• Aucun résultat trouvé

7.1.2 A une lecture articulée de plusieurs niveaux de production du racisme

Figure n°2 : Comparaison des approches antiraciste et antidiscriminatoire

I. 7.1.2 A une lecture articulée de plusieurs niveaux de production du racisme

C’est pour répondre à cette dernière limite qu’a été proposée la notion de racisme systémique, entendue comme « le point de rencontre entre des formes “interactionnelles” et des formes “structurelles” de racisme. Les premières sont constituées des “micro-iniquités” répétitives et corrosives, mais inattaquables juridiquement, les secondes par les règles et procédures de traitement aveuglément inégalitaires, l’une et l’autre étant incorporées aux règles éthiques et socio-culturelles du fonctionnement ordinaire des organisations, des institutions, des Etats »336. On voit – à travers la notion de « système » - l’intérêt de combiner plusieurs

niveaux d’appréhension, et plusieurs mécanismes concourant à produire un ordre ethnico- racial inégalitaire. C’est à une telle approche que recourt Norman Ginsburg. Il distingue trois types de processus participant de produire des inégalités raciales qui apparaissent finalement manifestes dans l’habitat en Grande-Bretagne.337 Un « racisme subjectif » (subjective racism)

ou déclaré (overt) mis en œuvre par des individus ; un « racisme institutionnel », entendu comme les processus, souvent locaux mais indirects, « qui ont pour résultat le traitement défavorable des Noirs comparés aux Blancs » ; et enfin, un « racisme structurel » qui renvoie cette fois au niveau macro-, dans des « aspects de processus nationaux et internationaux qui ont un impact indirect mais fondamental sur la situation d’habitat des populations noires »338.

Il montre que, si le racisme institutionnel est le plus significatif dans le champ du logement, les trois niveaux interagissent, le racisme commun (common sens racism) soutenant par exemple une structure de pouvoir plus générale et propose en conséquence de déployer le concept de racisme institutionnel en lien avec ceux de racisme subjectif et structurel. Cette idée de l’articulation d’au moins trois niveaux interagissant pour produire des inégalités

335 GALLISSOT R., Misère de l’antiracisme, Paris, Arcantère éditions, 1985. 336 DE RUDDER V., « Racisme adjectivé », in Pluriel Recherches, op. cit., p.120.

337 GINSBURG N., « Racism and housing. Concepts and reality », in Braham P., Rattansi A., Skellington R. (ed.),

Racism and antiracism. Inequalities, opportunities and policies, London, Sage publications, 1992, pp.109-132.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 122 ethnico-raciales peut utilement être reprise dans le champ scolaire. Il restera à la traduire dans la question spécifique de la discrimination, avec son référent juridique.

I.7.2. Apports et limites de la notion de « discrimination systémique »

Le débat sur la discrimination hérite en partie de celui sur le racisme institutionnel, et se le réapproprie parfois directement. Au point que la notion de « racisme institutionnel » a pu être utilisée pour qualifier ni plus ni moins les discriminations ethnico-raciales339. La notion de

« discrimination systémique » a été diffusée à la fois dans le champ de la recherche sociologique (de façon relative à la diffusion des premiers travaux sur cette question), et dans celui des politiques et de l’action publiques. Il est aujourd’hui fréquent de la rencontrer dans la bouche des acteurs publics, ou dans la littérature administrative, à commencer par les organismes étatiques en charge de conduire ou d’animer l’action publique sur ce plan.340 Il me

semble aujourd’hui nécessaire de revenir sur cette notion, dont le succès paradoxal, la généralité et la malheureuse polysémie me semblent aujourd’hui constituer « un obstacle pour penser le global »341 et le passage entre l’ordre des pratiques individuelles et celui du

fonctionnement institutionnel.

I.7.2.1. De l’intérêt de la notion de « discrimination systémique »…

On sait aujourd’hui, au moins dans le champ de l’emploi et du logement, que la production de discrimination résulte d’un ensemble de pratiques, de processus et de dispositions (objectales, subjectives, procédurales, etc.), engageant – y compris juridiquement -, les acteurs selon des modalités très différentes. L’idée de « système discriminatoire » donne à entendre, de façon convaincante, la dimension collective et le fait que l’acte individuel prend place et sens dans une chaîne d’actions. La notion de « discrimination systémique » met donc pertinemment en évidence le fait que la discrimination s’organise à partir d’un ensemble d’interactions aux niveaux individuel, institutionnel, structurel, et entre eux. C’est le produit d’une combinaison complexe. Ce qui, à un premier niveau, semble reprendre l’idée de « racisme systémique ».

339 Par exemple : ORIOL P., « Le racisme institutionnel ou l’apartheid discret », in Migrations société, vol.9, n°49,

janvier-février 1997, pp.67-80.

340 En tant que contributeur de cette histoire, j’ai moi-même participé de la diffusion et de la promotion de cette

notion, dès mes premiers travaux sur cette question, dans la seconde moitié des années 1990.

341 CORCUFF P., « Pour une épistémologie de la fragilité. Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique des

pratiques transfrontalières », in Revue européenne des sciences sociales, n°127, décembre 2003, pp.233-244. (« neuvième proposition »).

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 123 Cette notion, du moins telle qu’elle a été initialement construite, se différencie toutefois de celle de « racisme systémique », et plus encore de celle de « racisme institutionnel », car elle qualifie non pas seulement un résultat, un ordre globalement discriminatoire, mais le processus même de production de la discrimination. Elle montre que même ce qui est tenu pour un acte de discrimination, « une » discrimination en somme (même celles que les sociologues anglo-saxons sur le racisme nomme overt ou subjective), fait l’objet d’une production où interviennent divers acteurs, mais en outre mobilise un ensemble hétérogène de ressources et de niveaux. La notion de coproduction est de ce point de vue centrale. Une telle approche « systémique » de la discrimination déplace le regard vers la mise en adéquation non pas seulement visible comme production finale jugée rétrospectivement, mais comme production tendancielle au long du processus même342. Si l’idée de « discrimination

systémique » garde un horizon global (« système discriminatoire » et ordre inégalitaire), elle voulait initialement nommer l’organisation ou le devenir-systémique de la discrimination343.

L’élaboration de cette approche a été concrètement rendue possible par un travail empirique parfois conduit « dans l’action publique »344, permettant de rompre avec des théories sur le racisme qui « “flottent” au-dessus des empirismes, parfois très haut »345. On peut en effet

avoir le sentiment qu’une grande partie des travaux sur le racisme – et peut-être jusqu’à son élaboration comme notion générique - ont été d’autant plus généraux ou éloignés du quotidien (théoriques, historiques, politologiques, et fondés sur des sources publiques – journaux, textes et discours publics notamment…), que l’accès du sociologue aux espaces de sa production située est difficile. Du coup, comme cela a été dit, les notions employées tiennent souvent leur pertinence et leur puissance comme lecture globalisante, représentant des processus complexes sans toujours en rendre compte en pratique. Il en résulte au moins trois problèmes : 1) un foisonnement de notions floues, qui témoignent autant de l’incertitude d’une évaluation que de l’imprécision sociologique : « racisme voilé », « racisme symbolique », etc. ; 2) une prédilection pour penser le racisme à partir d’exemples historiques, lointains et correspondant à des systèmes politiques (nazisme, apartheid, ségrégation…) qui, en bonne logique, « ne

342 Ici, il faut accorder son importance à l’absence d’équivalence entre racisme et discrimination : on parle en

général « des » discriminations et « du » racisme, ce qui indique que le second est d’abord tenu pour un phénomène global, quand le premier processus est cantonné à des faits locaux isolables. Je soutiens une lecture systématique de « la » discrimination, couplée à une analyse de type systémique située.

343 DHUME F., NOËL O., « Discrimination raciale dans l’accès à l’emploi. Un obstacle majeur à l’intégration et

une place mineure dans le débat public », in Journal du Droit des Jeunes, n°182, février 1999, pp.40-42.

344 NOËL O., Une sociologie politique de et dans l’action publique de lutte contre les discriminations, op. cit. 345 LEMAINE G ., « Le rejet de l’“autre” : quelques remarques sur les modèles et les techniques », in Wieviorka M.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 124 peuvent être tenus, sans examen approfondi, pour paradigmatiques »346 ; 3) cela conduit à ce

que le sociologue s’efface derrière le vécu, dès lors que les phénomènes sont à ce point pris dans les interactions banales que « ce sont les victimes de ces attitudes et comportements qui en sont, à ce jour, les meilleurs sociologues »347. Cela ne serait pas si mal, si cela autorisait la

parole et la reconnaissance d’une activité sociologique diffuse plus que concentrée dans les mains des spécialistes, et liée à des conditions d’expérience sociale348 et non seulement à une

socialisation académique. Mais force est de constater que la reconnaissance de cette analyse va souvent de pair avec des procédés de minorisation, tenant par exemple pour seule « intuition »349 ce qui est analyse parfois très perspicaces des acteurs.

L’idée de « discrimination systémique » pointe donc à juste titre vers une analyse à la fois située et complexe. Elle indique la production de discrimination(s) qui, prenant appui sur le fonctionnement institutionnel et s’ancrant dans des contextes de contrainte structurelles ou des déterminations idéologiques de l’action, est organisée en système. Mais c’est peut-être ici, sur la question du « système » que la notion bute.

Outline

Documents relatifs