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La vallée de l’Apurimac et la cordillère de Vilcabamba dans les mythes inkas et les sources écrites anciennes

2.1.3 LA REGION SOUS LE TAWANTINSUYU

Comme nous l’avons évoqué plus haut, la victoire sur les Chanka entraîne la prise de pouvoir de Pachakuti et marque le point de départ de l’expansion impériale inka. La région du CMVA est parmi les premières à être intégrée au Tawantinsuyu. Afin de bien comprendre sa situation géopolitique, il est nécessaire de rappeler quelques principes fondamentaux sur la géographie culturelle inka et sur l’organisation territoriale de l’empire.

2.1.3.1- La géographie du Tawantinsuyu

En l’absence de cartographie planimétrique objective, les systèmes inkas de représentation de l’espace andin reposaient essentiellement sur la mise en scène de certains éléments du paysage naturel, comme les montagnes, les lagunes et les vallées, dans une géographie conceptuelle (Van der Leeuw, 1990 ; Harris, 1997). La géographie culturelle inka est présentée dans les mythes qui expliquent la dimension sacrée du paysage, et mettent ainsi en ordre la vision du monde inka (Van de Guchte, 1999). A ce propos, nous venons de voir, par exemple, le rôle spécifique de la vallée de l’Apurimac dans la conception territoriale du cœur de l’empire inka.

Plusieurs principes régissent l’organisation géopolitique de l’empire inka. Tawantinsuyu signifie « ensemble de quatre bandes réunies » (Itier, 2008 : 52). L’organisation spatiale de l’empire est donc quadripartite et conçue comme des bandes projetées, depuis Cuzco, dans les quatre directions vers lesquelles se dirigent les grandes routes inkas (Acosta, 1954[1590] : 193). Le réseau routier inka, appelé Qhapaq Ñan, forme, ainsi, l’infrastructure du Tawantinsuyu, à l’image d’une « colonne vertébrale » articulant la gigantesque mosaïque géographique et ethnique de l’empire, et formant la trame de son système administratif (Hyslop, 1992).

Parcourue par le chemin du Chinchaysuyu qui unit Cuzco à la région d’Ayacucho (Carte 2.2), les régions d’Abancay et d’Andahuaylas se situent dans le quartier éponyme. La grande route du Chinchaysuyu sort de Cuzco, vers l’ouest, parcourt la plaine d’Anta, traverse l’Apurimac au niveau de Cunyaq et chemine dans l’ensemble du département de l’Apurimac jusqu’à Vilkaswaman37.

Située en marge de l’axe du Chinchaysuyu, la cordillère de Vilcabamba occupe une position moins évidente. Comme l’illustre le tableau 2.2, la plupart des mentions ethnohistoriques

37 Vilkaswaman est la capitale inka de la province éponyme, correspondant à l’actuel département d’Ayacucho. Comme l’indique Cieza (1946[1553] : 418), elle forme un espace nodal au centre du Tawantinsuyu (Santillana, 2001).

que nous avons relevées de la cordillère de Vilcabamba la situent presque toujours dans l’Antisuyu ; or, d’après les études classiques sur la distribution des quartiers de l’empire, celui-ci est localisé au nord-est de Cuzco (Zuidema et Poole, 1982 ; Bauer, 2000).

« Chinchaysuyu » « Antisuyu »

« Encomienda del Inka » (Julien, 2001) «Vilcapampa, último refugio inca perteneció al Antisuyu» (López de Velasco 1971[1574] : 247, dans Parssinen, 2003 : 215) Conquête de Vilcabamba par Pachakuti

(Cabello de Balboa, 1951[1586] : 300)

Traité Acobamba (Guillen, 1976-77 : 71) : « Río Acobamba, provincia de Andesuyu »

Vilcabamba donde «vivía el inca que ha comenzado a rebelarse» (San Martin, 1906[1552] : 9, dans Parssinen, 2003 : 220) Conquête chanka de l’Antisuyu (Betanzos, 1968[1551] : 16)

« San Francisco de la Vitoria en Andesuyo entre la cordillera de los Andes más

de veynte leguas del Cuzco a la parte del Oriente » (Calancha, 1974-81 [1638] :

1795)

“llaman Anti a toda aquella gran cordillera de sierra nevada que pasa al oriente

del Peru” (Garcilaso, 1609[1976] : 83).

Tableau 2.2- Citations concernant la situation de Vilcabamba dans la quadripartition du

Tawantinsuyu

Avec son paysage de ceja de selva, qui était souvent appelé « andes » au 16ème siècle, il est possible que l’attribution de la cordillère de Vilcabamba à l’Antisuyu relève de la confusion de certains Espagnols du terme « andes » avec l’Antisuyu inka. Mais, comme le remarque Parssinen (2003 : 215), il est étonnant que l’auteur indigène Santa Cruz Pachacuti (1993[1613] : 237) situe aussi Vilcabamba dans l’Antisuyu38. Se fondant sur la remarque du chroniqueur Santillan (1968[1563] : 105) qui stipule que le Chinchaysuyu commençait au lieudit de Vilcaconga39, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de la capitale, Parssinen suggère donc que la géographie des

suyu hors du cœur de l’empire inka, ne correspondait peut-être pas précisément à celle de Cuzco.

La géographie de Cuzco, centre conceptuel du Tawantinsuyu était organisée selon un système radial reposant sur quarante-deux lignes imaginaires, dénommées ceqes, qui se projetaient, depuis le Qorikancha, dans toutes les directions, et passaient par plus de trois cent vingt-huit sanctuaires, désignés par le terme wak’a (Cobo, 1964[1653]). Ce système géographique complexe, qui a fait l’objet de nombreuses études, pourrait avoir constitué une infrastructure fondamentale de l’espace inka, régissant l’organisation territoriale et la gestion de l’eau, matérialisant la structure sociopolitique, servant de calendrier, illustrant la cosmovision et réglant le culte (Wachtel, 1971 ; Zuidema, 1980 et 1995 ; Sherbondy, 1979 ; Farrington, 1992 ; Bauer, 2000).

Le CMVA est localisé en dehors du système de ceqes de la capitale décrit par Cobo. Si l’on projetait le système cuzquénien, il se situerait dans la prolongation du neuvième ceqe du

38 Santa Cruz Pachacuti (1993) mentionne le groupe ethnique amazonien Manare, dont le territoire se situait non-loin en amont de Vilcabamba, dans le contexte de la conquête de l’Antisuyu de Thupa Yupanki et de son général Otorongo Achanchi.

39 Vilcaconga, ou Vilkakunka, est le nom du col qui unie la plaine d’Anta à la vallée de Limatambo. D’après Albornoz (Duviols, 1984 : 205), il s’agit d’un wak’a de grande importance. Sur le plan historique, ce lieu, situé au seuil de la région cuzquénienne était un point stratégique, s’étant converti en champ de bataille à plusieurs reprises. Lors des guerres contre les Chanka, ces derniers y établirent un campement, au moment du siège de Cuzco (Sarmiento, 2001[1572] : 90). Plus tard, les troupes d’Atawalpa et Waskar s’y sont livrées bataille (Cobo, 1964[1653] : 96). Enfin, ce col a été le théâtre de la bataille décisive de la marche de Pizarro sur Cuzco (Hemming, 1993[1970] : 107).

Chinchaysuyu (Bauer, 2000 : 81). D’après Bauer (ibid. 167), la relation des sanctuaires de la

plaine d’Anta40 et de la province des Kichwa, établie par l’extirpateur Albornoz (Duviols, 1984 : 205), tend à se superposer à ce ceqe et à constituer une prolongation de cet axe rituel parsemé de sites sacrés (Van de Guchte, 1990 ; Heffernan, 1996b : 26). Parmi les wak’a relevés par Albornoz, on trouve, le « Salkantay (un glacier très élevé et hautement respecté) et Apurimac

(une roche de grande superstition ressemblant à un indien) »41 ; cette mention traduit le caractère sacré de ces éléments majeurs du paysage naturel de la région, et, comme nous l’avons mentionné dans le premier chapitre, leur importance en tant que marqueur géographique. Le glacier du Salkantay est, en effet, bien visible depuis la sortie de Cuzco et forme un point de mire le long du

Qhapaq Ñan du Chinchaysuyu. En raison de cette situation géographique remarquable42, Parssinen (2003 : 226) émet l’hypothèse que ce sommet aurait pu être utilisé pour déterminer la frontière entre Chinchaysuyu et Antisuyu, en dehors du territoire de la capitale. Si cette hypothèse est valide, elle expliquerait pourquoi la majorité des sources situent Vilcabamba dans l’Antisuyu. Le cas échéant, le versant sud de la cordillère de Vilcabamba (correspondant à notre aire d’étude) appartiendrait au Chinchaysuyu et le versant nord à l’Antisuyu.

Dans l’état actuel des recherches, cette hypothèse audacieuse ne peut être acceptée sans réserve43. Elle induit, en effet, une conception flexible et plurielle de l’organisation spatiale de l’empire inka, qui ne serait, dès lors, pas uniquement fondée sur un système cuzco-centrique. L’existence d’autres systèmes spatiaux à caractère radial autour de grandes capitales régionales inkas tels Vilkaswaman (Santillana, 2001), Huánuco Pampa et Inkawasi (Hyslop, 1990 : 202), donne en effet à penser que certains sites majeurs du Tawantinsuyu auraient pu être conçus comme des centres régionaux de (re-)projection de l’espace inka.

2.1.3.2- Les provinces inkas du Chinchaysuyu

A des fins administratives, l’empire inka était organisé en provinces. Ces provinces, aussi appelées wamani, comptaient de plusieurs milliers à plusieurs dizaines de milliers de foyers, selon les régions et la conformation originale des groupes ethniques qu’elles englobaient (Parssinen, 2003 : 264 ; Santillan, 1968[1563]). L’administration de ces provinces visait, en premier lieu, à la gestion et au contrôle du tribut prélevé suivant un système de réciprocité symbolique et asymétrique (Murra, 1983[1978]). Dans certaines provinces importantes, les Inkas

40 Dans les sources ethnohistoriques, la plaine d’Anta est aussi connue sous le nom de vallée de Xaquixaguana (Duviols, 1984]). 41 La citation est adaptée de “Salcantay (es un cerro muy alto, nevado, y muy reverenciado), Aporimac (era una piedra a manera

de indio de gran superstición)” (Duviols, 1984 : 206). La traduction est nôtre.

42 Parssinen remarque, aussi, que, depuis les hauteurs de Cuzco, le Salkantay forme le point sur l’horizon du coucher du soleil du solstice juin.

43 Comme le signale Duffait (2007 : 230), l’association des sites inkas du bassin du Vilcabamba à la « provincia del

Chinchaysuyu », dans le titre d’encomienda d’Hernando Pizarro (Julien, 2001), constitue une solide antithèse aux propos de

Parssinen. La nature du document doit cependant inciter à la prudence quant à sa précision car :

- il a été rédigé en 1539, alors que la plupart des régions dont il fait mention ne sont pas encore connues des Espagnols ; cela laisse à penser que cette liste a été dressée de façon hâtive et/ou peut-être simplifiée, à partir de sources inconnues ;

- le document ne fait peut-être pas directement référence à la quadripartition inka, étant donné qu’il n’y a pas de mention du Qollasuyu ni (dans certaines versions) de l’Antisuyu, alors que les « yungas de Toayma » se situent théoriquement dans ce quartier. En outre, il a été démontré que le terme « province », utilisé dans le document, est problématique. Dans les sources espagnoles, son usage est en effet loin d’être systématique ; il peut désigner un contenu démographique, tout comme un territoire à l’étendue très variable (Parssinen, 2003 : 258-267), et ne se réfère pas toujours aux provinces inkas (Astuhuaman, 2006 : 275).

fondaient des capitales provinciales « à l’image de Cuzco » (Hyslop, 1990 ; Farrington, 1998), comme Huánuco, Jauja et Vilkaswaman dans le Chinchaysuyu, où étaient établis des édifices publiques et religieux ; ces capitales centralisaient aussi les infrastructures administratives, comme les ateliers et les structures de stockage (Cieza, 1946[1553]). Mais, à l’échelle du

Chinchaysuyu, ces grands établissements inkas étaient rares (Hyslop, 1990) ; l’essentiel de

l’infrastructure inka étant formé, comme nous allons le voir pour le département d’Apurimac, de petits centres administratifs disséminés le long du réseau routier.

Les études comparatives (D’Altroy, 2003 ; Parssinen, 2003 ; Astuhuaman, 2007) montrent que la taille, la démographie et l’organisation territoriale et socio-politique des wamani étaient très diverses ; elles variaient selon les enjeux économiques, la nature des relations entretenues avec les groupes locaux et, probablement, aussi suivant des critères relevant de la géographie sacrée et de l’ethnicité (Favre, 1967 ; Santillana, 2001). L’identification des provinces est un thème classique et complexe des études inkas44. Bien que la plupart des études s’appuient fortement sur l’ethnohistoire dans leur démarche, remarquons, comme le signale Ramirez (2005), que les sources coloniales sur le sujet sont inconsistantes et partiales ; en effet, les Espagnols ont, très tôt, récupéré et adapté à leur guise le système administratif. Concernant notre région d’étude, les informations sur les provinces inkas sont peu abondantes.

Figure 2.3- Les conquêtes inkas du Chinchaysuyu d'après Guaman Poma (1609 : 155)

44 Ne perdons pas de vue que la vision inka (relatée par les chroniqueurs) de la géopolitique de la région relève d’un récit historique construit pour légitimer leur pouvoir et leur impérialisme. Il faut donc penser que les « provinces inkas » (« bornées ») seraient, comme l’écrit Murra (1983[1978] : 67), une sorte de « fiction légale » qui occulte la complexité du paysage social pluriethnique des territoires correspondants. A ce propos, Ramirez (2005) suppose même que les « provinces inkas », telles qu'on les connait à travers l'ethnohistoire, sont des constructions de l’administration espagnole qui cherchait à conférer une certaine légitimité historique à sa politique coloniale. Les provinces inkas constituent, néanmoins, la base de la plupart des études régionales sur le Tawantinsuyu (Malpass, 1993 ; Stanish, 2001). Comme l’écrit Julien (199), le recourt au concept de « province » constitue, malgré ses problèmes théoriques, un outil heuristique bien utile pour les approches régionales.

2.1.3.2.1- Les provinces inkas des Kichwa et des Chanka, du Chinchaysuyu

Peu de temps après l’accession au pouvoir de Pachakuti et à la suite de la conquête du

Qullasuyu, les territoires kichwa et chanka sont intégrés au jeune empire inka, au prix de

batailles45 (Guaman Poma, 1615 : 154 ; Sarmiento, 2001[1572] : 119) et d’alliances (Cieza, 1946[1553] : 157) avec les chefferies locales, qui étaient établies dans des pukara46 dispersés entre Andahuaylas et Abancay.

Si l’on peut se fier aux archives espagnoles du 16ème siècle (Fornée, 1965 [1586] : 260 ; Duviols, 1967 ; Julien, 2002), il semble que les Inkas aient administré la région suivant l’établissement de deux provinces qui portaient le nom des groupes ethniques autochtones47 :

- la province kichwa, qui s’étendait entre Abancay et Curawasi et comprenait près de 4700 foyers48, en 1572 (Espinoza, 1973 : 227).

- la province « Hanan y Hurin Chanka », qui devait couvrir une bonne partie de l’actuelle province d’Andahuaylas et qui, d’après l’estimation de Julien (2002 : 186), aurait pu compter près de 7500 foyers49, en 1572.

D’après Cieza (1946[1553] : 157), l’intégration au Tawantinsuyu des provinces kichwa et

chanka entraîne « un réaménagement général de la région afin de remettre en ordre les villages et d’éviter que les chefferies locales continuent à guerroyer entre elles »50. Ainsi, plusieurs ayllu

chanka et kichwa auraient été déplacés vers d’autres provinces de l’empire (Huertas, 1990 ;

Santillana, 2002), afin de pacifier la région, et de s’en approprier les terres. Les Inkas mettent aussi en place des mécanismes de contrôle politique des populations locales, dont les sources écrites exposent, ici, deux cas spécifiques. A Curawasi, les Inkas laissent en place le kuraka local,

Tupac Uasco, auquel ils offrent une épouse issue de la noblesse cuzquénienne, afin de sceller une

alliance matrimoniale élitaire (Cieza, 1946[1553] : 156). Dans le cas de la province chanka (Julien, 2002 : 185), il semble que les Inkas aient établi un gouverneur d’origine ethnique cuzquénienne, appelé tukrikoq, qui avait autorité sur les kuraka locaux, gérait les terres de l’Etat et supervisait la perception du tribut (D’Altroy, 2003 : 232 ; Espinoza Soriano, 1973 : 247).

La démarche de restructuration territoriale, à laquelle Cieza fait référence, correspond aussi sans doute à l’établissement des tampu, dont Vaca de Castro dresse la liste en 1543 : « Apurimac, Curaguasi, Abancay, Cochacajas, Curimba, Andahuaylas et Uramarca »51. Les

45 Sarmiento de Gamboa (2001[1572] : 107) signale que Anco Ayllo, l’un des capitaines Chanka vaincu lors des guerres du Cuzco, est élevé au titre de capitaine des troupes inkas, pour la conquête de sa propre région d’origine.

46 Villages fortifiés, généralement installés au sommet des montagnes (Cieza, 1553/1946 : 412).

47 La province kichwa, elle est désignée comme telle par Fornée (1965 [1586] : 260) et comme « provincia de Amancay » par Garcilaso (1976[1609] :159), peut-être car sa principale llaqta se situait non-loin d’Abancay. Quant à la province des Chanka, elle est nommée « los de Hanan et Hutin Chanka y los Quichuas de Vilcaparo » dans le titre d’encomienda de Maldonado daté de 1539 (Julien, 2002), ce qui montre bien que les territoires kichwa et chanka était imbriqués.

48 Ce chiffre est calculé sur la base de la visite de Toledo réalisée en 1572, qui recense approximativement 3600 tributaires. Si, comme le propose Julien (2002), on considère 30% de chute démographique depuis l’époque préhispanique, on arrive à ce chiffre de 4700 foyers, non-loin du pisca guaranga du système décimal théorique de Bandera (dans Parssinen, 2003 : 325).

49 Julien ne se base que sur le repartimiento d’Andahuaylas. Or, si l’on prend en compte l’ensemble de la province, on arrive à plus de 9000 tributaires, un chiffre proche des 10000 tributaires du Hunu du système décimal théorique de Bandera (dans Parssinen, 2003 : 325).

50 La citation originale dont il est fait mention est la suivante : “les mandó que viviesen ordenadamente sin tener costumbre mala

ni darse la muerte los unos a los otros.” (Cieza, 1946[1553] : 157). La traduction est nôtre.

51 Comme l’écrit Bauer (et al., 2008 Ms), un autre tampu était situé dans le fond de la vallée du Pinkos. Le vice-roi Toledo y séjourna lors de sa visite de 1571. Les textes ne permettent toutefois pas de déterminer si le site est d’origine préhispanique.

tampu sont des établissements administratifs de l’Etat qui servent, généralement, de

caravansérails afin de ravitailler les troupes inkas et les fonctionnaires de l’Etat au cours de leurs déplacements (Hyslop, 1992 : 138). Ils présentent donc des logements et des infrastructures de stockage. En tant que centre administratif, il s’agit aussi, comme le montre la relación de Vaca de Castro (1989[1543]), de pôles auxquels sont rattachées les populations locales, qui ont l’obligation de contribuer à son fonctionnement suivant la prestation de services et/ou le don de produits, c’est aussi ce que suggère l’étude ethnohistorique du tampu d’Abancay et de ses environs, réalisée par Espinoza Soriano (1973).

Lors de son intégration au Tawantinsuyu, une grande partie de la vallée d’Abancay, connue comme Aucapanamayu à l’époque préhispanique, semble avoir été vidée de sa population native. Les Inkas y implantèrent des groupes de colons, appelés mitma52 qui étaient chargés de cultiver les terres passées sous le contrôle de l’Etat, et recevaient en échange des biens de prestiges comme des tuniques et de la céramique. La présence de ces mitma, qui provenaient de différentes régions de yunga, conférait une dimension pluriethnique au paysage social de la vallée. La vallée était administrée par un capitaine inka, un tukrikoq d’après Espinoza Soriano (1973 : 247)53, et divisée entre les terres de l’Etat (moya), les parcelles en usufruit des mitma

yunga implantés par l’Etat (réunis autour de l’établissement pluriethnique de Ninamarka) et les

terres des populations natives kichwa, dorénavant limitées, presque exclusivement, aux zones de

puna.

2.1.3.2.2- Remarque concernant le mode de partition des terres sous le Tawantinsuyu

Le mode de partition des terres du tampu d’Abancay, que nous venons de décrire brièvement, illustre bien la complexité du système administratif des provinces inkas. Connu pour sa flexibilité (Salomon, 1978 ; Malpass, 1993a ; Julien, 2006 ; Ramírez, 2002, 2005 et 2008), ce système constitue une problématique ethnohistorique qui dépasse largement le cadre de cette étude. Il forme, néanmoins, un contexte de base pour comprendre l’organisation territoriale du

52 En quechua, le terme « mitma » pourrait se traduire simplement par « étranger (au lieu où il est établi) » (Itier, 2008 : 192). Dans le contexte du Tawantinsuyu, il possède toutefois un sens spécifique et complexe, faisant référence à une pratique géopolitique de l’administration inka correspondant à l’établissement de colons déplacés de leur communauté d’origine, dont ils sont extraits du tissu social. Ces mitma étaient déplacés pour des raisons politiques telle la pacification des régions rebelles, ou pour des motifs économiques afin de fonder des colonies d’artisans spécialisés dans les ateliers inka (Soriano, 1973 ; Murra, 2003[1978]). Dans le cas des vallées d’Abancay (ibid.) et de l’Apurimac (Garcilaso, 1976[1609] : 161), il s’agit de groupes de paysans, essentiellement originaires des régions côtières, les yungas, qui étaient assignés à la culture des zones au climat chaud caractéristiques de ces fonds de vallées. Avec les yanaquna, individus complètement subordonnés aux palais ou sites administratifs inkas ainsi couramment désigné « domestique de l’inka », les mitma forment la main d’œuvre de l’empire et forme des groupes sociaux indépendant de la sphère communautaire dont ils ont été extraits du tissu social (Wachtel, 1971). Le lecteur peut se reporter à l’étude comparative de Wachtel (1980) sur les domaines d’Abancay, Cochabamba et Yucay qui analyse en détails le fonctionnement du système de mitma et yanaquna. D’après lui, c’est le type de terres auxquelles ils sont rattachés qui distingue ces classes de colons. Les yanaquna seraient spécifiquement établis dans les palais et les domaines privés des lignages royaux alors que les mitma constituent la main d’œuvre des terres de l’Etat (désignée Moya). Par ailleurs, Murra (1983[1978] : chapitre 8) souligne qu’une des principales différences entre les mitma et les yana est que les second étaient extraits de manière définitive de leur groupe ethnique, constituant une classe indépendante, alors que les mitma gardaient généralement leur identité ethnique et parfois des liens avec leur région d’origine.

53 Dans les archives consultées par Espinoza Soriano, le nom du tukrikoq est Huzco. Faut-il voir dans ce nom une corruption de

CMVA sous le Tawantinsuyu ; nous retenons, ici, la classification récente d’Espinoza Soriano (2007 : 42) qui distingue les catégories suivantes54 :

1) Terres de l’Etat.

2) Domaines privés du Sapa Inka ou de ses femmes, comme patrimoine personnel. 3) Domaines des panaqa ou ayllu royaux de Cuzco.

4) Terres collectives des ayllu, qu’ils soient originaires de la zone, ou mitma ou étranger. 5) Terres des divinités administrées par les prêtres.

6) Terres des kuraka nobles de province ou encore de la localité.

7) Champs en usufruit des yana qui offraient leurs services dans les héritages des nobles. 8) Parcelles en usufruit des piña (prisonniers de guerre) maintenus en captivité dans les

cocales de l’Etat ou du Sapa Inka.

L’organisation territoriale des provinces inkas du Chinchaysuyu du département d’Apurimac étant maintenant présentée de manière synthétique, il convient désormais de