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L’archéologie de la cordillère sud-orientale : bilan des connaissances

3.3.1 LE PALAIS INKA

Installé à plus de trois milles mètres d’altitude sur un éperon étriqué de la montagne Yanaqucha, en plein cœur du cours moyen de la vallée de l’Apurimac, Choqek’iraw possède un emplacement remarquable. Le site, accroché tel un nid d’aigle à la montagne dont il épouse « harmonieusement » le relief, parait, de loin, presque inaccessible. L’œuvre est monumentale ; plusieurs dizaines d’hectares de systèmes de terrasses façonnent la crête et les versants de l’éperon, entre 2500 et plus de 3500 mètres d’altitude. Les terrasses hébergent plus de cent bâtiments inkas de formes variées qui composaient le palais de Choqek’iraw.

3.3.1.1- Le cœur du site

Le cœur du site est établi sur la ligne de crête, entre environ 3000 et 3150 mètres d’altitude, et dominé par une colline dont le sommet a été nivelé afin d’y aménager une vaste plateforme de près de 1500 m², circonscrite par un muret de forme ellipsoïdale. Cette plateforme, souvent dénommée usnu48, offre un panorama grandiose sur les paysages de la vallée de l’Apurimac et le bassin du Yanama et pourrait bien, comme nous le verrons, avoir formé un site privilégié pour les observations astronomiques et d’autres activités rituelles (Lecoq, 2007 et 2010).

46 Pour prendre connaissance de l’historique des explorations de Choqek’iraw, le lecteur peut consulter Romero (1909), Lee (1997b), Paz et Alccacontor (2003) et Lecoq et Duffait (2004). Angelier (2005) offre une description plus détaillée des visites des français Eugène de Sartiges qui fouilla le site en 1834, et Léonce Angrand qui, en 1847, dressa les premiers croquis du site. 47 Aujourd’hui, près de 40 Ha ont été déboisés et font l’objet des opérations de restauration de COPESCO, l’entreprise cuzquénienne en charge de la mise en valeur du site.

48 Du point de vue architectural, cette colline aménagée ne ressemble pas aux plateformes en terre-plein que nous avons brièvement décrites plus tôt (voir supra, 3.2.2.2.2.2). Soulignons toutefois que, d’un point de vue symbolique, elle possède, à l’image du monument de Sondor à Andahuaylas, une configuration qui pourrait constituer une représentation spécifique du concept d’usnu fusionné, comme nous l’avons déjà évoqué, à la nature andine. Pourquoi construire une pyramide à degrés, représentant probablement une métaphore de la montagne (Meddens, 1997, Bastien, 1996), lorsque l’on dispose d’un relief naturel adéquat ? En outre, son sommet aménagé offre les mêmes conditions de visibilité et de visualisation que les plateformes. Enfin, il faut signaler que la colline aménagée de Choqek’iraw présente certaines caractéristiques, comme sa liaison avec le canal, l’existence d’une structure (en damier, ici) sur son sol, ses escaliers d’accès et son entrée marquée par une porte à double- jambage, qui évoquent les attributs des plateformes cérémonielles inkas définis notamment par Hyslop (1990 : 69-101).

Choqek’iraw possède deux places au centre des deux quartiers principaux du cœur du site. Comme ces deux quartiers se trouvent sur deux niveaux de la crête, séparés par un dénivelé de soixante-cinq mètres, on distingue un quartier haut, dit hanan en quechua, d’un quartier bas,

hurin (Lecoq, 2005 ; Zapata, 2005 ; Karp, 2005). A l’image de Cuzco, la planification du cœur du

site s’inscrit donc dans la tradition typiquement andine d’organisation dualiste des centres politico-cérémoniels (Hyslop, 1990). C’est dans ces quartiers centraux que se trouvent les plus grands édifices dont l’architecture hautement élaborée semble traduire l’importance.

Le quartier hurin abrite la place principale de Choqek’iraw. Elle occupe une position centrale dans le site, entre la colline tronquée, au sud, et le quartier hanan, au nord, qui la surplombent de part et d’autre sur la crête. La place est entourée de grands édifices à l’architecture très sophistiquée. Au nord, on trouve trois bâtiments imposants qui forment un ensemble fermé auquel on accède par une porte à double jambage. Ces structures doubles à mur de refend, dont le mur pignon s’élève sur près de huit mètres de hauteur, sont uniques sur le site (Samanez, 2006). Il a été suggéré que cet ensemble, en raison de sa position centrale, de sa facture architecturale49 et de son accès restreint50, ait pu former la résidence de l’élite de Choqek’iraw (Paz et Alccacontor, 2003).

3.3.1.2- Les édifices liés au culte

Il ne fait pas de doute que Choqek’iraw formait un vaste centre cérémoniel (Lecoq, 2010). Bien qu’il semble, comme nous allons le voir plus bas, que les quartiers et leurs édifices possédaient des fonctions spécifiques, l’ensemble des activités réalisées sur le site devaient être étroitement liées au domaine rituel.

Du point de vue architectural, la plupart des édifices du cœur du site possèdent des caractéristiques qui suggèrent leur association spécifique aux activités religieuses. Avec leur riche ornementation de niches et de baies à double jambage, les bâtiments qui se trouvent autour des places hurin et hanan sont généralement associés aux cultes et pourraient avoir formé les temples où étaient exhibés les idoles et autres objets sacrés51 (Zapata, 2005). Parmi ces édifices, deux structures, dont chacune forme la façade principale d’une des deux places, présentent une architecture singulière. Il s’agit de structures adossées à la pente dont les façades sont agrémentées de plusieurs baies menant à de petites pièces, elles-mêmes parées de nombreuses niches. Située aux extrémités de chacune des places, les deux façades se font face au loin, dans un

49 Kendall (1976) remarque que les groupes de structures doubles sont relativement courants dans les sites inkas. Selon elle, ils forment, les ensembles résidentiels.

50 L’étude de Morris (1998 et 1999) sur les descriptions des palais inkas, qu’on trouve dans Guaman Poma et Murua, montre que l’accès à la résidence du souverain faisait l’objet d’un contrôle strict. Pour pénétrer dans les quartiers de l’Inka, il fallait d’abord traverser deux places auxquelles on accédait par des portes à double jambage contrôlées par des gardiens. A Choqek’iraw, une porte à double jambage forme l’entrée à la place Hurin, de là, une autre donne accès au possible ensemble résidentiel dans lequel, il faut passer une troisième porte afin de pénétrer dans les patios internes. Bien que la planification de Choqek’iraw soit différente de celle des palais décrits par les chroniqueurs, il est intéressant de remarquer qu’on retrouve la même organisation tripartite. 51 Notons que cette hypothèse repose essentiellement sur la facture et la morphologie architecturale des bâtiments car la place centrale et ses édifices adjacents ont été excessivement pillés au fil des siècles. Les sondages réalisés dans ses bâtiments ont, tout de même, livré le plus grand nombre et les plus beaux objets de cuivre, d’or et d’argent (des couteaux cérémoniels et des ornements corporels, notamment), ainsi que parmi les plus belles pièces de céramique décorée, mises au jour le site (Paz et Alccacontor, 2003).

jeu d’opposition52. Notons aussi que ces deux structures ont en commun d’être implantées sur des affleurements rocheux laissés apparents. Cette pratique est, en effet, très commune sur le site où il est courant d’observer des roches prises dans la maçonnerie, évoquant une esthétique singulière probablement liée à la dimension sacrée du paysage naturel. La forme de certaines de ces roches semble imiter le profil des sommets de l’horizon53 vers lesquels sont orientées, par ailleurs, de nombreuses baies et embrasures d’édifices (Lecoq, 2007). L’architecture de Choqek’iraw semble, ainsi, refléter l’intérêt que ses bâtisseurs portaient sur le paysage environnant, auquel, comme nous le verrons, pourrait être liée la symbolique du site (voir infra, 9.2.2).

3.3.1.3- Les quartiers périphériques

La fonction des quartiers situés en périphérie immédiate du cœur du site, tel Pikiwasi établis sur un petit contrefort à l’est de la colline tronquée (dite « usnu », Secteur IX) et le versant oriental du site sous le quartier hanan (secteurs II’ et XIII), est peu claire. Leur architecture est plus grossière et forme des ensembles à la planification moins ordonnée que dans les quartiers centraux. Ils se distinguent notamment par l’absence de place et par l’irrégularité des systèmes de terrasses de nivellement sur lesquels sont installés les bâtiments. Ces derniers sont aussi généralement plus petits et leurs formes plus variables. Il existe plusieurs enceintes dont la forme orthogonale est assez approximative, ainsi que, par endroit, des structures de plan au sol circulaire (dont nous parlerons plus bas). Le matériel mis au jour lors des fouilles de certains halls (du secteur IX) et de structures de plan orthogonal irrégulier (du secteur II’) suggèrent qu’ils pourraient avoir été associés à des activités artisanales comme le tissage et l’orfèvrerie54 (Gallegos, 2005 ; Cori del Mar, 2005). Par ailleurs, c’est dans ces quartiers qu’on observe le plus de remaniements architecturaux et de structures à l’aspect inachevé. Les reconnaissances que nous avons effectuées montre qu’en s’éloignant du centre de Choqek’iraw, on ne trouve guère plus que des petits groupes dispersés de moins de cinq structures architecturales établis sur des terrasses de nivellement peu étendues (Bejar et Saintenoy, 2005).

3.3.1.4- Le canal et les terrasses

Choqek’iraw est traversé, dans toute sa longueur, par un petit canal où s’écoule l’eau du glacier Yanaqucha. L’eau, captée à plus de deux kilomètres en amont, dans la quebrada

Chunchumayu, alimente plusieurs fontaines des quartiers hanan et hurin et se déverse finalement

dans les vastes systèmes de terrasses de culture étendus sur les versants.

52 Comme nous le développerons plus tard, ce jeu d’opposition pourrait être conçu comme une sorte de principe de symétrie en miroir, yanantin (Platt, 1978), délimitant ainsi un espace sacré correspondant aux deux quartiers complémentaire du cœur de Choqek’iraw

53 Les sommets les plus en vue sont le Yanaqucha, le Kitay, le Wiraquchan et le San Cristobal.

54 En ce qui concerne Pikiwasi, la découverte systématique d’un grand nombre de pesons de fuseau, ainsi que de ruqi (outils en os) laisse dire à Gallegos (2005) que les grands halls de ce secteur seraient des ateliers de tissage. A ce propos, Lecoq (2010) ajoute, qu’en absence de trou de poteau ou d’anneau dans les murs pour fixer les métiers à tisser, la présence de nombreuses fusaïoles n’est pas suffisante pour avérer cette fonction spécifique, car il est courant de trouver un grand nombre de ces fusaïoles dans les chaumières paysannes. En ce qui concerne le secteur II’, une structure contenait des outils qui pourraient avoir été utilisés par des orfèvres, comme des mortiers et des mains de mortiers pour le laminage, ainsi qu’un tube qui aurait pu servir à attiser le feu des fours. Il faut signaler, toutefois, qu’une seule scorie a été mise au jour lors des mêmes fouilles (Cori del Mar, 2005).

En raison de la dense végétation couvrant les versants de Choqek’iraw, on ne mesure pas encore bien l’ampleur des systèmes de terrasses qui y ont été aménagés. Aujourd’hui, près de dix hectares ont été découverts mais il ne serait pas étonnant qu’ils couvrent plus du double de cette superficie. Les terrasses s’étendent sur les bas versants, en dessous de 2500 mètres d’altitude, permettant la culture intensive de produits de climat chaud comme le maïs et la coca55 qui devaient être consommés massivement lors des cérémonies inkas (Murra, 1983[1978]). Ces produits étaient apparemment emmagasinés dans le cœur du site. On y trouve, en effet, un ensemble de quatre grands halls, situé sur le flanc oriental du quartier hanan, qui, avec une surface de près de 350 m2 au sol disponible, ont dû former les principales structures de stockage56 du site.

Avec sa morphologie complexe et variée, ses longs escaliers et ses systèmes de canaux, l’architecture sophistiquée des terrasses de Choqek’iraw constitue une réponse technologique de haut niveau pour l’exploitation agricole (Valencia, 2005), mais elle possède aussi une forte dimension esthétique. A ce propos, Niles (1982) pense que les systèmes de terrasses les plus élaborés de la région de Cuzco étaient le produit d’un art paysager prisé par les inkas. Selon elle, la facture architecturale des terrasses devaient aussi refléter, aux yeux du peuple, leur appartenance aux domaines royaux inkas, où se cultivaient les meilleures semences de l’empire qui possédaient un caractère presque sacré. Avec leurs mosaïques murales exceptionnelles, figurant une caravane de vingt-trois lamas en marche (Valencia, 2005 ; Lecoq, 2006 ; Paz, 2007), les terrasses du versant occidental de Choqek’iraw revêtent une dimension symbolique indéniable. A ce sujet Lecoq (2010) développe une métaphore passionnante qui fait des terrasses, l’habit de la montagne, telles les tuniques des souverains inkas (Guaman Poma, 1615) et les étoffes multicolores qui étaient déposées lors des fêtes sur les wak’a de Cuzco (Van De Guchte, 1999).