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En 1954, voici ce que Lacan dit de ces passions

[…] ces deux possibilités de l’amour et de la haine ne vont pas sans cette troisième, qu’on néglige, et qu’on ne nomme pas parmi les composantes primaires du transfert – l’ignorance en tant que passion291.

288 Blanchot, M., Etre Juif », in L’Entretien infini, Paris Gallimard, 1999, p. 189-190.

289 Regnault, F., « Hais les joyeux », in Le diable probablement, n°11 2014, p. 79. 290 Ibid., p. 76.

291 Lacan, J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par Jacques-Alain Miller,

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La passion de l’ignorance intéresse Lacan, puisque pour qu’un sujet s’oriente vers une analyse, il faut qu’il se suppose ignorant, qu’il suppose qu’un savoir sur son symptôme lui manque, qu’il s’interroge sur son mal être, qu’il se demande comment il pourrait guérir. La dimension du transfert existe donc avant le début de l’analyse ; elle en est même la condition.

Plus tard dans son enseignement, lors de son séminaire les quatre concepts de la psychanalyse ainsi que dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir»292,

Lacan fera de l’analyste le sujet supposé savoir. L’amour du transfert est alors l’amour à celui à qui on suppose un savoir. Le transfert n’est plus pris sous l’angle unique de la répétition.

Symbolique, Imaginaire et Réel

Impossible de penser les trois passions, l’amour, la haine et l’ignorance, sans les référer aux trois instances, le symbolique, l’imaginaire et le réel, compte tenu du fait qu’elles constituent l’être parlant : « C’est dans la dimension de l’être que se situe la tripartition du symbolique, de l’Imaginaire et du réel, catégories élémentaires sans lesquelles nous ne pouvons rien distinguer dans notre expérience. »293

Ainsi :

[…] c’est seulement dans la dimension de l’être, et non pas dans celle du réel, que peuvent s’inscrire les trois passions fondamentales – à la jonction du symbolique et de l’imaginaire, cette cassure, si vous voulez cette ligne d’arête qui s’appelle l’amour – à la jonction de l’imaginaire et du réel, la haine – à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance294.

292 Lacan, J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », in Ecrits, ouvrage établi par

Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1966.

293Lacan, J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, op.cit., p. 297. 294 Lacan, J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, op.cit., p. 297-298

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Notons donc que les passions rencontrent un sujet pris dans le symbolique, le réel et l’imaginaire et que la haine se situe pour Lacan dès 1954, à la jonction de l’Imaginaire et du Réel.

La haine imaginaire

La haine versant imaginaire, nous la saisissons à partir du stade du miroir. C’est la rivalité, l’agressivité, la jalousie qui apparait comme une relation en miroir. C’est ce que Lacan appelle l’axe a – a’. On l’appelle également la haine narcissique, nous l’avons vu avec Freud chez le paranoïaque, par exemple.

Le stade du miroir est un modèle qui nous éclaire sur la psychose paranoïaque. Il est un moment paradigmatique de la mise en place de la relation de l’homme à son image et au semblable. Lorsque le tout jeune enfant se regarde dans le miroir, il voit une image et ne dispose alors d’aucun moyen pour déterminer que c’est sa propre image. Ce savoir, il va l’acquérir en se retournant vers sa mère ou la personne qui le porte. Il remarque que l’image de cette personne figure aussi dans le miroir, et de là il peut commencer à déduire que l’autre image est bien la sienne.

L’enfant voit une image de lui qui ne correspond pas à ce qu’il est réellement. En effet, son corps est morcelé, il ne peut le maîtriser, il est encore sous la dépendance de l’Autre pour sa survie, et ce qu’il voit dans le miroir est une forme totale de son corps, une Gestalt qui introduit un sentiment d’unité. Le bébé se reconnaît dans cette image, il est captivé, fasciné par elle. C’est : « L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade »295. Il s’agit là d’une jouissance de l’enfant face au

miroir. L’une des principales conséquences de ce stade est que la reconnaissance de soi passe par l’autre. L’autre dans le miroir c’est moi, donc moi est un autre. Ainsi pouvons- nous comprendre chez l’enfant les confusions fréquentes entre soi et les autres, effet de ce que Lacan appelle un transitivisme enfantin : l’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit tomber l’autre, pleure, etc. De cette aliénation découle une certaine méconnaissance de soi, une connaissance paranoïaque, la projection sur la réalité des propriétés du Moi – « Ce n’est pas moi c’est l’autre ! ».

295 Lacan, J., « Le stade du miroir », in Ecrits, ouvrage établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil,

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Avec le miroir, le sujet trouve son origine ; son moi constitué par les identifications que le miroir permet d’effectuer. Mais il est nécessaire que quelque chose assure à l’enfant cette identification, raison pour laquelle il se retourne vers sa mère ou la personne qui le porte : il cherche un signe de reconnaissance. C’est le signe, la parole symbolique émise par la mère qui va venir stabiliser cette situation en lui disant que c’est bien son image qu’il voit. Autrement dit, pour que le sujet se reconnaisse, il doit se régler sur un point appartenant au champ de l’Autre - I - qui constituera ultérieurement l’Idéal du Moi. Ce n’est qu’à partir de là qu’il peut exister en tant que « Je » (sujet), séparé de l’autre. Cette instance symbolique qui cadre l’imaginaire permet de pacifier l’agressivité qui en découle : « l’autre c’est moi. »

Comme exemple d’agressivité originelle consécutive de la rivalité, de la relation imaginaire, Lacan cite Saint Augustin : « J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait »296.

L’être-haïr

Le fantasme on bat un enfant, dont Freud a relevé la phrase complète : Le père bat l’enfant que je hais, illustre pour Lacan :

[…] (le) point initial au cœur même de l’être, là où se situe la qualité la plus intense de l’amour et de la haine. L’enfant battu est représenté comme au maximum de la déchéance, de la dévalorisation symbolique, comme absolument frustré, privé, d’amour297.

La haine vise l’enfant battu dans son être nous dit Lacan. Pourquoi cela ? Parce qu’elle attaque au point même de la demande de l’enfant qui est toujours une demande d’amour, qui s’inscrit dans une dimension symbolique. L’enfant privé d’amour est touché

296 Lacan, J., « L’agressivité en psychanalyse », in Les Ecrits, ouvrage établi par Jacques-Alain Miller,

Paris, Seuil, 1966, p. 114.

297Lacan, J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller,

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alors dans son image narcissique. « L’injure dite narcissique faite au sujet haï est ici totale »298.

En effet, pour Lacan, la haine fonctionne comme l’amour. Il distingue l’amour versant imaginaire de l’amour du côté du don donc sur le versant symbolique299. L’amour

côté imaginaire, c’est : « essentiellement une tentative de capturer l'autre dans soi-même, dans soi-même comme objet »300. Il est assez commun que :

Celui qui aspire à être aimé se satisfait fort peu, c'est bien connu, d'être aimé pour son bien. […] On veut être aimé pour tout — pas seulement pour son moi, comme le dit Descartes, mais pour la couleur de ses cheveux, pour ses manies, pour ses faiblesses, pour tout301.

L’amour côté symbolique « c'est aimer un être au-delà de ce qu'il apparaît être.»302. Le don symbolique dit Lacan vise l’autre dans son être et non pas dans sa

spécificité. Pour la haine, dit-il, c’est la même chose. Elle vise l’autre dans son être, comme dans l’amour symbolique, et ne peut donc pas se satisfaire de la disparition de l’adversaire. Ainsi :

Si l’amour aspire au développement de l’être de l’autre, la haine veut le contraire, soit son abaissement, son déroutement, sa déviation, son délire, sa négation détaillée, sa subversion. C’est en cela que la haine, comme l’amour est une carrière sans limite303.

Reprenons : dans l’amour, le don symbolique vise l’autre dans son être, au-delà ce qu’il apparait être, dans la haine, il en est de même. La haine est à la jonction de l’imaginaire et du réel, parce que viser l’être doit nécessairement passer par la disparition de l’autre, soit la mort subjective et/ou réel de l’autre. Mais la haine ne peut se conclure par cette disparition de l’autre, car la destruction de l’autre ne détruit pas l’être, c’est quelque chose qui ne trouve aucun terme. C’est une destruction sans fin. La haine poursuit sa victime au-delà de la mort, au-delà de la destruction du corps.

298 Ibid.

299 Lecture éclairée par l’article de François Regnault, « Hais les joyeux » in le diable probablement, n°

11, op.cit.

300 Lacan, J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, op.cit., p. 304 301 Ibid.

302 Ibid. 303Ibid., p. 305.

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La haine va donc bien plus loin que l’agressivité narcissique. Elle vise la jouissance incluse dans le corps à détruire précise Serge Cottet304.

Lacan remarque que lorsqu’on parle de la haine on en reste « à la notion de la haine jalouse, celle qui jaillit de la jalouissance, de celle qui s'imageaillisse du regard chez Saint Augustin qui l'observe, le petit bonhomme »305 . Aussi ajoute-t-il : « Nous en

sommes, sur ce sujet de la haine, si étouffés, que personne ne s'aperçoit qu'une haine, une haine solide, ça s'adresse à l'être, à l'être même de quelqu'un qui n'est pas forcément Dieu »306.

Mais d’où s’origine cette haine ? C’est l’envie, Lebensneid, de la jouissance de l’autre qui suscite cette haine :

Ce n'est pas une jalousie ordinaire, c'est la jalousie qui naît dans un sujet dans son rapport à un autre, pour autant que cet autre est tenu pour participer d'une certaine forme de jouissance, de surabondance vitale, perçue par le sujet comme ce qu'il ne peut lui-même appréhender307.

Et Lacan interroge : « N'est-ce pas vraiment singulier, étrange, qu'un être s'avoue jalouser chez l'autre, et jusqu'à la haine, jusqu'au besoin de détruire, ce qu'il n'est capable d'appréhender d'aucune façon, par aucune voie intuitive ? » 308. Nul besoin d’être un

analyste, dit-il pour s’apercevoir de ce malaise.