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Une reformulation sous le signe de l’entreprise : la « diversité »

II – ENTRE L’IMPENSE ET L’IMPENSABLE : UN ETAT DE LA RECONNAISSANCE DE LA DISCRIMINATION ETHNICO-

II. 1.3 « Diversité » et « égalité des chances » : la déviation néolibérale et entrepreneuriale du référentiel

II.1.3.2. Une reformulation sous le signe de l’entreprise : la « diversité »

L’essor du paradigme néolibéral faisant de l’entreprise le modèle d’organisation sociale par excellence n’est pas nouveau. Il a fait l’objet d’analyses de Michel Foucault dès les années 1970, par exemple444. Il est clairement au cœur de toute politique « d’insertion », qui vise à la

normalisation des individus selon les normes de « l’employabilité », et selon le modèle de l’individu-entrepreneur445. Comme l’a bien montré le politologue Bruno Jobert, la conversion

au référentiel néolibéral en France s’est faite en grande partie par l’intermédiaire des élites de l’administration publique elle-même, au cours des années 1970 et 80446, et pas d’abord par la

pression du patronat ou par une obligation européenne. Du point de vue spécifique de la discrimination, l’arrivée de la Droite au gouvernement correspond à une amplification visible de la référence à l’entreprise. Le discours public est été largement infléchi, pour valoriser la parole de l’entreprise, et/ou pour rapprocher l’orientation des pouvoirs publics du programme du MEDEF – j’y reviendrai concernant spécifiquement les stages, cf. chap. V.

En matière de discrimination, l’infléchissement du référentiel de politique publique découle de la rencontre entre un glissement général vers « l’égalité des chances »447 évoqué ci-dessus,

et une offensive idéologique très nette d’un segment du patronat de la droite néolibérale, sous

444 FOUCAULT M., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard/ Seuil,

2004.

445 EBERSOLD S., La naissance de l’inemployable, ou l’insertion aux risques de l’exclusion, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2001.

446 JOBERT B. (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, op. cit. ; Cf. aussi BURGI-GOLUB N., « La construction

de l’Etat social minimal en Europe », in Politique européenne, n°27, 2009, pp.201-232.

447 On trouve dans la politique publique les traces d’une adhésion à la fois à logique de concurrence néolibérale (cf.

I.6.1.3), à celle de valorisation individuelle des « parcours de réussite » (on fait la publicité d’ouvrages, de films ou d’émissions centrés sur des témoignages de « victimes » qui ont « réussi malgré tout » ; expérience individuelle et réussite économique malgré les déterminations sociales : voilà un thème classique de la pensée libérale), et aux théories du capital humain (à titre d’exemple, le « Plan de cohésion sociale » déjà cité s’ouvre sur cette étonnante exergue : « La force d’une nation est dans sa ressource humaine », p.2).

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 153 l’égide du think tank Institut Montaigne, notamment. Ce double mouvement se traduit entre autres par une véritable offensive en 2004, visible dans une sorte de martèlement discursif en faveur de la « diversité », opéré conjointement dans des rapports publics (commandes ministérielles) et privés (initiative de l’Institut Montaigne). Le rapport commandé par le Premier ministre à Claude Bébéar, Des entreprises aux couleurs de la France (novembre 2004), sera effectivement accompagné par ceux de Y. Sabeg et L. Méhaignerie, Les oubliés

de l’égalité des chances (janvier 2004), celui de L. Blivet, Ni quotas, ni indifférence : les

entreprises et l’égalité positive (octobre 2004), celui de D. Versini, Rapport sur la diversité

dans la fonction publique (décembre 2004), celui d’A. Begag, La République à ciel ouvert, (décembre 2004), et, plus récemment, ceux d’E. Keslassy, Ouvrir les grandes écoles à la

diversité (janvier 2006), et Ouvrir la politique à la diversité (janvier 2009). Comme le notent Olivier Noël et Suzana Dukic, « la plupart des rapports publics et études [cités (…)] sont déterminés plus par l’étude, même critique, de la mesure de la diversité dans la fonction publique [ou dans l’entreprise, pourrait-on rajouter] que par l’étude d’éventuels systèmes qui pourraient concourir à des formes de discrimination directe ou indirecte dans l’accès à la fonction publique [ou plus généralement à l’emploi] »448. Or, « la notion de « diversité » est

une notion aux contours flous, que les différents auteurs peinent à définir, sans réemployer le même mot (« diversité nationale », « diversité sociale », « diversité culturelle »). L’emploi du terme « diversité » n’est cependant pas neutre car il s’inscrit clairement dans une politique d’égalité fortement empreinte par une norme d’orientation libérale et vise à restaurer “l’égalité des chances par la mise en place d’actions correctrices à destinations des catégories ou minorités vulnérables”. » Lié, donc à un modèle de « discrimination positive », il « exclut de fait toute réflexion sur les conditions de mise en œuvre d’une égalité effective »449.

2004 est aussi l’année de lancement de la « Charte de la diversité », proposition tirée du rapport de Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie450, de l’Institut Montaigne. Cette initiative

concernant la politique publique se décide, en réalité, entre l’entreprise et l’entreprise451. Mais,

gérée au départ par l’Institut du mécénat social (IMS-Entreprendre), lui-même émanation de l’Institut Montaigne, la diffusion de cette Charte sera rapidement confiée à la politique

448 NOËL O., DUKIC S., Etat des lieux des connaissances et réflexion problématique, op. cit., p.10. 449 Ibid, p.12.

450 SABEG Y., MEHAIGNERIE L., Les oubliés de l’égalité des chances, Institut Montaigne, 2004.

451 DOYTCHEVA M., HACHIMI ALAOUI M., « Promouvoir la diversité en entreprise : genèse et ambiguïtés

d’une initiative patronale », in Asylon(s), n°08. juillet 2010. [En ligne] URL : http://www.reseau- terra.eu/article943.html

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 154 publique : promue par le « plan de cohésion sociale » « comme une base propre à permettre la mobilisation de tous les employeurs »452, la Charte de la diversité est inclue dans les missions

de l’ACSE à partir de 2006 et promue en 2007 par un lien sur le site Internet du Premier ministre. Présentée comme un outil de mobilisation, la Charte est uniquement incitative. En effet, le dossier sur le site du Premier ministre en 2007 - et aujourd’hui, sur le site du Ministère de l’égalité des chances -, s’empresse de rassurer les éventuels signataires : « La charte a-t-elle une valeur contractuelle ? Non, la charte de la diversité a une valeur morale. Elle n’est en aucun cas un contrat ayant une quelconque valeur juridique »453. A travers cet

outil, la « diversité » joue le « management » contre une logique coercitive par le droit454 ; et

en outre la technicisation (la promotion l’outil faisant désormais le contenu de la politique) joue contre une approche politique de la problématique de la discrimination.

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A travers cette rapide chronique de l’émergence d’une question politique et de sa déviation, quatre traces de cette histoire sont particulièrement remarquables, qui vont influencer la façon dont la question de la discrimination arrive à l’école : premièrement, une émergence de la question en France par l’ethnico-racial, mais qui sera ensuite banalisée puis minorée ; deuxièmement, la primauté accordée à cette question dans le champ de l’emploi, justifiant une diffusion tardive par exemple dans le champ de l’éducation455 ; troisièmement, l’importance

des résistances à cette problématisation, qui ont conduit à positionner la recherche sociologique longtemps « dans une optique davantage démonstrative qu’explicative »456 ou

compréhensive ; quatrièmement, la relative parenthèse historique de la « politique publique de prévention et de lutte contre les discriminations », prise en tenaille entre deux autres référentiels d’apparence opposée, mais qui vont s’allier : intégration et diversité. On voit ainsi, sur le plan du contexte et du cadre politique, une conséquente difficulté de reconnaissance, qui rejoint en partie la difficulté de la recherche française en sciences sociales à penser la question ethnico-raciale.

452 Ministère de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale, « Plan de cohésion sociale », 2004, p.42.

453 NOËL O., « Politique de diversité ou politique de diversion ? » op. cit. Voir aussi http://www.archives.premier-

ministre.gouv.fr/villepin/information/les_dossiers_actualites_19/charte_diversite _904/index.html

454 BERENI L.(2009), « "Faire de la diversité une richesse pour l'entreprise" », op. cit. 455 DHUME F., « Ecole et discrimination : une frontière intérieure », op. cit.

456 GARNER-MOYER H., « Discrimination et emploi : revue de la littérature », in Documents d’études, n°69,

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II.2. La question ethnico-raciale : un impensé problématique de la

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