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Le Juif comme solution au conflit œdipien

La thèse de Grunberger est que le christianisme est une religion narcissique, il développe longuement cette thématique dans son livre Narcissisme, christianisme, antisémitisme : étude psychanalytique. Présentons son argumentaire. L’antisémitisme collectif nous oblige à chercher ses racines dans une période lointaine de l’humanité, de la même manière que dans une cure nous essayons de remonter à la première enfance. Ainsi, l’antisémitisme reflète le conflit entre les religions qui accordent une place importante à l’élément maternel, et le judaïsme qui se présente comme une religion du père ; un père sévère qui représente le Surmoi. L’humanité n’est pas prête à pardonner aux Juifs le Surmoi qui découle de leur religion. Le monothéisme en retirant la figure maternelle a favorisé la spiritualité, tel que Freud l’a développé dans L’homme Moïse, mais a aussi désincarné la source de chaleur et d’amour qu’est la mère. Le christianisme a par la suite réparé cette frustration en divinisant la figure maternelle, mais sur un terrain où le Surmoi collectif existait déjà ce qui a abouti au conflit judéo-chrétien. Le chrétien (le fils), en effet, est avec la mère, puisque le père est au ciel. Ce qui est une forme de réalisation du désir œdipien mais qui accroit la culpabilité chrétienne par rapport aux Juifs qui, eux, sont restés fidèles au père, au Surmoi. La question de la naissance du Christ est primordiale, Jésus n’a pas de père. L’histoire de sa naissance, un fantasme consistant à se croire le fils de Dieu, est une tentative de réponse à cette faille, à cette blessure narcissique. Le christ se confond avec la divinité et transforme le narcissisme en une véritable religion.

En somme, non seulement le Juif avec l’introduction du monothéisme a interdit l’intimité de l’homme avec sa mère, mais il a aussi installé un juge intérieur pour le persécuter et le punir de son désir œdipien. Le Juif occupe la place du père dans le conflit œdipien : il interdit la mère et introduit la morale. C’est selon Grunberger la raison pour laquelle le Juif est choisi par l’antisémite pour cible, il en fait le lieu de projection qui lui permet de régler son conflit œdipien.

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Les adolescents permettent de saisir ce phénomène. Lors de cette période, ils ne passent rien à leurs parents, ils guettent la moindre faille. C’est comme s’ils leur disaient, au père en particulier, avant de critiquer et de faire la morale, regardez comment vous vous conduisez vous-mêmes. L’adolescent est pour Grunberger l’âge électif de l’antisémitisme parce que :

l’adolescent se retrouve justement à la fois à l’acmé de sa crise œdipienne et de sa poussée narcissique avec la difficulté d’intégrer ces deux facteurs d’autant plus qu’il est en même temps aux prises avec les exigences de la réalité218.

Si nous résumons la pensée de Grunberger, l’antisémitisme est une variante de la relation œdipienne. La fonction du Juif facilite l’abréaction œdipienne en permettant la dichotomie que réalise l’antisémite. Il partage son père en deux, le père veut dire ici l’image paternelle. Il y a celui à qui il adresse ses sentiments négatifs, son agressivité et celui à qui il adresse ses sentiments positifs qui est le père aimé, l’idéal. L’association de ces deux images du père est la condition requise pour que le mécanisme de projection antisémite fonctionne. C’est ainsi que Grunberger interprète les slogans antisémites tels que : « Réveille-toi Allemagne, crève Juif », « Battre les Juifs, sauver la Russie ». Le sens de cette association constante de l’idéal à préserver et du mal à détruire peut se formuler ainsi :

Je ne bats que le Juif, le mauvais, qui est mon ennemi et donc ennemi de mon père, par contre j’aime et j’honore mon père et n’œuvre que pour son Salut219.

Mais le juif comme représentant du père dans le conflit œdipien, comme celui resté fidèle au surmoi n’est pas un argument suffisant pour Grunberger. Le facteur décisif, pour lui, du choix de la figure du Juif, pour l’antisémite, réside dans le fait que ce dernier réunit deux caractéristiques contradictoires et indispensables : le Juif est à la fois tout puissant et châtré. Tout puissant parce que figure surmoïque, châtré parce que hors de la collectivité, en marge. La circoncision n’intervient pas ici. Pour Grunberger, l’antisémite est un régressé anal et pour ce type d’individu, seule l’insertion dans un système organique social valorise narcissiquement, et seule cette forme d’intégrité narcissique est

218 Ibid., p. 210. 219 Ibid., p. 214.

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capable de lui donner un « phallus ». Le Juif est un être errant, et solitaire, châtré et misérable exactement comme le père qui est vu par l’enfant comme un intrus, étranger. En guise de conclusion

Pour Grunberger, l’antisémite souffre d’une blessure narcissique, résultat d’un échec de l’Œdipe. En projetant le mal sur le Juif, il répare cette blessure et obéit en cela à son surmoi. Le Juif est une surface de projection parce qu’il représente à la fois le père redouté et aimé. Il permet de régler le conflit œdipien. Mais le facteur décisif qui fait que le juif incarne cette cible de projection, c’est qu’il est à la fois puissant comme le père et châtré parce que en marge de la collectivité et donc peu valorisé. Nous retrouvons cette idée chez Jones qui pense que c’est la faiblesse, le manque de virilité chez le juif et une difformité qui suscitent le mépris. Mais aussi chez une patiente de Loewenstein, nous le verrons au chapitre suivant, qui méprise les juifs lorsqu’ils sont victimes, mais dès qu’ils acquièrent du pouvoir, son mépris disparait.

La création de l’état d’Israël met fin à l’image du Juif errant, en marge, du Juif faible. Pour Grunberger, l’israélien participe d’une souveraineté et d’une puissance ; ce qui signifie pour l’inconscient qu’il est doté d’un « phallus ». Il vit sur sa terre à lui et a donc, en quelque sorte, repris contact avec la mère. Il vit avec elle comme un couple, à l’égal des autres peuples. Il vit dans un monde matériel, organisé et hiérarchisé. L’antisémitisme, ne va pas cesser « comme on souffle une bulle de savon », dit Grunberger, mais « le ton de l’antisémitisme a changé subitement, et l’on assiste même à ce phénomène étrange que le même Juif, qui était méprisé et persécuté hier, devient pour l’antisémite un homme comme les autres depuis qu’il s’appelle Israélien »220.

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Chapitre quatre

Loewenstein, se libérer du surmoi

Quelques points importants

Psychanalyse de l’antisémitisme de Rudolph Loewenstein, est le premier essai psychanalytique consacré entièrement à cette question après Freud. Edité en France une première fois en 1952 et une seconde fois en 2001, il « appartient à une constellation bien particulière d’essais consacrés à l’antisémitisme » note Nicolas Weill dans la préface221.

Il replace ce livre dans son contexte historique entre la publication de Sartre Réflexions sur la question juive (1946), un peuple solitaire de Cioran (1956) et sur l’antisémitisme de Hannah Arendt (1951, 1973 pour l’édition française). « Pris ensemble, ces écrits constituent une première confrontation sociologique, philosophique, historique - et en l’occurrence, psychanalytique – avec le phénomène, et sont publié dans les années qui suivirent immédiatement la Shoah »222. C’est durant cette période que foisonne une

production d’études sur la haine antijuive, dont les auteurs n’aborderont plus, ou sinon, occasionnellement, « la question ».

Ces écrits vont se heurter à l’indifférence et à la lassitude. Il faudra attendre la fin des années soixante-dix pour que la mémoire de l’extermination des Juifs connaisse un cours nouveau. « De tous ces ouvrages, note Weill, l’essai de Loewenstein n’en est pas moins resté l’un des plus oubliés. Un détail significatif : en deux décennies, les années 1980 et 1990, ce petit volume n’aura été emprunté que deux fois à la bibliothèque de l’Institut de Psychanalyse de Paris, l’un des rares lieux où il pouvait être consulté avant la présente réédition »223.

221 Loewenstein, R., Psychanalyse de l’antisémitisme, Paris, PUF, 1952, p. 3. 222 Ibid.

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L’une des spécificités de Psychanalyse de l’antisémitisme est qu’il est né de l’évènement lui-même « c’est en France au cours de la triste année 1941, que cet ouvrage fut commencé224 » confie Loewenstein. Alors qu’il parle avec Marie Bonaparte en août

1940 de la situation politique du monde, celles des Juifs et de l’antisémitisme, elle lui rapporte les propos du directeur d’un important périodique auquel elle reprochait la campagne antisémite de son journal. Celui-ci se défendant d’un éventuel antisémitisme, avec cet argument « classique » d’amis intimes Juifs, ajouta :

Il faut bien l’avouer, nous sommes en périodes révolutionnaires…Le sang n’a pas encore coulé…mais le peuple a besoin de s’en prendre à quelqu’un, il lui faut des victimes…Alors les Juifs…225.

Marie Bonaparte, dit à Loewenstein que le Juif allait être à nouveau utilisé comme bouc émissaire. Cet entretien avec Marie Bonaparte a été le point de départ de son livre, mais aussi, dit Loewenstein, « Des mobiles plus personnels, ont sans aucun doute, contribué à l’intérêt suscité en moi par ce problème »226. Loewenstein nous confie

s’être entièrement identifié à la France bien que né en Russie et s’être ensuite senti brutalement rejeté par son pays d’adoption parce que Juif.

Ce livre a été publié aux Etats Unis immédiatement après la guerre, après l’horreur qu’a été la découverte de l’extermination d’un tiers du peuple juif. Mais, curieusement, Loewenstein ne parait pas distinguer la Shoah des manifestations antisémites antérieures. Il n’introduit pas comme Hannah Arendt, une discontinuité entre la judéophobie du passé et l’antisémitisme des temps modernes, celui auquel il a été lui- même confronté.

Alors que, selon ses dires, son vécu est essentiellement le point de départ de cet essai, ce qui est tout à fait particulier, c’est que Loewenstein ne parle pas de sa judéité, de son propre rapport à son identité juive. Il ne dit rien des effets subjectifs de son passé dans son village natal, Lodz, par exemple, ou des conséquences subjectives de la nécessité pour lui de fuir la France. Contrairement à Freud qui s’interroge sur son propre rapport au judaïsme, qui nous fait part de ces réponses à l’antisémitisme et qui s’implique

224 Ibid., p. 51. 225 Ibid., p. 55. 226 Ibid., p. 55-56.

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subjectivement dans son objet de recherche, Loewenstein, lui, s’absente. Il traite l’antisémitisme comme un objet presque extérieur, dirions-nous. De la même manière, il ne s’attarde pas sur la création de l’Etat d’Israël et sur ce que cela peut représenter pour le peuple juif après la Shoah, alors qu’il cite Pinsker, précurseur du sionisme politique, qui propose comme remède à l’antisémitisme, l’indépendance politique.

Loewenstein, membre actif de la Société Psychanalytique de Paris, associée à l’IPA créée par Freud, a apporté en France son expérience berlinoise. Il a participé à la traduction des Cinq psychanalyses de Freud et a été secrétaire de la Revue française de psychanalyse. C’est sur son divan que se sont formés au cours de ces années à Paris plusieurs analystes français célèbres. Parmi eux Lacan qui a correspondu avec lui tout au long de la crise qui a précédé la rupture.227

L’une des particularités de l’essai de Loewenstein est qu’il est aussi une étude clinique. En effet, il se sert de réactions antisémites de ses patients sur le divan, qu’il analyse avec les concepts de la psychanalyse. Toutefois, cela n’est pas suffisant pour lui, il estime que l’antisémitisme relève également de la psychologie collective. ; on ne peut pas faire abstraction des conditions sociales et historiques des peuples et par conséquent on doit appliquer la psychanalyse dans le champ du social. Loewenstein s’intéresse et examine aussi les propos « racistes » basés, selon lui, sur des facteurs sociologiques et économiques. Enfin, Loewenstein étudie les interactions psychologiques entre les Juifs et le monde chrétien au milieu duquel ils ont vécu pendant des siècles. Ce qui le conduit vers une conception d’un « couple culturel » formé par Israël et le Christianisme et qui lui sert de base à l’explication du phénomène de l’antisémitisme.

Par ailleurs, Loewenstein consacre un chapitre aux « Particularités psychologiques des Juifs ». En ceci, il fait partie d’une tradition de Juifs érudits qui ont tenté de combattre l’antisémitisme racial au moyen d’arguments scientifiques afin de réfuter les préjugés raciaux228. Soit à partir du modèle lamarckien qui aborde la

transmission par un transfert héréditaire de caractères acquis et non pas par une transmission biologique (prônant l’idée de la race immuable), soit en rapportant des traits

227 Annexe IV. Lettre de Jacques Lacan à Rudolph Loewenstein. 228 Voir la préface documentée de Nicolas Weil à ce sujet.

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de caractères juifs à une origine historique, environnemental et non pas biologique. Soit par l’utilisation des statistiques afin de démonter les préjugés raciaux.

Dans ce chapitre « Particularités psychologiques des Juifs » Loewenstein démontre que la plupart de ces traits de caractère dits Juifs, sont communs à tous les êtres humains. Il les étudiera en détail et montrera comment ils sont liés au vécu spécifique des Juifs. En effet, ils peuvent être accentués chez ces derniers en fonction de l’époque, du milieu, de la situation spéciale dans laquelle ils se trouvent.

Un des traits de caractère dit « Juif » souligné par lui nous semble intéressant, puisqu’il fait écho à la férocité du surmoi que nous venons d’étudier chez Freud. Loewenstein rappelle qu’après son exil, le peuple Juif a renoncé à la violence, et surtout a pris sur lui la faute de son malheur. Dieu n’est jamais remis en question par le peuple Juif. Celui-ci continue à lui être fidèle malgré tous les malheurs. Plus le juif est persécuté, plus il se rattache au passé. Le renoncement à la violence, aux pulsions agressives, nous l’avons vu, renforce le surmoi et l’agressivité est retourné contre soi. Ainsi, Loewenstein conclut que les Juifs du fait de leur histoire ont une tendance accentuée à retourner contre eux l’agressivité.

La soumission totale à Dieu a un autre effet sur l’attachement familial que l’on trouve accentué chez les Juifs. La composante hostile du complexe d’Œdipe dans le cas d’une minorité peut se fixer sur les persécuteurs, nous dit Loewenstein et par là augmenter l’attachement à la famille. D’où l’importance de la famille chez les Juifs et les névroses familiales.