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La vallée de l’Apurimac et la cordillère de Vilcabamba dans les mythes inkas et les sources écrites anciennes

2.1.2 LE CONFLIT INKA/CHANKA

La guerre contre les Chanka est sans doute le thème principal de la mytho-histoire inka. Après la conquête espagnole, soit environ un siècle après les faits19, la victoire sur les Chanka est toujours célébrée à Cuzco, lors de fêtes dans lesquelles le conflit fait l’objet d’une mise en scène chantée et dansée (Betanzos, 1968[1551] : 38 ; Montesinos dans Bauer et al., 2008 Ms : 203). Cet épisode historique est aussi un thème iconographique couramment représenté sur des supports artistiques comme les qero (Flores Ochoa, 1992 ; Otarola Alvarado, 1995 : 41 ; Ramos, 2002) et, d’une manière générale, omniprésent dans le paysage cuzquénien avec près de vingt sites sacrés20 dans Cuzco et ses environs, commémorant la victoire inka (Bauer et al., 2008 Ms : 202 ; Duviols, 1978).

Figure 2.1- Représentation des guerres Inka/Chanka sur un qero cuzquénien (Flores Ochoa et al., 1998)

19 Rowe (1944 : 57) situe la victoire de Pachakuti aux alentours de 1438 apr. J.-C, même si la réalité historique du conflit demeure questionnable.

20 La plupart de ces sites correspondent à des affleurements rocheux de forme subjective que la tradition orale a intégré au mythe des guerres Inka/Chanka. Ces roches sont conçues comme le produit de la lithomorphose des principaux guerriers, dénommés

Purunaucas, qui ont combattu auprès de Pachakuti pour repousser l’agression chanka (Duviols, 1978). Leur présence dans le

paysage cuzquénien constitue une représentation matérielle de la mémoire collective des origines et donc une sorte de marqueur cosmologique donnant du sens à la mytho-histoire inka (Van de Guchte, 1999 : 155).

2.1.2.1- Portée historique du récit

Du point de vue historique, il est difficile de dégager des informations sérieuses sur le conflit Inka/Chanka, tant il existe presque autant de versions divergentes sur sa temporalité et sa spatialité, que de chroniqueurs21. Comme le propose Bauer (et al., 2008 Ms : 199), la séquence du conflit peut être brièvement résumée de la façon suivante :

1) L’arrivée des Chanka aux portes de Cuzco provoque la fuite du souverain en place

Wiraqucha.

2) Son plus jeune fils, Inka Yupanki, inspiré en songes, se charge de la défense de la ville. 3) La première bataille livrée aux portes de Cuzco voit la victoire de Inka Yupanki.

4) Les Chanka sont définitivement vaincus lors d’une seconde bataille au cours de laquelle les principaux capitaines Chanka sont exécutés et leur idole22 capturée.

5) Suite à la victoire, Inka Yupanki prend le pouvoir suprême sous le titre Pachakuti et met un place une réforme sans précédent de la structure politique et religieuse de l’Etat (Rostworowski, 2000[1988] : 175).

Au-delà du récit historique, il semble que le conflit Inka/Chanka constitue surtout un argument décisif dans le discours de légitimation de la prise de pouvoir de Pachakuti23 et, d’une manière générale, de la suprématie inka sur la cordillère sud-orientale. La victoire contre les

Chanka est ainsi considérée comme la fondation de toutes les victoires postérieures, soit le « trampoline de l’expansion impériale » (Duviols, 1980).

2.1.2.2- Discours symbolique et légitimation politique

Du point de vue symbolique, il apparaît, comme l’a montré Duviols (1980), que le mythe des guerres Inka/Chanka porte un puissant message politico-religieux (ibid.). A ce propos, l’étude de Ziólkowski (1996 : 5-6) qui montre le caractère protocolaire de la bataille précédée d’échanges diplomatiques entre les souverains de chaque partie, met en avant la dimension rituelle du conflit. Betanzos (1968[1551] : 15) relate, en effet, que les Chanka se rendent à Cuzco afin de se mesurer à la suprématie politico-religieuse autoproclamée de Wiraqucha. Pour Ziólkowski (1996 : 7),

21 Pour des études comparatives spécifiques, le lecteur se reportera notamment à Rostworowski (2006[1953] : 81 et 1997 : 15- 32), Huertas (1990) et Someda (2005). Il est fort probable que le conflit se soit étendu sur plusieurs générations et soit le reflet de la lutte d’influence des groupes expansionnistes Inka et Chanka pour l’hégémonie dans la cordillère sud-orientale. Nous verrons plus tard que les données archéologiques disponibles semblent conforter cette vision.

22 Lors des conquêtes, une représentation de l’ancêtre fondateur du lignage, mallki, sous forme de roche sculptée appelée wak’a (ou awkis d’après Sarmiento, 2001[1572] : 186), accompagnait souvent les troupes militaires (au sujet du double litomorphe, voir Duviols, 1978, ainsi que l’illustration de Guaman Poma reproduite sur la figure 2.3, p. 81). Dans le contexte politico-religieux du culte aux ancêtres bien documenté pour l’époque inka (Conrad et Demarest, 1984 ; Itier, 2008), le mallki revêtait une grande importance car ce dernier insufflait l’énergie vitale à son lignage et garantissait la fertilité de son territoire qu’il s’était chargé de conquérir durant les temps primordiaux (Rostworowski, 2000[1988] : 10). La capture de la représentation du mallki impliquait donc symboliquement la subordination immédiate du groupe adverse.Polo de Ondergardo (dans Rostworowski, 1997 : 28) relate, à ce propos, qu’en 1559, le fardeau funéraire de la momie de Pachakuti contenait encore l’idole chanka de Uscovilca, l’un de leur ancêtre fondateur.

23 Dans un essai sur l’interprétation de la guerre contre les Chanka, Zuidema (1979) propose une lecture structuraliste du conflit dont l’idée sous-jacente est une réforme en profondeur du culte religieux de Cuzco. Il remarque que, dans les chroniques,

Pachakuti est couramment associé à l’image d’Illapa, dieu de la foudre symbolisant la guerre, Wiraqucha au culte du créateur

primordial éponyme et Thupa Yupanki au culte au soleil. D’après lui, le règne de Pachakuti pourrait être interprété en termes de changement de système religieux de l’élite inka avec le passage du culte à Wiraqucha au culte au Soleil (ibid. : 322).

cette guerre présente ainsi « tous les aspects d’un duel de wak’a, à travers lequel les capitaines

protagonistes confrontent leur fortune guerrière (ataw) afin d’établir celui qui possédait le plus de kamaq»24 et donc la légitimité de régner sur la région. En effet, dans le contexte politico- religieux du culte aux ancêtres de l’époque inka, les ancêtres civilisateurs, mallki25, et par extension les souverains sont dépositaires du kamaq26, la « force animante » (Taylor, 1974-1976 et 1980 : 12 ; Rostworowski, 2000[1988] : 10) ; celle qui garantit la vitalité de leur peuple et la fertilité de leur territoire. A croire les sources les plus anciennes comme le manuscrit de Huarochiri (Taylor, 1980), les wak’a27 étaient considérés comme les êtres des temps primordiaux métamorphosés en éléments du paysage, le plus souvent une montagne ou un affleurement rocheux, mais qui existaient aussi sous forme de pierre transportable sculptée ou présentant une forme singulière (Van de Guchte, 1990 ; Itier, 2008 : 119). Ils étaient en quelque sorte les divinités tutélaires du paysage, si bien qu’il existait, à travers le culte aux wak’a, une étroite relation entre la communauté et son territoire (voir, à ce sujet, l’essai de définition du concept de

llaqta28 dans Taylor, 1980 : 13), question sur laquelle nous reviendrons en détails (voir infra, 7.3.2.4).

On peut donc appréhender dans le mythe des guerres Inka/Chanka la confrontation de deux mondes culturels29, deux communautés et deux territoires. Dans ce contexte, il convient donc désormais d’examiner le rôle de la vallée de l’Apurimac à l’articulation des paysages culturels inka et chanka.

2.1.2.3- Le CMVA à l’articulation des pays chanka et inka

Sur le plan symbolique, il semble, comme en témoigne Garcilaso (1976[1609] : 196), que le fleuve Apurimac occupait une place primordiale dans le paysage sacré préhispanique de la région. D’après lui, « les indiens le nomment Apurimac, ce qui signifie le principal ou le

capitaine qui parle ; le terme apu intègre ces deux notions qui comprennent les chefs de la paix et

24 Nous avons extrait cette citation de ce passage du texte original : « La guerra con Uscovilca tenía todos los aspectos de un

duelo de las wakas, mediante el cual los comandantes protagonistas compararon por la vía de las armas su ataw, o ventura guerrera, para establecer de una manera definitiva quien de los dos era más camac. » (Ziólkowski, 1996 : 7). La traduction est

nôtre.

25 « Mallki » est un mot quechua qui signifie, comme nous l’employons ici, « ancêtre momifié » mais il se réfère également aux graines, aux plantes et aux arbres. Certains auteurs, comme Salomon (1995 : 340) et Itier (2008 : 192), proposent qu’il puisse s’agir d’une métaphore signifiant le caractère fertilisateur de l’ancêtre qui émane l’énergie vitale à sa communauté (son lignage) et la fertilité à son paysage. Signalons aussi qu’il semble courant que les mallki aient possédé un double minéral, souvent appelé

awki ou encore camaquen (voir Duviols, 1978). Il était ainsi matérialisé dans le paysage sous la forme d’une roche naturelle ou

sculptée, généralement dénommée wank’a (voir Duviols, 1979). D’après Albornoz (dans Duviols, 1984 : 196), les Mallki sont aussi appelés « Illapa ».

26 Itier (2008 : 125) traduit littéralement cette expression par « qui porte son essence sur ».

27 Dans les Andes centrales, « wak’a » est un terme générique qui se réfère aux lieux (naturels ou construits) sacrés. C’est la définition qu’en donne Betanzos dans son œuvre Suma et Narracion de los Incas qui est la source la plus ancienne traitant du concept de wak’a (d’après Moore, 1996 : 92).

28 Taylor (1980 : 13) remarque que « dans son application la plus générale, llacta se réfère à l’ensemble d’aspects qui associent

un groupe humain déterminé à l’endroit d’où, selon sa mythologie, il est issu : il s’agit donc de la déité qui protège et anime la communauté, du sanctuaire de cette déité, des terres qu’elle anime et protège et de la communauté qui y habite ».

29 Se fondant sur Guaman Poma qui se réfère aux Chanka comme un peuple aux connections selvatiques aussi connu comme

Warmiauka (les femmes sauvage), Zuidema (1979 : 323) développe une hypothèse d’opposition structurale entre deux

ceux de la guerre. En raison de la forte estime qu’ils lui portent, ils lui donnent aussi le nom de Capac Mayu ; Mayu signifie fleuve ; Capac est le renom de leurs rois. Ils lui donnèrent ce nom pour indiquer qu’il s’agit du prince de tous les fleuves. »30.

Sur le plan géographique, la vallée de l’Apurimac forme une sorte de médiane entre Andahuaylas et Cuzco. Le pont suspendu (aujourd’hui appelé Nawpa Chaka) qui franchissait le profond cañon de l’Apurimac et unissait ainsi les mondes chanka et inka se situait dans la zone de Cunyaq entre Curawasi et Mollepata, à quelques kilomètres en aval du pont actuel (Bauer, 2006 ; Wiener, 1993[1880] : 321 ; Squier, 1974[1877] : 295). La région de Cunyaq est associée à plusieurs légendes qui expliquent le rôle symbolique du fleuve à l’articulation des paysages inka et chanka.

Figure 2.2- Le pont suspendu sur l'Apurimac d'après Markham (2001 : 92)

2.1.2.3.1- L’oracle Apurimac

Il y avait « sur la rive de l’Apurimac [soit disant non-loin du pont]31, un temple très décoré qui était un oracle célèbre. [...]. Sous la forme d’une grande idole, qu’on appelait

30 Le texte original dont il est fait mention est le suivant: “Es el mayor río que hay en el Peru; los indios le llaman Apurímac;

quiere decir: el principal, o el capitán que habla, que el nombre apu tiene ambas significaciones, que comprende los principales de la paz y los de la guerra. También le dan otro nombre, por ensalzarle más, que es Capac Mayu: mayu quiere decir río; Capac es renombre que daban a sus Reyes; dieronsélo a este río por decir que era el príncipe de todos los ríos del mundo. Retiene estos nombres hasta salir de los términos del Perú; si los sustenta hasta entrar en la mar, o si las naciones que viven en las montañas por do pasa le dan otro nombre, no lo sé.” (Garcilaso, 1976 [1609] : 196). La traduction est nôtre.

31 Pour Cieza (1946[1553] : 423) qui livre une version légèrement différente, l’oracle se situe sur la rive droite de l’Apurimac dans un « aposento » inka ; ce qui laisse suggérer à Heffernan (1996 : 24) qu’il pourrait s’agir du tampu de Rimac (soit le site archéologique de Markawasi.

Apurimac, le diable y parlait aux indiens »32 (Cobo, 1964[1653]: 199), entre les rugissements du fleuve dans son profond lit rocheux33. Pedro Pizarro (1978[1571] : 81-82), qui dit avoir observé l’idole au cours de la marche espagnole sur Cuzco, le décrit comme « un petit édifice peint où

était planté un poteau, plus gros qu’un homme, aspergé du sang qui lui était offert lors des sacrifices. Il était enserré d’un anneau en or avec deux protubérances ressemblant à la poitrine d’une femme et revêtu de fines pièces de textiles attachées à l’aide de plusieurs fibules d’or et d’argent. Cette idole à l’apparence féminine était entourée d’autres plus petites qui étaient également baignées de sang et revêtus d’habits de femmes »34. Cobo ajoute (1964[1653] : 199) que « parmi les nombreux temples qu’il y avait au Pérou, il s’agissait sans doute de l’un des plus

importants. »35. Notons que le site possédait peut-être aussi une dimension sacrée pour les

Chanka qui, comme le conte Cieza (1946[1553] : 151), « s’y arrêtèrent pour pratiquer des sacrifices au moment de traverser le fleuve » lors de leur marche sur Cuzco36.

2.1.2.3.2- Le pont sur l’Apurimac : une limite du pays cuzquénien

La région de Cunyaq est aussi citée dans les récits sur la Citua, une grande fête cuzquénienne (Molina, 1947[1573] : 67-71). Il s’agit d’un rite de purification qui avait lieu tous les ans, aux premières pluies. A cette occasion, les maux de Cuzco étaient expulsés symboliquement de la ville et de ses environs pour être déversés finalement dans les grands fleuves qui entourent la région de Cuzco. D’après Molina (ibid.), deux destinations de citua se trouvaient dans la vallée de l’Apurimac ; l’une d’elle correspondait à la zone de Cunyaq. Plusieurs chercheurs (Molinié, 1988 ; Farrington, 1992 : 371 et 375) envisagent que les limites de

Citua constituaient une métaphore des frontières du cœur du pays inka. Suivant cette hypothèse,

la vallée de l’Apurimac constituait donc la limite occidentale du territoire cuzquénien.

32 Le texte original dont il est fait mention est le suivant : « En la ribera del rio de Apurima había un templo muy pintado, que

era adoratorio celebre.[...] Por el ídolo mayor, que se decía Apurímac, solía hablar el demonio a los indios. » (Cobo,

1964[1653]: 199). La traduction est nôtre.

33 En quechua « Apu-Rimac » signifie, en effet, le seigneur qui parle ; ce qui laisse supposer que le vacarme du fleuve aurait pu faire partie de la mise en scène symbolique de l’oracle. L’exclamation : « Ecoute, comment parle mon dieu ! » (Pizarro, 1978[1571] : 81) que Manqu Inka pousse à un capitaine espagnol, alors qu’ils se trouvent sur les rives de l’Apurimac, semble aller dans ce sens. L’une des caractéristiques des wak’a étaient en effet celle de parler à l’Inka (à ce sujet, voir notamment Curatola, 2008).

34 Le texte original à partir duquel a été adapté cette citation est le suivant : « Pues aquí, como digo, en este Aporima auia un

buhío muy pintado, y dentro del hincado un palo muy gordo, más grueso que un hombre muy gordo, y este palo tenía muchos pedazos desgaxados. Estaua muy lleno de sangre de lo que le ofrecían. Tenía un cinto de oro de anchor de una mano que le cinia todo, soldado a manera de encaxe, y en la delantera del dos tetas de oro grandes, como de muger, soldadas en el mismo cinto. Tenían este palo bestido con rropas de muger muy delicadas, y con muchos topos de oro, que son a manera de alfileres que estas mugeres de este rreyno usauan, grandes de más de un palmo de largor, y la caueza muy ancha y llana, y colgauan de estas cauezas muchos caxcauelitos / chiquitos. Estos usauan ellas para prenderse las mantas que se ponían. A los lados de este palo grueso que tengo dicho, auia otros pequeños en rrenglera, de un lado y otro, que tomauan todo el aposento de una parte a otra. Estos palos estauan asimismo bañados en sangre y uestidos con mantas como el grande, con sus topos, semexando estatuas de mugeres. » Pedro Pizarro (1978[1571] : 81-82). La traduction est nôtre.

35 Le texte original dont il est fait mention est le suivant : « Otros muchos templos famosos había en todo el reino, pero estos que

he referido eran tenidos por los mayores santuarios. » (Cobo, 1653/1964 : 199). En réalité, le récit de Cobo est une copie du

témoignage original de Pedro Pizarro. La traduction est nôtre.

36 Cet extrait de la chronique de Cieza (1946[1553] : 151) a été traduit de : « Despues que los Chancas hobieron hecho

2.1.2.3.3- Commentaires

Si l’on se fie aux mythes de l’oracle Apurimac et aux descriptions de la fête de la Citua, la vallée de l’Apurimac, dans sa section de Cunyaq, a dû former une frontière symbolique (Molinié, 1988) entre les territoires inkas et chanka. Un site sacré, respecté par les deux ethnies, s’y trouvait. Comme nous pouvons le voir sur la carte 2.2, il formait sans doute la limite occidentale du cœur du pays inka dont il symbolisait aussi l’entrée.