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L’archéologie de la cordillère sud-orientale : bilan des connaissances

3.2.1 HISTOIRE PREHISPANIQUE ANCIENNE

3.2.1.1- L’Epoque Archaïque (8000-2200 av. J.-C.)2

Dans les départements d’Apurimac et de Cuzco, l’Epoque Archaïque demeure largement méconnue. Aucun abri sous roche des haut-plateaux du sud de ces départements n’a fait l’objet de fouilles. Dans les régions quechua, les vestiges attribués à cette époque correspondent, pour la

2 Situé aux alentours 8000 BP, le début de l’époque archaïque coïncide avec le grand changement climatique de la fin du pléistocène, dont nous avons parlé dans le premier chapitre. Dans les Andes centrales, c’est à cette époque que sont attribués les plus anciens vestiges de groupes de chasseurs-cueilleurs. Les traces d’occupations les plus anciennes ont été identifiées dans les abris sous roches des régions de haut-plateaux d’Ayacucho et de Junin (McNeish et al., 1983 ; Rick, 1980 ; Lavallée, 1985). Les sols des abris présentent une grande quantité de matériel lithique et de déchets de faune, parmi lesquels prédominent généralement les camélidés, dont la domestication est pleinement attestée à partir de 2500 av. J.-C. (Lavallée, 1995 : 161).

plupart, à des concentrations de matériel lithique et à quelques rares sites de plein air. A Andahuaylas, on connaît moins de cinq sites avec du matériel lithique de surface3 (Bauer et al., 2008 Ms). A Cuzco, une douzaine de sites, avec des pointes de projectile typiques de l’Archaïque, ont été identifiés (Bauer, 2004 : 32). Parmi les sites de plein air, Kasapata, le plus grand d’entre eux, est localisé dans la vallée de Cuzco. Son occupation remonterait au cinquième millénaire avant notre ère4 (Bauer, 2007). Les premiers indices de sédentarisation et d’agriculture naissante se trouvent dans les dépôts datés de 3000 av. J.-C., (Bauer, 2004 : 37). Il n’existe aucune donnée sur l’époque Archaïque dans la cordillère de Vilcabamba. Plusieurs grands abris sous roche situés au pied des sommets au cœur de la cordillère pourraient être étudiés afin de déterminer si des groupes de chasseur-cueilleurs occupaient la région.

3.2.1.2- L’Epoque Formative (2200-200 av. J.-C.)

Dans la cordillère sud-orientale, l’Epoque Formative caractérise un long processus de développement socioculturel qui débute avec l’établissement des premiers villages sédentaires et culmine avec la formation des premières chefferies. A Cuzco et Andahuaylas, la plupart des sites formatifs sont localisés dans les fonds de vallées, non-loin des meilleures terres de culture de l’étage quechua. Dans la vallée de l’Urubamba, aux portes de la cordillère de Vilcabamba, le paysage, comme le montre le registre paléobotanique de Marcacocha, est déboisé, depuis 2000 av. J.-C., probablement sous l’effet de pratiques agricoles (Kendall et Chepstow, 2006)5.

Le Formatif est caractérisé par l’apparition de la céramique. Dans la vallée de Cuzco, il semble que la céramique la plus ancienne (bien que non-datée) possède une pâte grossière au dégraissant sableux (Bauer, 2004 : 39). Mais le Formatif cuzquénien est surtout connu par les traditions Marcavalle et Chanapata, qui se caractérisent par leur bonne facture et l’importante proportion de matériel décoré dans les dépôts culturels les plus profonds (Rowe, 1956). Le style le plus ancien, Marcavalle, apparaît aux alentours de 1200 av. J.-C. Il se caractérise par sa céramique noire brunie et décorée principalement d’incisions et de ponctuations. D’après Chavez Mohr (1980), il semble que le site éponyme corresponde aux vestiges d’un village relativement auto-subsistant, dont l’économie mixte était basée sur l’agriculture et l’élevage6. Quant aux traditions Chanapata et Chanapata dérivé, elles correspondent à des styles variés7 (Rowe, 1944 : 23). Chanapata est une céramique noire qui s’inscrit dans la tradition stylistique de Marcavalle.

3 Il faut signaler que l’attribution chronologique de ces sites est incertaine, étant donné qu’aucun d’entre eux ne présente du matériel clairement diagnostique de cette époque.

4 La fouille du site a mis au jour une industrie lithique (caractérisée par des pointes de projectile et des bifaces) en andésite et en obsidienne (matière première exogène), des mortiers et des bols en pierre, ainsi que des outils et des ornements en os. La consommation de cervidés qui peuplaient les forêts de l’étage quechua et de camélidés de la puna semble avoir été à la base de la subsistance. Les indices d’architecture se limitent à quelques trous de poteau. Une quinzaine de contextes funéraires, généralement sans mobilier, ont également été mis au jour. Parmi les individus, un jeune était enterré avec des perles en os, et un enfant était couvert de pigment ocre rouge (Bauer, 2004 : 36).

5 A ce sujet, Kendall et Chepstow (2006) supposent que le quinoa est le principal cultigène du formatif, alors que le maïs, très rare, ne fait son apparition qu’aux alentours de 600 av. J.-C. En ce qui concerne Andahuaylas, une étude récente des sédiments de la lagune de Pacucha indique que le quinoa était déjà cultivé vers 3500 av. J.-C., alors que les premières traces de maïs ne remontent qu’à 1000 av. J.-C. (Valencia, et al., 2010).

6 Parmi les cultigènes récupérés lors des fouilles, on trouve notamment des haricots, datés de 800 av. J.-C., et du maïs, daté de 200 av. J.-C. Les déchets de faune sont également abondants, avec plus de 80% de camélidés, mais aussi des cochons d’inde, des chiens et plusieurs espèces sauvages.

7 En plus de Chanapata et Chanapata dérivé que nous décrivons ici, Rowe défini un autre style apparenté contemporain, dénommé Pacallamoco. On trouve une description typologique de Pacallamoco dans Rowe (1944 : 17-18).

Chanapata dérivé se présente, en revanche, comme une céramique rouge, parfois polie en zone,

avec des décors incisés, quelque fois modelée (anthropomorphes et zoomorphes sur anse, notamment) et, plus rarement, ornée de figures géométriques peintes (ibid.).

Les styles Chanapata et Chanapata dérivé sont largement répandus dans la région de Cuzco (Zapata, 1998 : 311). On les trouve jusque dans la cordillère de Vilcabamba, où Chavez Ballón (1961) en rapporte l’existence lors de reconnaissances effectuées au pied de Machu Picchu. Dans la vallée voisine de Cusichaca, du matériel apparenté aux Chanapata et Chanapata

dérivé a été découvert sur quatre sites inkas, qui étaient donc déjà occupés à l’époque formative8

(Lunt, 1984 ; Kendall, 1994).

L’occupation Formative de la région d’Andahuaylas a, d’abord, été suggéré par Rowe (1956 : 143) qui remarque une céramique présentant quelques similarités avec Chanapata dérivé, au cours d’une brève visite de la région en 1955. Quinze ans plus tard, Grossman (1983 : 193) identifia une longue occupation formative dans le gisement de Waywaka. Situé sur un promontoire dominant le fond de vallée d’Andahuaylas, le site présente un dépôt culturel stratifié, profond de plus d’un mètre et demi9. Le Formatif est représenté par la tradition Muyu Moqo, caractérisée par sa céramique fréquemment brunie, aux décors le plus souvent incisés et excisés10. Ces dernières années, les prospections de Bauer (et. al., 2008 Ms) ont permis d’identifier vingt- cinq sites avec du matériel Muyu Moqo et une douzaine d’autres présentant une céramique contemporaine, dénommée Chacamarca11.

A Andahuaylas comme à Cuzco, les habitants de l’époque formative possèdent un mode de vie villageois. Ils tirent leur subsistance de l’agriculture des fonds de vallée et de l’élevage. Plusieurs indices suggèrent que les villages prenaient part à des réseaux d’échanges ponctuels sur de longues distances12. Selon Kendall (1994 : 34), le paysage de forêt tropicale de Cusichaca pourrait avoir été le théâtre d’une agriculture sur brulis. D’après Bauer (2004 : 45), la fin du Formatif serait caractérisée par le développement de quelques grands villages qui pourraient avoir été à la tête des premières chefferies paysannes de la région.

3.2.1.3- La période Intermédiaire Ancienne (200 av. J.-C. – 500 apr. J.-C.)

Le début du premier millénaire de notre ère est une période mal documentée de l’histoire préhispanique de la cordillère sud-orientale. Elle est caractérisée par le développement de nombreux styles céramiques régionaux, dont Qotakalli, à Cuzco, et Qasawirka, à Andahuaylas sont les plus connus et les plus répandus. L’Intermédiaire Ancien de Cusichaca se caractérise,

8 Les vestiges de l’occupation Formative de Cusichaca signifient l’existence de deux structures architecturales bâties en pierre et en adobe et établies sur un espace terrassé. D’après Hey (dans Kendall, 1994 : 70), ces structures étaient de forme grossièrement circulaire et associées à des trous de poteau associés. Par ailleurs, quelques contextes funéraires ont également été mis au jour ; l’un deux est daté de 14C 530 av. J.-C. +/- 50.

9 La couche culturelle la plus profonde du site a été située aux alentours de 1490 av. J.-C. (Grossman, 1983 : 58).

10 La tradition Muyu Moqo est divisée en trois phases chronologiques. S’étendant sur près d’un millénaire, cette tradition présente des styles variés dont le lecteur trouvera une description détaillée dans Grossman (1983 : 52-56).

11 Une date radiocarbone situe le style Chacamarca aux alentours de 544-785 av. J.-C.. La céramique Chacamarca est généralement plus fine que Muyu Moqo et décorée d’incisions et d’excisions, et se caractérise notamment pas de nombreuses petites encoches ovales sur sa paroi externe (Bauer et al., 2008 Ms).

12 A Waywaka, Grossman (1983 : 70) a mis au jour plusieurs objets en matière première exogène, comme le lapis-lazuli, l’obsidienne et des palourdes du Pacifique. Des outils en obsidienne (exogène) et une dent de pécari des basses-terres amazoniennes, ont été trouvés dans le gisement de Marcavalle.

quant à lui, par des vestiges architecturaux singuliers13 associés à du matériel apparenté à

Qotakalli mais aussi par la persistance du matériel Chanapata dérivé dans les dépôts. A Andahuaylas, on trouve la céramique Qasawirka, avec son engobe rouge bruni caractéristique, sur plus de quatre cents sites (Grossman, 1983 ; Bauer et al., 2008 Ms). Ce grand nombre de sites pourrait traduire une forte croissance démographique. Leur distribution dans tous les étages écologiques reflète aussi un mode d’occupation en pleine expansion. Les vestiges (ponctuels) de terrasses agricoles et de canaux d’irrigation suggèrent la mise en place d’une agriculture intensive lors de cette époque. De fait, Bauer (2004) suppose que la région de Cuzco était occupée par plusieurs chefferies, s’étant développées sur le substrat villageois du Formatif.

3.2.1.4- L’Horizon Moyen (500-1000 apr. J.-C.)

L’Horizon Moyen correspond à l’expansion de l’empire wari, depuis le grand centre urbain éponyme localisé dans le département d’Ayacucho (Isbell, 2008). Hors de son aire nucléaire, la visibilité archéologique de Wari est très variable ; elle reflète probablement la diversité des modes d’implantation et de contrôle territorial de la première organisation impériale andine (Schreiber, 1992 ; Arkush, 2006). L’influence wari est généralement évaluée d’après la nature et la quantité de la culture matérielle caractéristique identifiée dans la région. Wari se caractérise notamment par l’architecture, monumentale et hautement planifiée, de ses centres administratifs, à l’image de Pikillaqta. Situé dans la vallée de Lucre, non-loin de Cuzco, Pikillaqta est le deuxième plus grand établissement wari après sa capitale. Le complexe architectural présente des murs de moellons unis par un mortier qui peuvent s’élever à plus de dix mètres. Il est constitué d’un ensemble de grandes enceintes quadrangulaires, articulées par un réseau orthogonal de vastes allées. Bien que Pikillaqta en constitue l’expression la plus rigide, ce type d’architecture et de planification orthogonale est typique des établissements wari (Gonzalez Carré, 2007). Dans l’état actuel des connaissances, il semble néanmoins que ces derniers soient assez peu nombreux en dehors de la région d’Ayacucho. A Cuzco, l’influence territoriale wari semble, en effet, avoir été restreinte en dehors de la vallée de Lucre (Bauer, 2004).

Bien que situé sur l’axe de circulation entre Wari et Pikillaqta, on ne connaît pas de complexe architectural wari dans le département d’Apurimac14. On trouve, cependant, du matériel céramique originaire, ou apparenté aux styles polychromes, de la région d’Ayacucho, sur plusieurs sites (Rowe, 1956 ; Grossman, 1983 ; Bauer et al., 2008 Ms ; Hostnig, com. pers., 2007). Cela dit, les concentrations de céramique exclusivement wari sont rares. A Andahuaylas, la grande majorité de la céramique Wari se trouve, en effet, sur les sites Qasawirka dont l’occupation remonte à l’Intermédiaire Ancien (Bauer et al., 2008 Ms). Par ailleurs, il faut

13 Sur le site du promontoire de Huillca Raqay, les fouilles ont permis de découvrir les vestiges d’une structure architecturale de plan au sol rectangulaire aux murs de près de deux mètres d’épaisseur. Ce contexte, daté 14C 340-600 apr. J.-C., est associé à de la céramique apparentée au style Qotakalli (Kendall, 1994 : 62). Sur le site voisin de Huillca Raqay, de petites structures architecturales, de plan au sol rectangulaire, bâties en pierres sont apparues dans les niveaux de l’Intermédiaire Ancien. Elles sont établies sur un système de terrasses et associées à un cimetière composé d’une vingtaine de contextes funéraires (Hey dans Kendall, 1994 : 66).

14 A l’exception peut-être du site Chiqna Jota étudié par Meddens (1984 et 2001), pour qui l’un des bâtiments refléterait une influence architecturale wari. Récemment, nous avons été informé de l’existence de quelques structures possiblement affiliées à la culture wari dans les environs de l’ex-hacienda Carmen dans le fond de vallée de Curawasi (Baker, com. pers., 2010). Le site présente une céramique de l’Horizon Moyen. L’attribution des structures associées, dont nous n’avons vu qu’un seul cliché, reste à confirmer. En 1955, Rowe (1956 : 43), de passage dans l’hacienda Molle Molle, rapportait avoir vu une collection de qero wari.

signaler que l’Horizon Moyen est essentiellement caractérisé par des styles céramiques locaux apparentés au style Wari, comme le Qasawirka polychrome à Andahuaylas (ibid.) et les styles

Araway et Muyu Roqo à Cuzco (Bauer, 2002). Il semble donc que l’empire wari exercait une

influence plutôt modérée, mais bien présente, dans le département d’Apurimac.

Dans l’état actuel des recherches, la présence wari dans la cordillère de Vilcabamba est très discrète. On ne connaît aucun site. Une poignée de fragments aux décors polychromes, vaguement apparentés aux styles de l’Horizon Moyen, ont été identifiés sur les sites de Victoria et Choqek’iraw du versant sud, ainsi que dans la région d’Espiritu Pampa du versant nord15 (Bejar, 2002 ; Frost, 2003 Ms ; Lecoq, 2005 ; Savoy, 1970). En outre, l’Horizon Moyen est, de loin, l’époque la plus mal représentée de la séquence de Cusichaca. Un pot aux décors caractéristiques de cette époque a été mis au jour sur le site de Pampaccahuana. D’après Lunt (1984), il relève d’un type de pâte, rare mais autochtone, qui est, par ailleurs, associé à une poterie non-décorée. A ce sujet, Kendall (1994 : 32) suggère que l’occupation durant l’Horizon Moyen pourrait donc être caractérisée par un matériel difficile à identifier (de par sa nature domestique) et dont les établissements auraient pu être détruits lors de l’aménagement du paysage agricole de l’époque préhispanique tardive.

Dans l’état actuel des connaissances, la cordillère de Vilcabamba ne semble donc pas avoir été sous contrôle territorial wari. La présence de quelques fragments de céramiques, dont l’affiliation stylistique est incertaine, pourrait être tout â fait fortuite, traduisant une occupation marginale de la région.

3.2.1.5- Commentaires relatifs à l’histoire préhispanique ancienne

Entre 2000 av. J.-C. et 1000 apr. J.-C., les paysages quechuas de Cuzco et d’Andahuaylas ont dû former les principaux pôles du développement socioculturel de la cordillère sud-orientale. Ces régions semblent avoir expérimenté une évolution assez similaire correspondant à la formation progressive de chefferies paysannes complexes. Bien qu’elles étaient engagées dans des réseaux d’échanges ponctuelles sur de longues distances, on ne dispose, toutefois pas d’indice de contact soutenu entre elles. De fait, chaque région possède des traditions céramiques propres. Occupant une position intermédiaire, il semble que la cordillère de Vilcabamba était plus liée à la sphère cuzquénienne ; c’est, du moins, ce que semble indiquer les recherches réalisées dans la vallée de Cusichaca, située dans la région du versant sud de la cordillère la plus proche de Cuzco.

Durant l’Horizon Moyen, l’influence wari semble être assez limitée dans la cordillère sud- orientale, sauf dans la vallée de Lucre. Les chefferies paysannes locales continuent à se développer, de façon plus ou moins indépendante. Wari ne semble pas avoir donné lieu à un réaménagement socio-territorial important comme celui du Tawantinsuyu. Les développements régionaux, caractéristiques de la Période Intermédiaire Récente, que nous présentons maintenant, ne correspondent donc pas au morcellement de l’empire wari, comme il est souvent indiqué, mais

15 Sur le complexe archéologique du cerro Victoria, un seul fragment, mis au jour lors des fouilles, a été affilié à l’Horizon Moyen (Frost, 2003 Ms). A Choqek’iraw, trois fragments aux décors peints, distincts des styles affiliés inka, ont été séparés, et tentativement attribués à l’Horizon Moyen (Lecoq, 2005). Lors de son voyage à Espiritu Pampa, Savoy (1970 : 81) s’est vu remettre quelques fragments, par un paysan de Pucyura. De retour à Lima, un certain Lan Sawyer lui aurait suggéré leur affiliation

wari. Il s’agit d’un fragment incisé et d’un gobelet avec un dessin polychrome géométrique peint en orange, rouge, blanc et noir,

plutôt à un processus de complexification et de stratification sociale des grandes chefferies paysannes existantes.