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2.1.1 LA CORDILLERE SUD-ORIENTALE AVANT LA FORMATION DE L’ETAT INKA

La vallée de l’Apurimac et la cordillère de Vilcabamba dans les mythes inkas et les sources écrites anciennes

2.1.1 LA CORDILLERE SUD-ORIENTALE AVANT LA FORMATION DE L’ETAT INKA

Avant la formation du Tawantinsuyu, le paysage des Andes centrales, tel qu’il est présenté dans les chroniques, ressemblait à une mosaïque de peuples qui entraient souvent en conflit pour le contrôle et/ou l’expansion de leurs territoires. Dans la cordillère sud-orientale, les Inkas de la région de Cuzco, les Chanka de la région d’Andahuaylas et les Kichwa de la région d’Abancay, étaient alors les principaux groupes ethniques4. Ces grands groupes comptaient sans doute des dizaines de milliers d’individus. Ils sont vraisemblablement le produit d’un processus de fédération5 progressive des multiples « chefferies » paysannes qui peuplaient leur aire nucléaire respective (D’Altroy, 2003 : 59). C’est ce processus de développement socioculturel, que l’on

4 Nous employons ici les termes « chefferie » et « groupe ethnique » pour nous référer aux entités socioculturelles préhispaniques. Bien que ces deux termes soient couramment utilisés dans la littérature scientifique andine, leur usage pose plusieurs problèmes théoriques de fond que nous n’approfondissons pas ici, mais qu’il est toutefois nécessaire de contextualiser.

Issue des théories évolutionnistes de l’anthropologie sociale anglo-saxonne (voir notamment Johnson et Earle, 1987), la « chefferie (chiefdom) » correspond à un concept heuristique de structuration politique pré-étatique. Ce concept se réfère aux sociétés constituées de groupes de parenté qui forment une population, à l’échelle variable, se comptant en milliers jusqu’à quelques dizaines de milliers d’individus, unis sous le pouvoir coercitif d’un individu ou d’un conseil (Earle, 1997). Le pouvoir du chef repose, généralement, sur un certain contrôle de l’économie (existence de biens de prestige ; forme de gestion relativement centralisée de la production), sur son statut de chef de guerre (fédération des groupes locaux dans les périodes de conflit) ainsi que sur l’idéologie (l’ancestralité de son lignage par exemple ; divers attributs symboliques du pouvoir politico-religieux). Sans entrer dans une discussion approfondie, il faut signaler que ce concept schématique fait l’objet de vives polémiques dans le milieu anthropologique (voir les critiques de Guille-Escuret (2004) et de Testart (2005)). En effet, notre usage de ce terme possède un caractère générique qui, comme l’illustre Nielsen (2006), n’est que plus ou moins adapté à la réalité des formations sociales andines de l’époque préhispanique tardive. Souhaitons donc que le lecteur ne nous tienne pas rigueur de l’emploi dans le texte du terme « chefferie » qui relève avant tout d’une volonté d’expression générique, plutôt que d’une dimension réflexive. La question des structures sociales des communautés paysannes du CMVA fait l’objet d’une étude approfondie dans les chapitres 7 et 8.

Quant au terme « ethnie », il peut être défini, tel que le propose Godelier (2007 : 96), comme « un ensemble de groupes locaux

se sachant issu d’une même souche, parlant des langues apparentées et partageant un certain nombre de principes d’organisation de la société et de représentation de l’ordre social et cosmique, ainsi que des valeurs communes ». Ce terme est notamment très

courant dans la littérature ethnohistorique française et britannique (voir Annales, 1978, par exemple). Concept polysémique à la portée politico-scientifique plusieurs fois reconsidérée (Formoso dans Segalen, 2001), le « groupe ethnique » possède, dans le contexte des Andes préhispaniques, une forte dimension primordialiste, fondée essentiellement sur les mythes d’origine (lieu d’origine, vision du monde, système symbolique). Mais il possède aussi une certaine dimension interactionniste (notamment dans les récits mythiques de conflits interethniques définissant l’identité socioculturelle par l’altérité et l’exposition des frontières sociales). Dans la culture matérielle andine, les principaux marqueurs de l’ethnicité sont à rechercher dans la vestimentaire et la physionomie des individus (chevelure, coiffe, déformation crânienne, comme l’expliquent les chroniqueurs espagnols ; voir notamment Cieza, 1946[1553]), ainsi que dans la pratique habitante et l’architecture domestique (Aldenderfer et Stanish, 1993 ; Bromberger dans Bonte et Izard, 2007[1991] : 317) et dans la céramique (par exemple, Lecoq, 1997 et Druc, 2009).

5 Le terme de « fédération » nous parait préférable à celui d’« intégration » qui est souvent employé pour décrire le processus de développement des grandes entités politico-territoriales (que sont les groupes ethniques inkas et chanka). « Intégration » induit, en effet, une idée de développement unilinéaire, alors que « fédération » renvoie à un processus plus dynamique qui reflète sans doute mieux le processus de formation de l’Etat inka (Bauer, 1992). En ce qui concerne les Chanka, il convient de souligner que notre usage du terme « fédération » se démarque du concept de « confédération chanka » développé par Garcilaso (1976[1609] : 196. Celui-ci stipule, en effet, que la dite « confédération chanka » comprenait les chefferies « Hancohuallu, Utunsulla,

Uramarca, Uillca ». Selon lui, son territoire s’étendait donc sur une grande partie du département d’Ayacucho. Mais Garcilaso est

l’unique chroniqueur à dépeindre un territoire aussi vaste. De plus, dans les archives coloniales (Julien, 2002 ; Bauer et al., 2008 Ms), la province chanka se limite à la région d’Andahuaylas. Il semble donc que Garcilaso a dû exagérer l’échelle du pays

chanka, peut-être afin de conférer encore plus d’importance à la victoire des Inkas dont il était un fier descendant (Santillana,

retrouve dans les mythes d’origine6 recueillis par les chroniqueurs espagnols7. Nous dressons, ci- dessous, une synthèse des mythes inkas et chanka à la structure relativement analogue.

2.1.1.1- Mythes d’origine inka et chanka

Les Inkas, comme les Chanka, revendiquent un lieu d’origine, appelé « paqarina »8, où sont apparus les ancêtres fondateurs de leur lignage. Concernant les Inkas, le mythe d’origine le plus répandu9 voit quatre couples primordiaux sortir d’une grotte (dénommée Tampu Toco) de la région de Paruro, localisée à quelques dizaines de kilomètres au sud de Cuzco (Urton, 2004[1990] et 2004[1999]). Quant aux Chanka, ils considèrent la lagune Chocloqucha comme leur paqarina ; cette lagune est localisée, assez loin d’Andahuaylas, dans la cordillère occidentale du département de Huancavelica (Albornoz dans Duviols, 1967 ; Guaman Poma, 1615 : 85).

Dans les deux cas, le paqarina se situe en dehors de l’aire nucléaire des groupes ethniques. Les ancêtres fondateurs (les frères Ayar, pour les Cuzquéniens ; Usco Vilca et Anco

Vilca, chez les Chanka) ont réalisé une migration initiale avant de s’établir à Cuzco et à

Andahuaylas, respectivement. Au cours de cette migration, les ancêtres parcoururent les paysages andins, à la recherche de terres fertiles qu’ils obtinrent au prix de confrontations avec les chefferies autochtones qu’ils conquirent ; c’est le cas, par exemple, des Waylla qui habitaient la vallée de Cuzco (Rostworowski, 2006[1953] : 34-35 ; D’Altroy, 2003 : 56) et des Kichwa qui peuplaient, soit disant, la région d’Andahuaylas (Cieza, 1946[1553] : 149).

Une fois établis à Cuzco et Andahuaylas, les Inkas (Rostworowski, 2006[1953]) et les

Chanka (Betanzos, 1968[1551] : 15-16) continuèrent à guerroyer afin d’étendre leur territoire en

soumettant les chefferies autochtones des environs. Les Chanka sont systématiquement dépeints comme des guerriers barbares et violents (voir notamment Garcilaso, 1976[1609] : 221). En revanche, les chroniqueurs hispaniques relèvent, plus volontiers, le caractère « civilisateur » de l’expansion inka qui repose, d’après eux, non seulement sur des conquêtes militaires mais aussi sur une politique développée d’alliances matrimoniales (Covey, 2006 ; Murra, 1978 : 929). Les lignages, ainsi liés aux Inkas par des relations de parenté élitaire, sont généralement désignés par les chroniqueurs comme « Inkas de privilège ». Toujours est-il que cette politique, faite de

6 Par « mythe », on conçoit ici un récit sacré qui relate des événements du temps primordial et fournit à l’homme un sens déterminant à son comportement.

7 Presque toutes les chroniques relatent les mythes de formation de l’Etat inka. Pour des études de synthèse, nous renvoyons le lecteur à : Rostworowski (1997 et 2006[1953]), Urton (2004 [1990] et 2004[1999]), Huertas (1990), Santillana (2001 et 2002) et Someda (2005). En ce qui concerne les Chanka, Betanzos (1968[1551]), Sarmiento de Gamboa (2001[1572]) ; Cieza (1946[1553]) et Garcilaso (1976[1609]) offrent les récits les plus documentés.

8 Le terme paqarina est d’origine quechua. D’après Holguín (1989[1608] : 266), il possède le sens de la naissance ou encore de l’aube. Le linguiste Itier (2008 : 192) le définit de la manière suivante : « (« lieu d’apparition »). Endroit (caverne, arbre, source,

sommet d’une montagne, etc.) ou l’ancêtre fondateur d’un ayllu était apparu en ce monde en sortant de l’intérieur de la terre ou en descendant du ciel. Les paqarina étaient d’importants lieux de commémoration. ». A ce sujet, le lecteur peut aussi consulter

l’explication de Santa Cruz Pachacuti (1993 : 99).

9 Il existe un autre mythe d’origine, bien connu, car il est relaté par Garcilaso (1976[1609]) qui est sans doute le chroniqueur le plus lu. Dans ce mythe, le paqarina inka est le lac Titicaca. Un couple primordial, formé de Manqu Qhapaq et Mama Ocllo, en aurait émergé, en compagnie du soleil. Comme le remarque Rostworowski (1992 : 144), il est probable que cette version du mythe d’origine inka, relatée par Garcilaso, ait été destinée à « l’édification de ses lecteurs européens » et visait à mettre en relation les Inkas avec les grandes cultures andines antérieures (ici, Tiwanaku probablement) pour légitimer leur pouvoir et leur hégémonie socioculturelle sur les Andes.

diplomatie et de violence, permet aux Inkas d’étendre leur territoire à l’ensemble de la région de Cuzco.

Dans les légendes inkas, c’est une bataille ayant lieu aux alentours de 1438 apr. J.-C. qui constitue le moment crucial de l’histoire de la région. Cet épisode mytho-historique met en scène une guerre dans laquelle se heurtent les ambitions expansionnistes inkas et les chanka, sur laquelle nous reviendrons.

2.1.1.2- Les Kichwa

D’après les mythes, l’espace intermédiaire entre les territoires inkas et chanka était occupé par les Kichwa, une « nation très ancienne » (selon Cieza (1946[1553] : 21), à laquelle « l’Inka aurait emprunté [le quechua,] la langue générale de l’empire »10 d’après Albornoz (dans Duviols, 1984 : 206)11. Guaman Poma et Santa Cruz Pachacuti (dans Bauer, 2004 : 16) citent les

Kichwa parmi les groupes « Inkas de privilège ».

D’après les rares données disponibles (Fornée, 1965 [1586] : 260 ; Albornoz dans Duviols, 1984 : 206), le pays12 kichwa devait s’étendre entre la vallée du Pinkos dans la province d’Andahuaylas13 et la vallée de Limatambo dans la province de Cuzco. Il comprenait ainsi la section de la vallée de l’Apurimac qui se situe dans notre aire d’étude.

10 L’expression originale dont il est fait mention est la suivante : « de donde el inga tomo su lengua general » (Albornoz dans Duviols, 1984 : 206). La traduction est nôtre.

11 « quechua » et « kichwa » sont les mêmes mots. Nous leur avons attribués deux orthographes distinctes afin que le lecteur puissent fait aisément la différence entre la langue, l’étage écologique (écrits quechua) et le groupe ethnique (Kichwa)

12 Le terme « pays » est utilisé ici pour apporter une nuance à celui de « territoire », avec « une idée d’appartenance identitaire

qui rassemble dans un même schème l’habitant et son espace » (extrait de la définition de Ozouf-Marignier, sur l’encyclopédie électronique Hypergo).

13 Si l’on peut se fier au témoignage recueilli par Cieza (1946[1553] : 149), le pays kichwa comprenait la région d’Andahuaylas, avant que les Chanka ne les en dépossèdent.

On trouve peu d’informations dans les chroniques au sujet de ce groupe qui n’occupe qu’une place subsidiaire dans le récit inka du conflit pour le contrôle de la cordillère sud-orientale (Guaman Poma, 1615 : 154 ; Sarmiento, 2001[1572] : 119 ; Cieza, 1946[1553] : 157). Il semble, en effet, que les riches terres agricoles du département de l’Apurimac aient été l’objet des ambitions expansionnistes chanka et inkas et que le territoire kichwa ait diminué au fur et à mesure des avancées des groupes antagonistes, si bien qu’au 16ème siècle les terres kichwa de la région d’Abancay étaient confinées aux zones de puna (Espinoza Soriano, 1973 : 242).

2.1.1.3- Commentaires

Avant la formation du Tawantinsuyu, la cordillère sud-orientale était occupée par un grand nombre de chefferies locales, engagées, depuis le 12-13ème siècles, dans une dynamique de fédération politico-culturelle, dont les principaux pôles étaient Cuzco et Andahuaylas. Ce processus est à l’origine de la formation de puissants groupes ethniques, comme les Inkas, les

Chanka et les Kichwa, dont nous venons d’esquisser les portraits tels qu’ils apparaissent dans les

mythes inkas.

Outre le fait qu’il s’agissait, comme nous l’avons vu, de lignages revendiquant un ancêtre mythique et un lieu d’origine commun, les mythes inkas ne livrent pas d’information spécifique sur l’organisation sociale des multiples chefferies locales qui composaient les groupes ethniques. Pour cela, il faut se reporter aux documents coloniaux du 16ème siècle, comme les inspections administratives, qui dressent des recensements primaires des communautés occupant les provinces administratives. Dans ces sources, les communautés sont généralement désignées par le terme « ayllu » et représentées par un « kuraka » (Julien, 2001 et 2002, notamment).

D’une manière générale, l’ayllu forme l’unité sociale et territoriale de base du monde andin. Dans les sources coloniales et les ethnographies (Holguín, 1989 [1608] ; Murra, 1983[1978] ; Isbell, 2005[1978] : 137 ; Molinié, 1986-87 : 255 ; D’Altroy, 2000 : 365, entre autres), le terme ayllu se réfère à une communauté, fondée sur des liens de parenté et liée à un territoire spécifique, dont la cohésion sociale est, le plus souvent, basée sur l’entraide mutuelle et réglée par des principes de réciprocité. A l’époque préhispanique, comme le montre Isbell (1997), le culte à un ancêtre commun a, sans doute, joué un rôle fondamental dans l’identité de l’ayllu14. Dans le contexte de la paysannerie, qui devait représenter l’essentiel de la population de la cordillère sud-orientale avant la formation du Tawantinsuyu, la réciprocité se traduisait, sans doute, comme aujourd’hui (voir supra, 1.3.1.2), par des échanges de biens et de services pour la subsistance. A l’image des ayllu de l’époque coloniale et moderne (Salomon, 1978 : 984 ; Harris, 1978 : 1110 ; Platt, 1978 : 1083, par exemple), il est vraisemblable que les parentèles s’assemblaient en agrégats composites plus vaste, formant, ainsi, des macro-communautés à la

14 Isbell (1997), qui consacre un livre entier à la problématique de la définition de l’ayllu préhispanique, met en relation la formation de ce type d’organisation sociale avec le développement du culte aux ancêtres matérialisés par la tradition des « sépultures ouvertes ». De l’étude ethnohistorique des rites liés au culte aux ancêtres à Cuzco et Huarochiri, Isbell dégage, d’abord, quatre aspects fondamentaux de l’ayllu : un groupe social, un territoire dont les ressources sont exploitées en usufruit par ce groupe, la place hiérarchique qu’occupe ce groupe au sein d’un vaste tissu de parentés et, surtout, la définition de l’identité de ce groupe basée sur la revendication d’un ancêtre fondateur commun (ibid. : 100). C’est au sujet de ce dernier aspect, qu’Isbell réalise, ensuite, un développement approfondi sur le rôle symbolique des monuments funéraires, comme les chullpa ou pucullo, où résidaient les mallki, ancêtres fondateurs des ayllu. Sur le même sujet, il existe une étude approfondie de Salomon (1995) qui conclut également que tous les sens du terme ayllu dénotent une parenté dont l’identité repose sur un ancêtre spécifique (cette citation est adaptée et traduite de la page 345).

structure emboîtée et pyramidale. Le cas échéant, l’existence de ce type de structure sociale aurait pu constituer la base du développement progressif des grands groupes ethniques inkas et chanka. A propos de ces groupes ethniques, on sait, par ailleurs, qu’ils étaient souvent organisés en « moitiés », généralement exprimées par le dualisme haut – bas, hanan – hurin en quechua15. Largement répandu dans les Andes préhispaniques, ce type de structure dualiste régissait, en effet, l’organisation politique et territoriale à différents niveaux de la société (Palomino, 1971 ; Bouysse, 1978 ; Molinié, 1985 ; Rostworowski, 2000[1988]).

Quant au terme « kuraka », dont le sens premier est « aîné »16 (Itier, 2008 : 70), il se réfère à l’individu qui disposait de l’autorité sur l’ayllu et son territoire. Comme le décrit Itier (Ibid.), il était aussi, parfois, appelé kamachikuq, soit « celui qui attribue ses tâches à chacun », et veillait donc à l’organisation du travail collectif au sein de sa parentèle. Sur le plan politique, il représentait sa communauté, ou une macro-communauté, et était donc l’interlocuteur des administrateurs inkas et espagnols, raison pour laquelle les mentions de kuraka sont courantes dans les archives administratives.

Dans les chroniques, le dirigeant de la communauté est aussi, parfois, présenté comme un chef de guerre, dénommé sinchi (Sarmiento, 2001[1572] : 47). Plusieurs témoignages relevés par les chroniqueurs dépeignent, en effet, une situation de conflit généralisé dans les Andes pré- inkaïques, dénommée l’âge des guerres, aucaruna (Guaman Poma, 1615 : 64). A ce propos, Santillan (1968[1563]: 104) écrit, par exemple, qu’ « avant que les Inkas ne débutent leur règne,

il n’y avait pas d’ordre ni de police ; chaque vallée (ou province) avait son seigneur principal, dénommé kuraka, ainsi que ses assistants ; et chacune de ces vallées était en guerre avec ses voisines [etc.] »17. Pour sa part, Cieza (1946[1553] : 5) relève que « les peuples de cette époque

se faisaient sans cesse la guerre […, et qu’] ils n’avaient pas de seigneurs, si ce n’est des capitaines avec lesquels ils partaient en guerre. »18. Cette vision belliqueuse des chefferies pré- inkas est très répandue dans l’ethnohistoire andine et constitue un contexte interprétatif courant dans la recherche archéologique sur l’époque préhispanique tardive (Arkush, 2006). Pourtant, il convient de rappeler la dimension légendaire des témoignages relevés par les chroniqueurs. Cette

15 Comme l’explique Cobo (1964[1653]: 72), Cuzco, la capitale inka, était divisée en deux grands quartiers : celui du haut,

Hanan, et celui du bas, Hurin. Les lignages royaux faisaient l’objet de la même partition (Tableau 2.1, p. 66). Cobo (ibid. : 112)

ajoute que les Inkas ont imposé ce système de bipartition à tous les peuples conquis, afin, en quelque sorte, de les diviser pour mieux régner. On retrouve effectivement cette bipartition dans l’organisation de la province chanka qui, en 1539, était divisée, comme le montre le titre d’encomienda de Maldonado, en Hanan Chanka et Hurin Chanka (Julien, 2002). Le système de bipartition était peut-être déjà en place avant l’intégration des Chanka à l’empire car les mythes d’origine Chanka signalent l’existence de deux groupes (voir la synthèse de Bauer et al., 2008 Ms).

16 Le concept d’aîné se réfère ainsi peut-être à l’ancêtre fondateur du lignage, souvent appelé mallki.

17 La citation originale dont il est fait mention est adaptée de la suivante : « Antes quellos comenzasen a señorear no había esa

orden ni policia; antes en cada valle o provincia había su curaca, señor principal, y tenían sus principales mandones subjetos a el curaca, y cada valle destos tenia guerra con su comarcano, y desta causa no había comercio ni comunicación alguna entrellos; y en cada valle había su lengua distinta de la del otro; dabanse guazabaras los unos a los otros, y era uso que al que quedaba con la victoria y sujetaba al otro, le hacían los subjetos sementeras de maíz y coca y ají, y dabanle ovejas y de lo demás que tenían, en reconocimiento.” Santillan (1968[1563]: 104). La traduction est nôtre.

18 Ce texte est extrait de : « Muchas veces pregunte a los moradores destas provincias lo que sabían que en ellas hubo antes que

los Incas los señoreasen, y sobre esto dicen que todos vivían desordenadamente y que muchos andaban desnudos, hechos salvages, sin tener casas ni otras moradas que cuevas de las muchas que vemos haberen riscos grandes y peñascos, de donde salían a comer de lo que hallaban por los campos. Otros hacían en los cerros castillos que llaman pucaras, desde donde, ahullando con lenguas estranas, salían a pelear unos con otros sobre las tierras de labor o por otras causas y se mataban muchos dellos, tomando el despojo que hallaban y las mugeres de los vencidos; con todo lo cual iban trunfando a lo alto de los cerros donde tenían sus castillos y allí hacían sus sacrificios a los dioses en quien ellos adoraban, derramando delante de las piedras e ídolos mucha sangre humana y de corderos. Todos ellos eran behetrías sin orden, porque cierto dicen no tenían señores ni más que capitanes con los cuales salían a las guerras: si algunos andaban vestidos, eran las ropas pequeñas y no como agora las tienen.» (Cieza, 1946[1553] : 5). La traduction est nôtre.

image de désordre et de conflit s’inscrit, en effet, pleinement dans le discours civilisateur de l’histoire officielle inka.

Comme nous allons le voir désormais, dans le contexte du conflit entre Inkas et Chanka, il ne fait aucun doute que les récits des chroniqueurs illustrent une vision cuzquénienne mythifiée de l’histoire régionale. C’est pour cette raison que les rivaux chanka sont dépeints comme des barbares et que l’on fait peu de cas des Kichwa. Par conséquent, seule l’analyse critique des mythes, en tenant compte de leur dimension « cuzco-centrique », est en mesure de livrer un panorama général de l’histoire de la région, dont nous expliquons maintenant l’épisode central, la guerre contre les Chanka.