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4.1 L’objet a

4.1.2. La livre de chair

Lacan s’intéresse à la fonction de la cause. Celle-ci est le résultat de l’objet perdu, irrécupérable, c’est à dire de la coupure qui se produit dans le corps, comme incidence du signifiant sur le sujet : « c’est qu’il y a toujours dans le corps, du fait de cet engagement dans la dialectique signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de sacrifié, quelque chose d’inerte, qui est la livre de chair »380.

377 Jérémie chapitre IX, verset 24

378 Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, op.cit., p. 247. 379 C’est nous qui traduisons de la Bible hébraïque

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Avec la livre de chair, nous touchons à l’origine du sentiment antisémite. On la trouve dans le Marchand de Venise de William Shakespeare381, un livre dont Lacan fait l’éloge :

On ne peut que s'étonner une fois de plus à ce détour, de l'incroyable génie qui a guidé celui que nous appelons Shakespeare, à fixer sur la figure du Marchand de Venise la thématique de la livre de chair382.

Si Shakespeare fixe cette livre de chair sur le corps, c’est bien, nous dit Lacan, pour nous rappeler que la loi de la dette et du don ne passe pas par un tiers extérieur, qu’il ne s’agit pas de l’échange de biens ou de femmes au sens de Claude Lévi-Strauss dans

Les structures élémentaires de la parenté383 :

[…] mais que l'enjeu du pacte ne peut être et n'est que cette livre de chair, à prélever, comme dit le texte du Marchand, tout près du cœur. Assurément, ce n'est pas pour rien qu'après avoir animé de cette thématique une de ses pièces les plus brûlantes, Shakespeare - poussé par une sorte de divination qui n'est rien que le reflet de quelque chose de toujours effleuré et jamais attaqué dans sa profondeur dernière - l'attribue à ce marchand qui est Shylock et qui est un Juif384.

Que comprendre de ces propos si vifs ? Premièrement, l’homme a une dette, c’est la dette de la vie. Ensuite cette dette, nous ne pouvons la payer qu’avec notre chair propre. Et finalement, c’est le Juif qui le mieux peut l’illustrer. Pourquoi est-ce lui ?

C’est qu’en effet nulle histoire écrite, nul livre sacré, nulle Bible pour dire le mot, plus que la Bible hébraïque, ne sait nous faire vivre la zone sacrée où l'heure de la vérité est évoquée, qui sonne la rencontre avec le côté implacable de la relation à Dieu, avec cette méchanceté divine par quoi c'est toujours de notre chair que nous

381 Shakespeare, W., Le marchand de Venise, Paris, Flammarion, 1964 382 Lacan, J., Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, op.cit., p. 254.

383 Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton de Gruyter, 2002. 384 Lacan, J., Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, op.cit., p. 254.

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devons solder la dette. Ce domaine que je vous ai à peine effleuré, il faut l'appeler par son nom385.

La dette de la vie qui ne peut se solder que par la livre de chair, c’est le nom du sentiment antisémite :

Le nom qui le désigne, et qui fait pour nous le prix des différents textes bibliques que j'ai évoqués, est corrélatif de ce que l'on appelle le sentiment antisémite, sur quoi tant d'analystes ont cru devoir s'interroger, quelquefois non sans succès, pour en déterminer les sources386.

Nous sommes maintenant au plus près de notre question. Pourquoi cet acte suscite-t-il un sentiment antisémite ? Ou, comme interroge Lacan, quelles sont les sources de ce sentiment antisémite ?

Celles-ci sont précisément à chercher dans cette zone sacrée, et, je dirais presque, interdite, qui est là mieux articulée qu'en tout autre lieu, non pas seulement articulée mais vivante, toujours portée dans la vie de ce peuple en tant qu'il subsiste de lui-même dans la fonction que, à propos du a, j'ai déjà articulée d'un nom - le nom du reste. Qu'est-ce que le reste ? C'est ce qui survit à l'épreuve de la division du champ de l'Autre par la présence du sujet387.

Donc, le Juif incarne la fonction de l’objet a en tant que reste. Et ce reste, c’est le sujet en tant que séparé de l’Autre divisé, manquant. Autrement dit, le Juif incarne l’opération de la séparation aliénation, en tant qu’objet a situé entre le sujet et l’Autre. Récapitulons, le Juif incarne cette dette de la vie qui ne peut se solder que par la livre de chair.

385 Ibid., p. 254-255. 386 Ibid.

188 Lacan conclut ainsi :

La fonction du reste, cette fonction irréductible qui survit à l'épreuve de la rencontre avec le signifiant pur, c'est là le point où je vous avais amenés déjà au terme de ma dernière conférence, avec le passage de Jérémie sur la circoncision388.

Ce qui revient à dire que cette opération de la circoncision illustre la rencontre du sujet avec le signifiant pur.

D’une part, nous avons vu que la circoncision était, bien avant Moïse, pratiquée. D’autre part, c’est le signifiant qui produit la coupure et donc nul besoin de la circoncision pour la produire. Alors pourquoi les Juifs l’incarnent-ils ? La circoncision est la modélisation de l’extraction de l’objet a. Les Juifs en ont fait un pacte, une alliance avec Dieu qui les unit en tant que peuple élu.