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Contre l’antisémitisme, les réponses de Freud

Nous venons de voir les causes de l’antisémitisme, voyons maintenant comment Freud y faisait face.

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Nous faisons le choix ici d’une certaine répétition, puisque les réponses de Freud à l’antisémitisme en quelque sorte répètent ce qui le constitue comme Juif. Certes nous les avons abordées, mais les approcher à nouveau, c’est insister sur un Freud résolument lucide et combatif face à l’antisémitisme.

Quelles sont les modalités de réponses de Freud contre l’antisémitisme ? Sous ce terme « réponses », nous entendons d’une part comment Freud s’est débrouillé lui- même avec ce phénomène, autrement dit, comment il a surmonté ce qui pouvait soit restreindre ses droits, ses possibilités, soit mettre sa vie en danger, et d’autre part comment il a pensé, conçu le mode de réponses possible à l’antisémitisme.

Nous pouvons nommer ce qui nous semble être trois positions freudiennes face à cette haine :

- Un pragmatisme qui n’inclut pas la soumission, mais au contraire envisage le combat

- Une méfiance et une colère envers les non-juifs.

- La transmission comme pérennisation de l’identité juive.

3.2.1. Pragmatisme et combat

Comme nous l’avons dit, Freud, conscient de la situation, élargit son cercle psychanalytique afin de préserver la psychanalyse des attaques antisémites. Sa collaboration avec Jung et les suisses se fait dans un esprit pragmatique ; raison pour laquelle il mettra du temps avant de se séparer de Jung alors que celui-ci s’était déjà fort éloigné de ses thèses159. Rappelons que Freud a insisté auprès d’Abraham et de ses

collègues juifs viennois sur la nécessité de recruter des non-juifs pour préserver la psychanalyse de l’antisémitisme.

Le pragmatisme de Freud n’est pas une forme de soumission. Au contraire, cette idée lui est insupportable, comme il l’exprime à propos de l’humiliation subie par son père. Il s’agit de la scène du bonnet. A cet événement, qui agit encore aujourd’hui sur

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tous ses sentiments et tous ses rêves, Freud va préférer la position d’Hamilcar qui exige la vengeance.

Freud est fier de sa position. Il raconte à sa jeune fiancée dans ses lettres que ni lui, ni ses amis ne baissaient la tête devant leurs ennemis.

Le 16 décembre 1893, Freud relate dans le détail à Martha l’incident dans le train dans lequel il est traité de sale juif, et combien cet incident lui a été finalement agréable justement parce qu’il ne s’est pas laissé maltraiter :

Un an plus tôt l’irritation m’aurait rendu muet, mais à présent j’ai changé et ses goujats ne m’effrayent nullement. Je priais l’un d’eux de garder ses banalités sentencieuses qui ne m’en imposaient pas et je demandais à l’autre de bien vouloir s’approcher, je lui donnerais la réponse qu’il méritait, j’étais tout à fait d’humeur à l’assommer mais il ne bougea pas160.

Dans la lettre du 6 janvier 1885, il lui raconte comment son collègue Carl Koller a blessé en duel un chirurgien qui l’avait traité de « sale Juif ». « Notre ami n’est pas blessé et son adversaire a pris deux bons coups de sabre. Nous allons faire un cadeau à Koller pour qu’il garde un souvenir durable de sa victoire. »161

Dans « Autoprésentation » Freud revient sur sa position de Juif et la désillusion auquel il a affaire en entrant à l’université. Mais ce qui l’atteint dit-il : « […] c’est qu’on prétende que je devais me sentir inférieur et n’appartenant pas à la collectivité du peuple, parce que j’étais juif. Je récusai le premier point avec la plus grande détermination. Je n’ai jamais compris pourquoi j’aurais dû avoir honte de mon ascendance ou, comme on commençait à dire, de ma race. »162 Freud, ne se laisse ni intimider, ni impressionner. Au

contraire, il s’affirme fier d’être juif. C’est une constante chez Freud, dès que l’antisémitisme refait surface, il affirme haut et fort sa judéité, son sentiment de fierté et sa solidarité envers son peuple. A la différence d’Othello dont le surmoi ne fait pas

160 Freud, S., Correspondance, 1873-1939, op.cit., p. 89. 161 Ibid., p. 143.

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barrage à la haine de l’autre, nous l’avons vu dans le chapitre un, chez Freud l’hostilité n’alimente pas la haine de soi.

Non seulement, il ne se laisse pas abattre par l’exclusion imposée, mais il renverse la situation : «Quant à l’appartenance à la communauté du peuple qui m’était refusée, j’y renonçais sans beaucoup de regret»163 Il sait que sa détermination est sa

meilleure alliée :

… une conséquence, importante pour plus tard, de ces premières impressions de l’Université fut que je me familiarisai si précocement avec le sort d’être dans l’opposition et d’être mis au ban de la « majorité compacte ». Une certaine indépendance du jugement fut ainsi préparée164.

Le combat de Freud est aussi un combat de la vérité. Toute sa vie, il a œuvré pour que les sujets puissent accéder à leur vérité et ainsi se débarrasser de leurs symptômes.

Et il souhaite que les non-juifs, les humanistes, les religieux, bref les antisémites au fond, fassent une place à leur vérité comme nous pouvons le constater dans l’entretien qu’il donne pour un numéro spécial de L’avenir, une revue destinée aux immigrés allemands et consacrée à l’antisémitisme. Dans cet entretien, Freud fait référence à un auteur non juif, dont il a oublié le nom, et qui a publié un article sur l’antisémitisme ; un article qui lui parait extraordinaire. Cet auteur énumère les protestations qu’il juge insuffisantes parce qu’elles sont motivées soit au nom de la religion, aime ton prochain, même si c’est ton ennemi, soit au nom de l’humanité, mais jamais au nom de la vérité : « Outre la religion de l’amour et de l’humanité, il existe une religion de la vérité, et celle- ci n’a pas trouvé son compte dans ces protestations165». Pour lui, ces protestataires

devraient d’abord reconnaitre leurs propres sentiments négatifs envers les Juifs (les Juifs sont inférieurs, étrangers, antipathiques, dominants…) avant de se jeter dans la bataille au nom d’un « humanisme ». Ensuite dans un éloge qui contredit ces préjugés, l’auteur déclare qu’ils sont certes différents, mais pas plus mauvais que d’autres. Qu’ils n’ont pas besoin d’alcool pour supporter la vie et que la violence est beaucoup plus rare chez eux,

163 Ibid. 164 Ibid.

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qu’ils sont beaucoup plus portés vers l’esprit, les valeurs de la famille et la solidarité envers leurs proches, ce qui fait qu’ils contribuent à la culture avec succès dans tous les domaines.

La conclusion de l’auteur pointe un élément important : « Cessons donc enfin de leur jeter à la figure nos bonnes grâces alors qu’ils ont droit à la justice »166. En effet,

protester « au nom de », c’est donner crédit au discours antisémite, c’est renoncer à l’antisémitisme au nom de la religion ou de l’humanisme, mais pas au nom de la vérité. C’est ne pas être franc avec soi-même. Chercheur infatigable de la vérité, on ne sera pas surpris que Freud refuse ses bonnes grâces.

Jones suppose que l’auteur en question est Freud lui-même167. L’oubli du nom

serait un reproche détourné, adressé par Freud aux non-juifs : Voilà ce que devrait dire un non juif ! Il ne faut pas défendre les juifs et condamner l’antisémitisme au nom de la charité, de l’amour du prochain. S’engager dans cette voie, c’est ne rien vouloir savoir de sa propre méchanceté.

Il nous parait important de souligner que la revendication de la laïcité ne protège pas plus les sujets que ne le fait la religion de leur propre haine.

Notons également que dans une lettre a la directrice de Time and Tide qui lui demandait une contribution pour un numéro consacré aux persécutions des Juifs (novembre 1938), Freud répond : « Ne pensez-vous pas que les colonnes de votre numéro spécial devraient plutôt être réservées aux déclarations des non-juifs, moins impliqué personnellement que moi-même ? »168.

3.2.2. Méfiance et colère : tous antisémites

Lorsque son espoir de vaincre l’antisémitisme par la raison, par les intérêts commun ou par l’amitié s’avère vain, surgit alors devant nous un Freud qui n’hésite à crier sa tristesse mais aussi sa colère et sa méfiance à l’égard des non-juifs.

Voici quelques éléments les plus frappants. A Ferenczi, il écrit : « les Juifs et les Goyims … se séparent comme l’huile et l’eau ». Dans une lettre à Otto Rank, les goys

166 Ibid., p. 328.

167 Jones, E., La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, volume III, op.cit., p. 273. 168 Freud, S., Œuvres complètes, XX, 1937-1939, op.cit., p. 331.

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deviennent les antisémites. A Sabina Spielrein, il écrit que les non-juifs ne nous comprendrons jamais et exploiteront toujours les juifs.

Et en 1938, nous le rappelons, avec des représentants du YIVO : « Fondamentalement, tous sont antisémites … les grandes masses sont antisémites, ici comme partout ailleurs »169.

3.2.3. Transmission

Nous pouvons dire que le vrai combat de Freud contre l’antisémitisme se situe du côté de la transmission par le discours. C’est sa réponse à l’antisémitisme mais aussi sa réponse concernant la survie de la psychanalyse.

Répétons que pour Freud, le peuple juif doit sa survie à Rabbi Jochanan Ben Zakkaï qui a ouvert à Jabneh la première académie d’études juives. Freud souligne que : Encore une fois notre peuple doit faire face à des temps sombre qui exigent que nous rassemblions toutes nos forces afin de préserver indemnes toute la culture et la science durant les rudes orages actuels170.

Ce qui maintient le peuple Juif en vie est pour Freud dans la transmission des textes.