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Le CMVA forme un milieu andin des plus variés (Fig. 1.5) ; il offre, par conséquent, des possibilités multiples pour la vie paysanne. Des siècles de ruralité ont façonné le faciès environnemental de la région, pour l’habitat et la subsistance. Tel qu’il apparaît aujourd’hui, le paysage est l’héritage de siècles de pratiques paysannes dont on trouve par endroit des empreintes au sol et dont la paysannerie traditionnelle (actuelle) semble garder de multiples héritages.

Dans le contexte andin, l’agencement du paysage est étroitement lié à la structure verticale de l’environnement. On doit au géographe Pulgar Vidal (1980), la classification emic la plus utilisée, afin de décrire l’étagement écologique et culturel. Cette modélisation du paysage andin constitue une synthèse générale de l’organisation des « zones de production » (Mayer, 2002) mais aussi de la représentation que se font les paysans andins de leur environnement. Il s’agit d’un modèle théorique couramment employé en archéologie, car il intègre les catégories de

yunga, quechua et puna, qui sont décrites par les chroniqueurs au 16ème siècle.

Selon ce modèle, le CMVA présente cinq étages écologiques constituant des milieux spécifiques pour l’habitat et la production, ainsi que des paysages culturels singuliers dans la conception traditionnelle du monde andin (Flores, 1978 ; Isbell, 2005[1978] ; Vallée, 1971).

1.3.2.1- Les yunga : une zone de production spécialisée

Le fond de vallée de l’Apurimac et les bas versants des massifs jusqu’à près de 2300 m correspondent à l’étage yunga. Aujourd’hui, la région est peu peuplée. San Fernando et Pacaypata, situés aux alentours de 2000 mètres d’altitude, sont les deux seuls villages dont la population est, pour l’essentiel, constituée de colons. Les hameaux sont rares, mais on trouve, en revanche, de nombreux habitats isolés (écarts) qui sont occupés au moment des semences et des récoltes.

En raison du climat chaud, l’agriculture est très développée dans cet étage écologique où poussent un grand nombre de cultigènes trop sensibles pour les altitudes supérieures. Suivant l’aménagement de systèmes d’irrigation, le milieu aride des terrasses fluviales se transforme en un terroir parmi les plus productifs des Andes.

Dans la région, on distingue deux types de production :

- La première est intégrée à l’économie locale de subsistance des populations montagnardes (dont l’établissement principal se situe dans les zones d’altitude supérieure). Elle est caractérisée par la culture mixte d’une grande variété de produits vivriers comme le manioc (Manihot esculenta)67, la patate douce (Ipomoea batatas), le maïs (Ze mays) de vallée, le piment (Capsicum spp.) ainsi que divers cucurbitacées, légumineuses et fruits68.

- La seconde, la plus développée aujourd’hui, correspond à l’exploitation spécialisée intensive69 de parcelles de cacao, de café, de coca (Erythroxylum coca) et de canne à sucre (Saccharum sp.). L’ensemble de ces produits, destinés à l’exportation, est cultivé par des colons d’Andahuaylas qui exploitent les zones humides de forêt pour la production commerciale. Depuis le 16ème siècle, c’est aussi dans les yunga qu’étaient établis les latifundias espagnols où l’exploitation de la canne à sucre (entre autres), a joué un rôle de premier plan dans l’économie régionale durant plusieurs siècles (Miranda, 2002 ; Hostnig

et al., 2007).

Ainsi, les yunga constituent un territoire mixte où se côtoient les parcelles des montagnards et les exploitations de colons étrangers, intégrées, respectivement, à l’économie locale et à un réseau commercial macro-régional. Cette partition territoriale spécifique des yunga de la vallée de l’Apurimac est intéressante, car nous verrons qu’il existait peut-être une organisation comparable à l’époque préhispanique. Comme le montre l’étude d’Espinoza Soriano (1973), ce type de configuration territoriale était, en effet, en place dans la vallée voisine du Pachachaka, où une partie des terres était cultivée par des colons implantés par les Inkas et dont la production70 était destinée à l’économie d’Etat.

Les fonds de vallées, bien que généreux du point de vue agricole, constituent toutefois un environnement difficile. Le climat chaud et humide est, en effet, propice au développement de maladies tropicales comme la leishmaniose et le paludisme, ainsi qu’à la recrudescence de

67 La plupart des noms scientifiques des produits cultivés proviennent de Lost crops of the incas (National Research Council, 1989)

68 Comme la lucuma (Pouteria lucuma) et le Figuier de Barbarie (Opuntia spp.).

69 Le café et la coca donnent jusqu’à quatre récoltes par an (Camino, 1985 ; Bowman, 1916). La récolte est laborieuse mais ces cultigènes ne requièrent pas d’entretien particulier au cours de leur croissance (Lyon, 1995 ; Llorens, 2004).

70 Les archives mentionnent la production intensive de coton (Gossypium barbadense), de piment et de coca qui étaient destinés aux entrepôts inkas de la région d’Abancay (Espinoza Soriano, 1973 : 240).

parasites divers. Au cours de l’histoire, les voyageurs ont souvent été frappés par ces conditions ingrates qui règnent dans le fond de vallée de l’Apurimac (Wiener, 1880 ; Squier, 1974[1877]). Parmi eux, le géographe Riva-Agüero (1964 : 9) livre un témoignage saisissant, lorsqu’il écrit qu’« au sein de la vallée, la chaleur et les nuages de moustiques vous suffoquent » et qu’il s’agit « d’une zone malsaine de chauds miasmes où règnent le paludisme et le coto »71. On trouve d’ailleurs le même genre de témoignages dans les chroniques du 16ème siècle qui dépeignent une situation similaire et expliquent pourquoi les montagnards n’y séjournent que de manière ponctuelle : « les indiens montagnards qui s’y rendent, tombent souvent malades ; il y a

beaucoup de bestioles qui leur font du mal, comme les moustiques, les grandes fourmis (dont la piqûre provoque une douleur durant vingt-quatre heures), et des serpents. »72(Maurtua, 1906 : 302). Garcilaso (1976[1609] : 161) ajoute qu’il s’agit d’une « région si chaude que les indiens

montagnards, originaires de zones au climat froid ou tempéré, ne peuvent y vivre car ils y tombent rapidement malade et meurent »73, raison pour laquelle l’Inka aurait fait peuplé la région de colons originaires des vallées chaudes et désertiques de la côte Pacifique (voir infra, 2.1.3.3.1 et 9.1.1.2.1.1).

1.3.2.2- Le paysage quechua au centre de l’étagement andin

Dans les Andes centrales, la zone de vie traditionnelle des populations montagnardes est appelée quechua74. Elle se situe entre environ 2300 et 3500 m et jouit d’un climat tempéré. Dans le CMVA, on y trouve les chefs-lieux des districts et des communautés paysannes ainsi que la grande majorité des villages. Elle concentre donc l’essentiel de la population.

L’étage quechua est le paysage classique de l’agriculture vivrière traditionnelle. On y cultive une grande variété de céréales et de légumineuses et quelques espèces de tubercules dans les hauteurs. D’une manière générale, le cycle agricole principal s’étend de septembre à mai, afin de tirer profit de la saison des pluies (appelée poqoy en quechua) pour la croissance des cultigènes, et aussi d’éviter les gelées nocturnes des mois les plus froids de la saison sèche (nommée ch’irao).

Le tableau 1.4, ci-dessous, présente les caractéristiques générales du cycle agricole traditionnel. En raison de la disparité des contextes topo-climatiques des massifs situés de part et d’autre de l’Apurimac (voir supra, 1.2.3.4.1), il existe des différences dans les pratiques agraires. Ainsi, dans la cordillère de Vilcabamba, la présence des glaciers, la forte humidité atmosphérique des vallées et quebradas et les masses d’air chaud (montant du fond de vallée de l’Apurimac)

71 La citation originale dont il est fait mention est la suivante : “En el seno de la quebrada sofocan el calor y las nubes de

mosquitos. No se ve del cielo más que una angosta franja de intenso azul. La corriente, velocísima y lodosa, arrastra ramas y pedruscos; se crispa en algunas partes con espumosos remolinos; presenta en otras placas lívidas y aceradas; centellea más abajo como las mallas de una armadura”. “Esta margen izquierda [au niveau de Curawasi], aunque asperísima, lo es algo menos que la de enfrente”. “Hemos abandono las zonas malsanas, de miasmas cálidos, en que reinan el paludismo y el coto” (Riva-

Agüero, 1964 : 9). La traduction est nôtre.

72 La citation originale dont il est fait mention est la suivante : “y los indios serranos que por allí van suelen muy oresto

enfermar ; ay muchas sabandijas que les hacen mal, como mosquitos, hormigas largas, que dan picadas que duran 24 horas el dolor, y víboras ” (Anonyme dans Maurtua, 1906 : 302). La traduction est nôtre.

73 La citation originale dont il est fait mention est la suivante : “región tan caliente que los indios de la sierra, como son de tierra

fría o templada, no pueden vivir en tanta calor, que luego enferman y mueren” (Garcilaso, 1976[1609] : 161). La traduction est

nôtre.

74 « Quechua » est un nom de langue quechua qui désigne les régions au climat tempéré, domaine de la culture du maïs (Holguín, 1989[1608]).

permettent, d’une part, une moindre dépendance à l’irrigation75, d’autre part, une élévation notable du seuil altitudinal de production76 et plus de souplesse dans le calendrier agricole77. Remarquons, toutefois, que les terrains fortement inclinés de la cordillère de Vilcabamba constituent des zones à risque pour les aménagements agricoles comme les canaux et les terrasses qui peuvent être emportés à tout moment par des glissements de terrains. De fait, les principaux canaux d’irrigation (voir Carte 1.4, p. 29) semblent être circonscrits à la crête du contrefort de la région d’Inkawasi, alors qu’ils sont plus développés sur les versants de la rive gauche (ex. : crête du contrefort de Takmara, vallée de Kiuñalla, replats de Karqeqi et Waywayo, versant Waskatay- Pasaje).