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1.3.3 COMPLEMENTARITE ECOLOGIQUE ET VERTICALITÉ

1.3.3.1- La complémentarité écologique

Dans un contexte montagneux à fort étagement où chaque étage écologique offre des ressources distinctes, la subsistance repose sur une économie tirant profit de la complémentarité entre ces étages (Flores Ochoa, 1978 ; Masuda et al., 1985 ; Dollfus, 1999). Ce principe implique ainsi que la société paysanne contrôle, de manière directe ou indirecte, plusieurs zones de productions complémentaires (Golte, 1980 ; Mayer, 2002). Sur le plan historique, ce système de « contrôle vertical d’un maximum d’étages écologiques », tel que l’a appelé Murra (2002[1975]), a vraisemblablement été à la base de la formation et de la cohésion sociale des grandes « chefferies » montagnardes de l’époque préhispanique tardive, comme les Chupaychu et

Lupaqa, par exemple. Ce système a sans doute aussi constitué un aspect fondamental du

développement et du fonctionnement des grandes cultures andines. Par exemple, il est bien connu que Tiwanaku, dont la capitale était située sur les rives du lac Titicaca, possédait des colonies dans les yunga du piémont amazonien et des vallées de la côte Pacifique (Berenguer, 2000).

Quant au CMVA, il constitue un contexte rare dans les Andes où les habitants disposent, dans un même espace géographique, d’une gamme complète de ressources vivrières, ainsi que d’une grande diversité de produits complémentaires pour l’artisanat, la médecine, etc. A ce propos, nous avons vu que les étages quechua et suni sont à la base de la subsistance andine traditionnelle, et que les yunga offrent des conditions qui permettent la production d’aliments et de ressources complémentaires très prisées comme la coca, le coton et le piment, entre autres. Enfin, la puna, même si elle n’est pas très étendue ici (représentant 20% de l’espace du CMVA), constitue un habitat naturel pour l’élevage des camélidés.

Les modalités de l’articulation de la complémentarité écologique sont regroupées dans le concept de « verticalité ». Dans les Andes, on reconnaît généralement trois grands types de verticalité qui se distinguent par l’échelle des interactions entre zones de production et par la configuration du système d’occupation associé : la « micro-verticalité », le « système archipélagique »85 et la « verticalité étendue »86 (Murra, 2002[1975] ; Brush, 1976: 12 ; Morlon, 1996). Le CMVA constitue un contexte typique de micro-verticalité où les différentes zones de productions se trouvent à courte distance l’une de l’autre ; il suffit généralement d’une demi-

85 Le « système d’archipélagique », qui correspond à une territorialité discontinue (en réseau) avec des colonies distantes de plusieurs jours de marche d’une aire centrale, a fait l’objet de nombreuses recherches historiques et archéologiques. Le lecteur trouvera des définitions théoriques ainsi que des études de cas ethnohistoriques et archéologiques dans les ouvrages suivants : Murra (2002[1975]), Morris (1978), Harris (1978), Lecoq (1987), entre nombreux autres.

86 La « verticalité étendue » correspond au cas des grandes vallées interandines au gradient vertical peu prononcé comme celles du Vilcanota et du Chumbao situées de part et d’autres de la région étudiée. Le modèle implique une certaine distance entre les zones de production et l’existence de pôles d’échange centralisés où se réunissent les habitants des différentes zones, comme le sont Andahuaylas et Urcos par exemple.

journée de marche pour rejoindre le fond de vallée de l’Apurimac depuis les sommets des versants et vice-versa. En théorie, le paysan possède donc un accès direct à l’ensemble des zones.

1.3.3.2- Formes de verticalités aujourd’hui

L’articulation de la complémentarité écologique repose sur des systèmes d’occupation du sol liés à des réseaux d’échanges de biens et de services, qui reposent sur les principes traditionnels d’ayni (réciprocité) et minka (travail communautaire) (D’Altroy, 2000). Ces mécanismes socio-économiques fonctionnent toujours dans certaines régions du CMVA. La verticalité s’exprime à différentes échelles et prend différentes formes. A titre d’exemple, nous en présentons ici trois aspects concrets.

1.3.3.2.1- La structure verticale de la vallée du Mapillo

Comme les autres grandes vallées de la cordillère de Vilcabamba, la vallée du Mapillo présente un étagement écologique intégral. Il s’agit aujourd’hui de la vallée la plus peuplée de la région. Ses habitants appartiennent à la communauté paysanne de Choqetira dont le chef-lieu éponyme, se situe dans les hauteurs à 3800 m. Trois autres villages sont installés en aval, dont Amaybamba situé dans la partie basse à 1700 m (voir Carte 1.6, p. 43). Bien que l’occupation de la vallée ait connu de profonds changements ces dernières décennies et notamment une importante chute démographique87, il existe toujours une forte cohésion sociocommunautaire entre les villages. Cette dernière se traduit par de nombreux liens familiaux, des échanges de services pour les activités paysannes, ce qui entraîne un va-et-vient constant entre Choqetira et Amaybamba (Flores Ochoa, 1985). La région du Mapillo constitue ainsi un typique réseau vertical d’interactions socioéconomiques à l’intérieur d’une même vallée. De cette manière, l’articulation de la complémentarité écologique confère une certaine autarcie à ses habitants.

1.3.3.2.2- La pluri-résidence dans la région d’Inkawasi

Un aspect important des mécanismes socio-économiques des réseaux verticaux est le phénomène de pluri-résidence. Nous avons déjà remarqué qu’il est courant que les familles possèdent plusieurs maisons dispersées. A titre d’exemple, nous présentons le cas de Gregorio Urbano88 qui nous paraît représentatif du système de résidence de la plupart des familles de la région.

Gregorio est comunero d’Inkawasi dans la cordillère de Vilcabamba. Il possède des terres agricoles, dispersées dans les différents étages écologiques, qu’il exploite pour la subsistance de sa famille. Mais, son activité principale est l’élevage, dont il tire de bons revenus lorsque se présentent les acheteurs de bétails apurimeños. Il vit la plus longue partie de l’année à 3700 m

87 Durant les années 1980, la vallée du Mapillo a beaucoup souffert des troubles qui opposaient les guérillas du Sentier Lumineux à l’armée péruvienne. Aujourd’hui, on trouve de nombreuses maisons en ruines dans les hameaux Acobamba et Lijiana. D’après les habitants de la région, la plupart de ces maisons en ruines ont été abandonnées à cette époque.

dans une quebrada isolée, appelée Totorayuq, où paissent ses moutons et ses vaches. Sa femme et l’une de ses filles y résident presque toute l’année et se chargent du troupeau. Gregorio possède aussi une maison dans le hameau de Pakopata, à 3200 m, aux alentours duquel il cultive quelques champs, et une autre à 3000 m dans le village d’Inkawasi, où il réside quelques semaines durant la saison sèche. Il se rend aussi souvent dans ce village pour assister aux réunions de la communauté.

Diverses parcelles agricoles, situées aux alentours de 2000 mètres d’altitude, non-loin du hameau de Apaylla, lui fournissent des produits de climat chaud comme la coca. Il y séjourne généralement quelques jours au moment des semences et des récoltes, et s’y rend aussi parfois pour l’entretien des canaux d’irrigation. Là, il dispose d’une cabane dans laquelle il entrepose ses outils et où il dort lorsqu’il ne finit pas ses travaux agricoles à temps.

Au total, Gregorio Urbano possède au moins quatre maisons et une cabane, dans quatre sites établis entre 2000 et 3700 m d’altitude. Sa famille est dispersée entre les différents sites et effectue des changements saisonniers de résidence. Les sites les plus éloignés se trouvant à environs huit heures de marche, Gregorio n’a de cesse de se déplacer entre la puna et les yunga de la vallée du Mapillo. Il semble que ce système vertical de résidence multiple soit assez courant dans le CMVA et, comme nous le verrons plus loin (voir infra, 7.3.2.2), pourrait avoir été aspect important de la structure de l’habitat durant l’époque préhispanique tardive.

1.3.3.2.3- « La banda » et les réseaux macro-régionaux

D’après Flores Ochoa (1985), qui réalisa une ethnographie de la paysannerie de la vallée du Mapillo au début des années 1980, les habitants de la cordillère de Vilcabamba appellent la région située sur l’autre rive de l’Apurimac « la banda ». Ils ne partagent pas de liens familiaux ni culturels spécifiques avec ses habitants. Ils entretiennent néanmoins des relations régulières de trocs avec des régions plus éloignées. La coca produite dans la vallée du Mapillo est ainsi échangée contre de la viande séchée, de la graisse de lama, de la laine, etc. Ces produits prisés dans la région du Mapillo (dont les habitants ne possèdent pas de grands cheptels de camélidés) sont apportés par des caravanes de lamas en provenance des départements d’Apurimac et d’Ayacucho. En juillet 2007, nous avons, nous-mêmes, été témoins de l’arrivée à Takmara, d’une caravane, composée d’une vingtaine de mules, en provenance de la province de Grau située à quatre longue journées de marche au cœur du département d’Apurimac. Cette caravane venait se ravitailler en sel gemme extraits des mines voisines.

Jusqu’à aujourd’hui, le CMVA est donc toujours intégré à des réseaux d’échanges macro- régionaux traduisant la complémentarité écologique entre les hautes-terres du département d’Apurimac et les vallées chaudes de la cordillère orientale. Il est fort probable que l’existence de ces réseaux régionaux et du trafic caravanier remonte à des époques anciennes, et doit être pris en compte pour l’étude archéologique.

1.3.3.2.4- Commentaires

Les trois cas exposés ci-dessus illustrent divers aspects actuels de la verticalité dans la zone d’étude et mettent en évidence sa place fondamentale dans la configuration des structures

territoriales et l’organisation sociale paysanne. Une étude anthropologique approfondie révélerait sans doute de nombreuses autres manifestations du phénomène de verticalité qui s’exprime à différentes échelles et prend des formes variées selon les contextes géographiques et, sans doute, aussi historico-culturels. La verticalité constitue donc un axe de recherche primordial dans cette étude archéologique, en particulier pour tout ce qui touche à la structure de l’habitat et à la territorialité de l’époque préhispanique tardive.

1.4- GEOGRAPHIE DU CMVA : SYNTHESE ET IMPLICATIONS POUR