existe pas. Parce que dès que nous disons « pour tout » on est forcément hors de l’universel puisqu’il y aura toujours une exception. Pour qu’il y ait l’universel, il faut qu’il y ait une exception qui soit hors du tout, qui permette de faire exister l’ensemble (le tout), et en même temps c’est cette exception hors du tout qui fait que l’universel n’existe pas. Il y a quelque chose donc dans l’universel qui ne s’accordera jamais. Une fois cela posé, nous sommes mieux armés pour répondre à nos interrogations.

Revenons à la psychanalyse en extension. La psychanalyse, Lacan ne la veut pas du côté de l’universel, il la veut du côté féminin, du côté du pas-tout. Autrement dit, tous les psychanalystes, ça n’existe pas. Il n’y a pas d’équivalence, il n’y a pas le psychanalyste. Ce n’est pas une collectivité fondée sur une exception, ce n’est pas un tout tourné vers un idéal. Il y a une série de sujets barrés, il y a un psychanalyste et un psychanalyste et un…. La formation lacanienne est singulière, au un par un, c’est un parcours singulier. La logique lacanienne cherche à échapper à tous discours de domination. Face à l’universalité, Lacan pose l’existence.

L’IPA, elle, est sur le versant du « tout ». Pour tous les psychanalystes la même formation : 3 ans d’analyse personnelle, 3 ans d’analyse didactique, etc. On est junior,

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puis sénior, on grimpe dans la hiérarchie de cette façon. Tous les mêmes, c’est un principe ségrégatif. Ce que dit Lacan, c’est que Freud, en croyant échapper à la ségrégation par la science et par l’universel, la voit revenir.

La psychanalyse en extension ne peut être une science objective, sans lien avec la subjectivité, avec le sujet en analyse. Il s’agit d’empêcher la psychanalyse en extension de verser du côté de l’universel, car, ainsi que l’a montré Lacan, l’universel ne permet pas de prendre en compte la singularité de chacun, autrement dit prendre en compte l’inconscient freudien ou le réel lacanien.

C’est toute la complexité de la psychanalyse. Elle est une science, elle a une théorie structurée, alors pourquoi se poser la question de sa place à l’université ? Parce que tout en étant un savoir, ce qui la nourrit, l’enrichit, c’est la clinique subjective des sujets en analyse, un par un, c’est ce qui la fait en même temps singulière. Chaque analyse est singulière, chaque symptôme, fantasme etc. est singulier au sens où il est déterminé par la chaîne signifiante de chaque sujet. Il y a la structure dégagée par la théorie, par le savoir de la psychanalyse, et il y a le sujet qui habite la structure avec son histoire, sa logique singulière.

La psychanalyse ne peut qu’occuper une place différente dans l’université, dans la science. Elle ne peut pas entrer entièrement dans une institution, elle doit rester indépendante.

Cette question de son entrée à l’université s’est posée à Freud et ensuite à Lacan. Lacan a résolu ce problème avec l’élaboration des quatre discours. Elle peut être enseignée à l’université dans la mesure où le discours de l’université est différencié du discours de l’analyste. Et, point important, les études de psychanalyse à l’université ne garantissent pas le psychanalyste.

Pour Freud aussi, nous le voyons dans son texte « La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’université »341, l’enseignement à l’université ne peut former un analyste. Sa

propre analyse et des supervisions auprès d’autres analystes constituent la formation d’un psychanalyste.

Le danger de l’universalisme à l’échelle du monde, c’est l’expansion de la ségrégation, la montée du racisme. Le danger de l’universalisme à l’échelle d’une société

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psychanalytique, c’est l’écrasement du désir du psychanalyste. A faire un tout des psychanalystes, le risque est également de ne pas prendre en compte le réel singulier de chacun. Le réel de sa jouissance, de sa pulsion. Si la dimension du réel est absente dans la constitution d’une société psychanalytique, elle le sera également dans la psychanalyse en intension, puisque l’une renvoie à l’autre comme nous l’avons montré plus haut. Tenir compte du réel, c’est faire barrage au groupe. Le mode de jouissance de l’un ne peut se confondre avec le mode de jouissance d’un autre. C’est absolument singulier. Ce qui fait précisément limite à l’universel, c’est la jouissance, le mode de jouissance de chacun.

La ségrégation de la psychanalyse en tant que collectivité se manifeste par le fait qu’elle n’est jamais admise véritablement dans le lien social, elle est rejetée par le discours de la science. Et quand elle l’est, admise, c’est au prix d’un abâtardissement. Elle devient une psychologie, adaptative, et donc soumise à l’Autre, au discours du maître.

Jacques Alain Miller, dans son séminaire Extimité, en se référant aux propos de Lacan prédisant la montée de la ségrégation comme effet du discours de la science, pose la question suivante : pourquoi est-ce à un psychanalyste de prédire cela ?

Ce n'est pas seulement en tant que sage du monde contemporain qu'un analyste peut formuler ça. Il y a quelque chose qui fait que ça peut s’apercevoir plus lucidement à partir du discours psychanalytique, à savoir que le mode universel, qui est le mode propre sous lequel la science élabore le réel, semble n'avoir pas de limites alors qu'il en a342.

Cela n’a aucun effet poursuit-il de répéter les formules de l’universel :

nous les hommes, parce que le mode universel, qui est celui de la science, a ses limites dans ce qui est strictement particulier. Ça a ses limites dans ce qui n'est ni universel ni universalisable, et que nous pouvons appeler, avec Lacan, le mode de jouissance343.

342 Miller, J.-A., Extimité, séminaire L’Orientation lacanienne délivré dans le cadre du Département de

Psychanalyse, Université Paris 8, 1985-1986, leçon du 27 novembre 1985, inédit

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Revenons à notre question de départ. En quoi la conception de la psychanalyse en extension concerne-t-elle l’existence des Juifs ? Ce qui est commun à l’existence des Juifs et à la psychanalyse, nous semble-t-il, c’est de ne pas être dans le tout universel, de se situer en dehors.

Les Juifs sont dans les nations et dans le même temps à part, dehors. Tout en se situant du côté de l’universel, du tout, (lorsqu’ils bénéficient de droits), ils se séparent des autres par leurs lois. Nous pouvons dire finalement que les Juifs tout en étant du côté du tout, sont du côté de l’existence. La formule : « il existe », nous l’avons vu, a pour conséquence que l’universel n’existe pas. Il existe implique que l’universel n’existe pas. Dans ce sens les Juifs font objection à l’universel comme l’expose Jean-Claude Milner dans son livre Les penchants criminel de l’Europe démocratique344.