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En 1970, dans son séminaire L’envers de la psychanalyse258 Lacan aborde à

nouveau le Moïse. Il s’en sert pour son élaboration, nous l’avons rappelé, et à ce moment de son enseignement, il est en train de promouvoir la catégorie du réel, de poser le réel en tant qu’impossible. C’est aussi le moment où Lacan établit ces quatre discours. Il va relire Moïse, mais aussi les autres mythes de Freud à la lumière des discours, celui du maître et celui de l’hystérique.

Avec les discours, Lacan élève le mythe au rang de la structure. C’est avec quatre lettres, S1, S2, $, a qu’il va construire ces quatre discours : discours du maître, discours de l’hystérique, discours de l’université, discours de l’analyste. La place de ces lettres

257 Ibid.

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dans la matrice va déterminer quel discours est à l’œuvre. Un point important à souligner : le discours du maître est l’envers exact du discours de l’analyste.

Posons dès à présent les termes propres au discours259 :

agent  Autre

vérité perte/production

Le Discours du maître, Lacan en fait la matrice de tout discours. Que le signifiant n’existe qu’à titre de différence oblige à en poser deux. Le S1 est l’agent du discours, le signifiant maître. Le S2, deuxième signifiant, est celui à partir duquel s’enclenche la chaîne signifiante, celui par rapport auquel se situe le S1. Ce S2 représente le Grand Autre, le « trésor des signifiants ». Il est également le lieu du savoir que le S1 met en action. Le signifiant représente le sujet auprès d’un autre signifiant ; raison pour laquelle Lacan fait de ce discours du maître la matrice de tout discours. Dès lors que l’on parle, on perd quelque chose. En effet, dès lors que le sujet est inscrit dans le langage, il n’a plus d’accès direct à l’objet. Il entre dans la dépendance de la demande, et son désir ne peut se dire que dans l’intervalle entre les signifiants. Ce qui nous donne l’écriture complète du discours du maître :

S1 S2

$ a

Ce que l’on remarque dans ce discours, c’est que les termes veulent dire exactement la même chose que les places qu’ils occupent, c’est pour ça qu’il est aussi le discours de l’inconscient : ils ont le même fonctionnement. Il y a deux noms pour la même structure. Dans ces deux discours, l’arbitraire est à l’œuvre : le S1 identifié à l’Autre est toujours arbitraire, c’est ce qui nous commande, ce qui est compulsif. Mais la vérité cachée sous cet arbitraire est celle du sujet de l’inconscient. Le S2, à la place de l’Autre, c’est l’inconscient qui travaille, un travail qui produit un gain de plaisir. L’inconscient ça jouit.

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Lacan reprend le cas Dora en rappelant que le père de celle-ci est un homme châtré, impuissant. Dans le discours de l’hystérique, le père joue le rôle pivot du maître. Et l’hystérique en s’adressant au maître montre que ce dernier est castré. Si l’on considère le père comme déficient dans sa fonction, on lui accorde une place symbolique. Ainsi, dit Lacan, le père, comme l’ancien combattant, l’est jusqu’à la fin de sa vie. Et si le père est toujours idéalisé par l’hystérique, c’est bien parce qu’il occupe une place symbolique.

Ce qui l’intéresse chez Dora, c’est la vérité qu’elle veut faire éclater. Lorsque Mr K lui offre sa jouissance en lui disant : « Ma femme n’est rien pour moi »260, elle n’en

veut pas. Ce qu’elle veut, nous dit Lacan, c’est le savoir comme moyen de jouissance. Dans un rêve, Dora trouve un substitut au père mort alors que tous ses proches sont au cimetière pour l’enterrement de son père. Ce substitut est un dictionnaire qui renferme un savoir sur le sexe. Donc ce qui lui importe, au-delà du père, c’est le savoir que celui-ci produit. Un savoir sur la vérité, la vérité sur ce qu’il en est des rapports de son père avec Mme K comme des siens avec M.K. En fait, la vérité de « l’embrouille » dans laquelle est Dora, c’est que le maître est castré.

Les mythes de Freud, aussi bien le meurtre du père que le complexe d’Œdipe, viennent dissimuler que le père est dès l’origine castré. Ce n’est pas le meurtre qui castre le père, il l’est depuis toujours. Pour Lacan, Freud a substitué l’Œdipe au savoir que lui ont transmis ses patientes hystériques comme Dora, Anna, Emmie pour dissimuler cette vérité. S’il les avait écoutées, il aurait su cela.

Lacan rappelle que dans Psychologie des masses261, Freud affirme que

l’identification au père est première, après seulement vient celle à la mère. Le père est celui qui est élu comme méritant l’amour. De même, dans la dernière des Nouvelles conférences sur la psychanalyse262, Freud cherche à démontrer que le support de la

religion n’est rien d’autre que ce père auquel l’enfant à recours dans l’enfance. Dans sa détresse, il s’adresse au père comme à celui qui peut le protéger. Freud explique cela pour montrer que la religion est une illusion et que Dieu prend la place du père.

260 Ibid., p. 110.

261 Freud, S., Psychologie des masses, op.cit.

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Lacan montre le paradoxe des propos de Freud :

N’est-ce pas … ce que Freud préserve, en fait sinon en intention, c’est très précisément ce qu’il désigne comme le plus substantiel dans la religion ? – à savoir l’idée d’un père tout amour. Et c’est bien ce que désigne la première forme d’identification  … le père est amour, ce qu’il y a de premier à aimer en ce monde est le père.  … Freud croit que cela va évaporer la religion, alors que c’en est vraiment la substance même qu’il conserve avec ce mythe bizarrement composé du père263.

Si dans l’Ethique de la psychanalyse, Lacan considérait le Moïse comme le livre le plus articulé et le plus conforme à la pensée de Freud, dans L’envers de la psychanalyse, le ton change en ce qui concerne les trois mythes de Freud :

Ce n’est tout de même pas parce que je prêche un retour à Freud, que je ne peux pas dire que Totem et Tabou, c’est tordu. C’est même pour ça qu’il faut retourner à Freud – c’est pour s’apercevoir que, si c’est tordu comme ça  … ça doit bien y avoir une raison d’être264.

Lacan remet en question non pas les mythes en soi, mais la manière dont Freud les aborde. C’est-à-dire pas comme des mythes, mais comme si cela avait bel et bien existé :

Le père de la horde - comme s’il y en avait jamais eu la moindre trace, du père de la horde. On a vu des orangs-outangs. Mais le père de la horde humaine, on n’en a jamais vu la moindre trace265.

Lacan rappelle que lui n’a jamais parlé du complexe d’Œdipe que sous la forme de la métaphore paternelle ; une métaphore et non pas une histoire qui raconterait que pour coucher avec sa mère, il faut tuer le père. Une métaphore est une substitution et, dans ce cas, le père est une substitution du désir de la mère.

263 Lacan, J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op.cit., p. 114. 264 Ibid., p. 128.

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Qu’est-ce qu’un mythe, dit Lacan. Dans l’expérience analytique surgissent des contenus manifestes et des contenus latents. Le contenu pour un sujet divisé, c’est son savoir. Pour l’analyste, le contenu latent est du côté du S1, c’est l’interprétation, le sens qu’il donne au savoir du sujet lui-même. Un mythe, répond Lacan, c’est un contenu manifeste. Et s’il y a contenu manifeste, il y a contenu latent à déchiffrer. Or Freud ne traite pas le mythe comme un contenu manifeste.

Et le comble du comble pour Lacan, c’est :

le Moïse. Pourquoi faut-il que Moïse ait été tué ? Freud nous l’explique, et c’est plus fort – c’est pour que Moïse revienne dans les prophètes, par la voie sans doute du refoulement, de la transmission mnésique à travers les chromosomes, il faut bien l’admettre266.

Lacan considère que Moïse comme le reste de tout ce qu’écrit Freud, est absolument fascinant. Même si tout cela est absurde, il est clair que ce dont il s’agit avec le retour des prophètes n’a, cette fois-ci, rien à voir avec la jouissance. Autrement dit, Freud, ne peut pas prétendre à la libération de la jouissance avec le meurtre de Moïse alors que les prophètes viennent prêcher la restriction de la jouissance. En quelques mots, ni le meurtre du père, ni le meurtre de Moïse n’engendre l’accès à la jouissance.

Curieusement, note Lacan, le résultat d’Œdipe et du meurtre du père serait exactement le contraire. L’un permettrait l’accès à la jouissance de la mère et l’autre interdirait la jouissance de toutes les femmes. Dans le meurtre du père, les fils se découvrent frères et Lacan en profite pour rappeler que de la fraternité s’origine la ségrégation ; une ségrégation toujours à l’œuvre :

… dans la société … tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité.

Aucune autre fraternité ne se conçoit même, n’a le moindre fondement … si ce n’est que parce qu’on est isolé ensemble, isolé du reste267.

266 Ibid., p. 132. 267 Ibid.

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En réalité, le résultat de l’Œdipe et du meurtre du père est le même. Lacan pointe qu’Œdipe ne trouve pas accès à Jocaste par le meurtre de Laïos, mais parce qu’il a triomphé d’une épreuve de vérité. Finalement Lacan fait équivaloir dans ce séminaire une équivalence structurelle des mythes freudiens : meurtre du père et jouissance interdite de la mère.