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3.3. Un « monologue avec Freud » : le Moïse de Yerushalmi

3.3.3. La Bible, le mandat du père

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Historien, Yerushalmi retrace l’histoire de l’éducation de Freud à partir de documents publiés, d’archives et de correspondances. Dans cette étude, on aperçoit un Freud qui a lu la Bible, qui connait parfaitement la tradition juive, qui sait lire l’hébreu, et qui est attaché à sa judéité. C’est ce que Yerushalmi souhaite démontrer. Mais il souligne que Freud nie tout cela et se donne une image totalement différente. Et que contrairement à Abraham, Ferenczi et Sachs, Freud ne témoignait pas d’indifférence à l’égard du judaïsme, mais tenait à se démarquer de la religion. Cela pourrait refléter, suppose-t-il, une agressivité, comme un signe de révolte contre cet attachement autrefois puissant.

Tout d’abord, Yerushalmi rappelle les déclarations de Freud concernant sa judéité lorsqu’il était enfant. Elles se résument en trois points :

- Il n’a reçu qu’une éducation religieuse des plus rudimentaires.

- La pratique religieuse, de pure forme, était réduite au minimum chez ses parents - Il ne connait ni l’hébreu ni le yiddish. Il ne les a pas appris

Yerushalmi s’appuie sur les anecdotes et allusions de Freud dans sa correspondance privée pour montrer que l’image qu’il donne en public est différente de celle qui apparait en privé. Nous citerons deux exemples parmi les nombreuses cités par Yerushalmi. Le premier témoigne de sa parfaite connaissance de la Bible. Dans une lettre du 23 juillet 1880, Freud raconte à son ami Carl Koller, la veille d’un examen, qu’il n’avait pas encore commencé ses révisions :

Je décidais d’oublier la pharmacologie… et de réviser à mon aise cet intéressant sujet après les vacances. Mais mercredi après-midi vingt- quatre heures avant de prendre la décision, je me ravisai ; le rire satanique de l’enfer éclata à mes oreilles, la clameur était grande sur Israël, et mes meilleurs amis entonnaient le chant funèbre, « Ne le dites pas en Ascalon. Ne le publiez pas dans les rue de Gath », qui fut chanté à la mort de Saül et Jonathan. Et donc je décidai de m’enfoncer douze heures de plus dans les affres de la pharmacologie180.

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Non seulement Freud cite de mémoire le verset, mais il en connait également le contexte. Qui plus est, dix-sept ans plus tard, il le citera à nouveau dans une lettre à Fliess quand il lui parlera de ses doutes concernant sa théorie de la séduction :

Il est curieux aussi que je ne me sente nullement penaud, ce qui semblerait pourtant naturel. Evidemment, je n’irai pas raconter tout cela dans Dan, je ne l’annoncerai pas à Ascalon, dans le pays des Philistins – mais devant nous deux, je me sens victorieux plutôt que battu181.

Ce qui est remarquable pour Yerushalmi, c’est que Freud non seulement utilise cette expression biblique comme un proverbe qui fait résonner l’idée de ne pas divulguer un secret, mais qu’il le fait également en lien avec le contexte historique de cette expression. Autrement dit, le deuil de Saül et Jonathan est une métaphore du deuil de sa théorie de la séduction et également du deuil de son père.

Le second exemple que nous citons concerne des mots en yiddish qui sont d’usage dans la pratique juive. Toujours dans cette même lettre à Koller, Freud poursuit :

Je me mis donc au labeur tandis que cette fatale veille d’examen approchait (eref examen, comme on disait au temps jadis), et je m’aperçus que j’avais encore devant moi toute la matière [à réviser]182.

Eref, est le mot hébreu Erev yiddishisé. Erev veut dire littéralement : soir. Or, il est utilisé pour désigner la veille d’une fête, ou du shabbat. Toutes les fêtes du calendrier juif commencent la veille au soir, on est donc en droit de supposer que dans son enfance, Freud entendait dire autour de lui « erev Shabbes », veille du shabbat, etc. L’expression lui est si naturelle qu’il l’utilise avec humour la veille de son examen en déduit Yerushalmi.

Yerushalmi, conscient du peu d’informations dont nous possédons sur l’identité juive de Jakob Freud, va se servir de la fameuse dédicace apposée sur la Bible offerte à

181 Yerushami, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit, p.130-131. 182 Ibid., p. 134.

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son fils pour en déduire que Freud a bien reçu une éducation juive. Toute son argumentation repose sur cette dédicace. Non seulement, elle lui permet d’en déduire une transmission de Jakob à Sigmund, mais aussi d’interpréter l’effet subjectif de cette dédicace sur Freud à la fin de sa vie. Yerushalmi relate cette période cruciale entre Freud et son père, dont il considère que la portée n’a jamais été pleinement évaluée. Jakob Freud offre, ou plutôt rend à son fils, la Bible de sa jeunesse lors de son 35ème anniversaire. Or

la dédicace n’est pas rédigée en Allemand, mais en Hébreu. Cet événement est pour Yerushalmi une preuve que Freud a bien reçu une éducation juive, qu’il sait lire l’hébreu. Il fait de cette dédicace une démonstration magistrale.

Nous allons nous attarder sur cette dédicace rédigée dans une magnifique langue. Yerushalmi, fin connaisseur de la Bible et du talmud a pu faire un commentaire quasi exhaustif de ce texte dans les règles d’interprétation du Midrash.

Citons d’abord ce précieux document, écrit en hébreu, resté à la postérité : Fils qui m’est cher, Shelomoh. Dans la septième année des jours de ta vie, l’Esprit du Seigneur commença à t’agiter et Il s’adressa à toi : Va, lis dans mon Livre, celui que j’ai écrit, et s’ouvriront à toi les sources de l’intelligence, du savoir et de la sagesse. Ceci est le Livre des livres où les sages ont puisé, où les législateurs ont appris le savoir et le droit. Tu as eu une vison du Tout-Puissant, tu as entendu et tu t’es efforcé de faire et tu as plané sur les ailes de l’Esprit. Depuis lors, le Livre est resté en réserve, comme les débris des tables, dans une arche par-devers moi. Pour le jour où tes années ont atteint cinq et trente, je l’ai recouvert d’une nouvelle housse en peau et l’ai appelé « Jaillis, ô puits, chantez-le ! » et je te l’ai dédié afin qu’il soit pour toi un mémorial, un rappel de l’affection de ton père qui t’aime d’un amour éternel.

Jakob fils de R. Shelomoh Freid

A Vienne la capitale, le 29 nissan (5)651 6 mai (1) 891183

183 Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 139-140. Traduction en français de Yerushalmi. En

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La première question que se pose pour Yerushalmi est évidement la suivante : Si Sigmund Freud ne parlait et ne lisait pas l’hébreu, pourquoi son père aurait-il écrit une dédicace dans cette langue. En effet, lorsqu’on rédige une dédicace de portée affective, il est logique de le faire dans une langue connue du destinataire. Mais le plus important finalement et le plus précieux, c’est non seulement ce qu’elle dit, mais la façon dont le message est dit.

Elle est rédigée en melitzah, c’est-à-dire constituée d’expressions tirées de la Bible, de la littérature rabbinique ou de la liturgie. Cette technique littéraire a été largement utilisée par les poètes et les prosateurs en langue hébraïque du Moyen Age jusqu’à la Haskalah184. La particularité dans la melitzah, c’est que chaque mot renvoie au

contexte d’où il est extrait. D’où l’importance pour Yerushalmi de visiter les sources auxquelles Jakob Freud fait directement ou indirectement allusion. Yerushalmi estime que la facilité avec laquelle Jakob Freud manie l’art de la melitzah ainsi que ses sources donnent de lui l’image d’un Juif cultivé possédant une parfaite maitrise de certains livres de la Bible.

Nous exposons ici l’essentiel de la démonstration d’un Freud ayant bien reçu une éducation biblique dans l’enfance, abandonnée par la suite et à laquelle son père lui demande de revenir.

« Fils qui m’est cher » ainsi que la suite « qui t’aime d’un amour éternel » est une expression tirée du livre de Jérémie (La Bible, chapitre 4, verset 19). Or, dans Jérémie, le fils chéri est Ephraïm. Ainsi, le contexte de cette melitzah, c’est Ephraïm, figure emblématique des tribus perdues d’Israël. Le prophète laisse entrevoir la possibilité d’un retour et d’une réconciliation des tribus avec Dieu le père. Comment ne pas penser que ce contexte était présent à l’esprit de Jakob Freud ? La signification de cette dédicace serait dans ce cas un appel au retour et à la réconciliation, un appel de Jakob Freud à son fils pour qu’il reprenne sa Bible, retourne à sa lecture. Ce fil conducteur oriente la lecture de Yerushalmi.

184 La Haskalah est un mouvement de pensée qui va s’étendre du XVIII au XIX. Influencé par les

Lumières, il prône l’apprentissage d’une culture générale, le rapprochement entre Juifs et peuples d’accueil et apprentissage de la langue du pays d’accueil et de l’hébreu.

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Poursuivons la lecture de la dédicace de Jakob Freud :

Dans la septième année des jours de ta vie, l’Esprit du Seigneur commença à t’agiter et Il s’adressa à toi : Va, lis dans mon Livre […] Tu as eu une vison du Tout-Puissant, tu as entendu et tu t’es efforcé de faire et tu as plané sur les ailes de l’Esprit185.

Ces propos font allusion au temps ou Freud a commencé a étudié la Bible. Depuis, le Livre est resté en réserve, comme les débris des tables, dans une arche par- devers moi : Lorsque Freud a quitté la maison, il a laissé sa Bible en mauvais état comme les tables brisées. Et lorsqu’il atteint trente-cinq ans, Jakob décide de la lui redonner et la recouvre d’une nouvelle housse en peau.186

Cette dédicace permet d’entrevoir l’arrière-plan de l’intérêt que Freud portera plus tard à la figure de Moïse depuis le Moïse de Michel Ange jusqu’à L’homme Moïse et la religion monothéiste. Yerushalmi reprend l’interprétation de Freud sur le Moïse de Michel-Ange : Moïse ravale sa colère et serre contre lui les tables qui allaient se briser, ce qui va à rebours de l’interprétation traditionnelle, laquelle voit un Moïse en colère prêt à briser les Tables qu’il avait rapporté du Mont Sinaï. Jakob donne pour la seconde fois la Bible à son fils de la même manière que Moïse donne à son peuple une seconde chance avec les deuxièmes Tables de la loi. Et comme Moïse, Jakob ne se met pas en colère, il lui redonne : « afin qu’il soit pour toi un mémorial, un rappel de l’affection de ton père qui t’aime d’un amour éternel »187. Sa colère reste contenue dans les versets d’où sont

tirées les melitzot.

En 1933, Hitler s’empare du pouvoir et les nazis commencent à pourchasser les Juifs et la psychanalyse ; fin 1934, Freud a achevé le premier jet de L’homme Moïse. Pour Yerushalmi, c’est avec ce livre que Freud accomplit le mandat du père reçu à l’âge de trente-cinq ans. C’est le moment pour Freud d’écrire son premier et unique livre Juif, et de répondre à la question de ce qui le fait Juif. Dans L’homme Moïse, Freud revient à l’étude biblique et s’exprime le plus ouvertement sur la question juive, sur ce qui fait que les Juifs sont-ils devenus ce qu’ils sont.

185 Yerushalmi, Y., H., Le Moïse de Freud, op.cit., p. 139-140. 186 Ibid., p. 140.

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Yerushalmi trouve confirmation de son hypothèse dans ce qu’écrivait Freud dans son « Autoprésentation » en 1924 :

J’étais … mû par une sorte de désir de savoir, lequel se rapportait toutefois plus à la condition humaine qu’à des objets naturels et qui n’avait pas reconnu la valeur de l’observation comme principal moyen de se satisfaire188.

La phrase qui suit a été rajoutée plus tard, en 1935 :

Le fait que je me plongeai très tôt, à peine terminé l’apprentissage de la lecture, dans l’étude de l’histoire biblique, a déterminé d’une manière durable, comme je m’en suis aperçu par la suite, l’orientation de mes intérêts189.

Ce n’est donc qu’en 1935, en écrivant L’homme Moïse, que Freud reconnait publiquement l’influence sur lui de l’étude biblique.

En ce sens estime Yerushalmi, L’homme Moïse représente bien un accomplissement tardif du mandat du père. En écrivant ce livre, Freud non seulement obéit à son père et se replonge dans l’étude de la Bible, mais, grâce à l’interprétation qu’il en donne, parvient à préserver son indépendance. Le Livre des livres ne contient aucune vérité matérielle, mais il se réjouit d’y découvrir une vérité historique. Le retour du refoulé développé dans L’homme Moïse explique non seulement la puissance contraignante de la tradition religieuse, mais aussi la résurgence, après une période d’oubli, des plus purs enseignements de Moïse. Si le passé nous maintient dans la sujétion, il est aussi ce dont nous nous nourrissons.