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De l’organisation du champ de recherche à la controverse sur l’hypothèse d’une discrimination

II – ENTRE L’IMPENSE ET L’IMPENSABLE : UN ETAT DE LA RECONNAISSANCE DE LA DISCRIMINATION ETHNICO-

II. 1.3 « Diversité » et « égalité des chances » : la déviation néolibérale et entrepreneuriale du référentiel

II.3. Etat de la recherche sur l’ethnicité et la discrimination à l’école

II.3.2. De l’organisation du champ de recherche à la controverse sur l’hypothèse d’une discrimination

La constitution du champ de recherche s’établit quasiment dès le départ, dans les années 1970, autour de plusieurs gammes de travaux. De sorte que le champ apparaît relativement cloisonné. Ce qui complique et fragilise une logique de synthèse, obligée de supposer cumulables (ou opposables) des savoirs construits à partir de points de vue radicalement différents sur le social, et surtout sur l’ethnico-racial. Il ne s’agit pas ici de refaire cette chronique506, mais d’indiquer simplement que le champ même de recherche est pris, quasi

entièrement, dans cet héritage problématique. La lecture chronique permet de comprendre sur quoi repose l’axe majeur de la controverse relative à l’hypothèse de la discrimination : un problème de paradigmes conduisant ou non à « voir » certaines dimensions de la réalité sociale. Des présupposés théoriques et épistémologiques très différents conduisent à une ligne d’opposition nette qui est souvent présentée comme duale : travaux statistiques vs travaux empiriques. Cette explication, si elle est commode, est caricaturale et tout compte fait fausse. Du moins n’explique-t-elle rien. On verra que l’opposition ne tient pas en soi à la méthode (aujourd’hui, certains travaux statistiques soutiennent l’idée de discrimination dans l’orientation scolaire), mais principalement à des interprétations, rendues plus ou moins envisageables selon le paradigme auquel on recourt, ce « choix » étant lui-même soutenu par des arguments (ou des impensés) d’ordre en large partie idéologique, comme on l’a vu.

Quoiqu’il en soit, le champ est organisé d’abord par une opposition axiale, complétée de deux gammes périphériques qui participent à la controverse tout en développant une dimension propre d’analyse. 1) D’un côté, une gamme majoritaire de travaux, principalement sociologiques, socio-démographiques ou économiques, apparue dès la fin des années 1960507,

504 On la trouve encore en 2000, sous la plume d’auteurs travaillant au ministère de l’Education nationale :

LAZARIDIS M., « La scolarisation des enfants de migrants : entre intégration républicaine et mesures spécifiques », in VEI-Enjeux, n°121, 2000, pp.198-208.

505 Cf. DRAY D., OEUVRARD F., « Un programme interministériel de recherche sur les processus de

déscolarisation », in VEI-Enjeux, n°122, 2000, pp.63-73.

506 DHUME F., DUKIC S., CHAUVEL S., PERROT P., Orientation scolaire et discrimination, op. cit.

507 Pour les premiers travaux : CLERC P., GIRARD A., « Nouvelles données sur l’orientation scolaire au moment

de l’entrée en sixième », in Population, vol.19, n°5, 1964, pp.829-872 ; LAMBIOTTE-FEKKAR B., « Le problème de l’adaptation scolaire des enfants algériens de la région parisienne », in Enfance, n°4, 1966, pp.129-136 ;

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 167 s’intéressant aux positions et performances du public (« immigré ») et à son rapport à l’école. S’appuyant sur des enquêtes principalement statistiques, elle dénie tendanciellement toute inégalité de traitement relative à la variable ethnico-raciale, et par là montre l’absence globale de spécificité du public. Cette gamme va s’enrichir, à partir des années 1980 de quelques travaux sur les familles et leur « mobilisation » en faveur de la « réussite ». 2) A l’autre pôle, une gamme minoritaire de travaux, apparue dès le milieu des années 1970508, s’intéresse à

l’action de l’école et enregistre la manifestation de stéréotypes, des biais de jugement, d’ethnicisation, etc., interpellant le fonctionnement de l’Ecole et les interactions dans/autour d’elle. Etant articulée à une approche souvent cognitive, elle est plus composite du point de vue disciplinaire, au croisement entre la psychologie, la psychosociologie, la sociologie, mais parfois aussi la socio-démographie. Longtemps marginalisée, et cherchant souvent à accréditer le point de vue des dominés, cette gamme est qualifiée minoritaire et participe, dans les rapports de pouvoir au sein du champ, de ce que Michel Foucault appelle des « savoirs assujettis »509. 3) Une troisième gamme apparaît plus tardivement, au milieu des

années 1980 et surtout après 1990. Prenant appui sur la territorialisation des politiques scolaires, elle va s’intéresser aux inscriptions spatiales des différences et des inégalités (ségrégation, etc.). Elle alimente (et est alimentée par) les deux gammes majoritaire et minoritaire, selon le point de vue à travers lequel elle est appréhendée, et c’est pourquoi elle peut être qualifiée de gamme intermédiaire. 4) Une quatrième et dernière gamme peut être qualifiée de périphérique, car elle se maintient avec une étonnante constance comme en orbite des mutations du champ, et malgré les critiques et/ou l’abandon d’un soutien institutionnel. D’inspiration psychologique et pour partie ethno-psychiatrique, elle s’intéresse aux psychopathologies de la migration et/ou à la psychologie de « l’adaptation » des migrants.

DESCLOITRES R., FAYARD D., L'apprentissage social des écoliers algériens à Aix-en-Provence, Aix-en- Provence, Centre des sciences humaines appliquées, 1970.

508 Pour les premiers travaux : AMIGUES R., BONNIOL J.-J., CAVERNI J.-P., « Les comportements d'évaluation

dans les systèmes éducatifs. Influence d'une catégorisation ethnique sur la notation de productions scolaires », in

International journal of psychology, 10, n°2, 1975, pp.135-145 ; ZIMMERMANN D., « Un langage non-verbal : les processus d'attraction-répulsion des enseignants à l'égard des élèves en fonction de l'origine familiale de ces derniers », in Revue française de pédagogie, n°44, 1978, pp.46-70 ; PINELL P., ZAFIROPOULOS M., « La médicalisation de l'échec scolaire », in Actes de la recherche en sciences sociales, 24, n°1, 1978, pp.23-49 ; NOVI M., ZIROTTI J.-P., La scolarisation des enfants de travailleurs immigrés, op. cit.

509 Soit ces « savoirs historiques des luttes », à la fois « blocs de savoirs historiques qui étaient présents et

masqués à l’intérieur des ensembles fonctionnels et systématiques » et « série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs (…) hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises ». FOUCAULT M., « Il faut défendre la société », op. cit., pp.8-9.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 168 Apparue dès les années 1970510, elle trouve un élargissement dans l’épisode (en fait, la

parenthèse) de la valorisation institutionnelle de « l’interculturel ». Elle intéresse à ce titre divers professionnels, notamment autour des CEFISEM511, qui trouvent là un modèle

explicatif psycho-culturaliste assez proche de leurs préoccupations et de leur regard sur le problème : entre différences ethnico-culturelles du public et inadaptation de l’école. Si, après avoir été quantitativement dominants dans la production littéraire512, les travaux sur la culture

et l’interculturel s’affaiblissent, avec l’abandon de cette approche par le ministère de l’Education nationale à la fin des années 1980, cette gamme de travaux poursuit son propos un peu comme si de rien n’était, semblant défier le temps par sa constance. Ses arguments sont mobilisés par la gamme majoritaire pour soutenir l’idée de différences « culturelles » expliquant un « échec » (puis une « réussite ») du public « immigré » ; mais certains de ces travaux soutiennent plutôt la thèse de la « discrimination »513 ou du moins accusent

l’institution scolaire d’ethnocentrisme et d’inadaptation aux différences des enfants514.

On voit dans ce découpage que l’hypothèse de la discrimination n’est a priori pas soutenue de « n’importe où » dans cette configuration. Elle dépend en premier lieu d’une perspective de recherche qui s’intéresse à l’action de l’école, son rôle dans la fabrication des trajectoires des publics, ce qui correspond principalement à la gamme n°2. Elle fait alors écho, parfois faiblement et tardivement, à une littérature militante (syndicale, associative515) qui avait avant

l’heure pointé vers la question de la discrimination, bien que généralement sous d’autres vocables. Si la gamme n°3, avec la ségrégation, contribue à soutenir cette série de questions, c’est dans la mesure où elle s’intéresse à l’effet proprement scolaire de la ségrégation et aux

510 Pour les premiers travaux : DABENE M., GRANGE P., « Aspects psychologiques des classes d'initiation pour

enfants étrangers », in Orientations, n°47, 1973, pp.73-85 ; MARTINS D., « L'isolement pédagogique et social des étudiants étrangers et leurs échecs scolaires », in Revue française de pédagogie, n°26, 1974, pp.18-22.

511 Centres de formation et d'information pour la scolarisation des enfants de migrants, créés en 1975.

512 La bibliographie établie par Simone Nassé et Mireille Tièche en 1989 compte près de 250 références portant sur

les thèmes de « culture », de « différence », « d’interculturel » et de « langue », soit " de leur corpus. In Liauzu C., Henry-Lorcerie F. (dir.), Immigration et école : la pluralité culturelle. Etat des questions, dossiers documentaires,

essai bibliographique, 1975-1988. Travaux et documents de l'IREMAM, Aix-en-Provence, n°7, 1989.

513 Une exemple explicite : CHOMENTOWSKI M., L'échec scolaire des enfants de migrants. L'illusion de

l'égalité, Paris, L'Harmattan, 1999. Je mets ce terme ici entre guillemets, car je montrerai ultérieurement les ambiguïtés que recèle son usage, et plus largement un problème de définition du concept notamment chez cette auteure.

514 Jean-Paul Payet suggère que ces approches ont eu « pour fonction (ou au moins pour effet), en portant une

critique limitée contre l’école, de protéger celle-ci d’une critique plus vive, qui mettrait en cause non plus seulement des principes abstraits, mais des présupposés largement partagés de la pratique. S’il est toléré, et parfois de bon ton, de taxer les contenus scolaires d’ethnocentrisme, il devient indécent de décrire des pratiques ordinaires de discrimination » PAYET J.-P., « Civilités et ethnicité dans les collèges de banlieue », op. cit.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 169 responsabilités institutionnelles dans ce processus (ce qui n’est de loin pas le plus fréquent). Enfin, la gamme n°4 a un rapport très ambigu à cette question, car elle repose sur une définition souvent substantialiste des différences du public, ce qui la rapproche pour partie de la gamme n°1 (quand bien même elle dénonce éventuellement la « discrimination »). Elle contribue malgré elle à l’ethnicisation.

Au-delà donc, du formalisme linguistique, il faudra s’intéresser (II.3.6) aux définitions et conceptions de la « discrimination », pour faire la part des « faux-amis ». Avant cela, je m’attacherai à brosser, très succinctement, un état des connaissances quant aux effets de la catégorisation ethnico-raciale dans l’école. Compte tenu de l’organisation du champ et de la dominance massive des travaux statistiques, je reprendrai malgré tout l’opposition apparente entre statistique et empirique, en traitant successivement ces données. Mais ceci, uniquement pour mieux mettre en évidence que l’approche statistique n’empêche pas en soi l’hypothèse de la discrimination. Pour ce faire, je reprendrai un fil chronique pour cette partie (II.3.3), afin de mieux faire ressortir à quel moment et dans quelles conditions l’hypothèse d’inégalités selon « l’origine » voire de discrimination apparaît comme raisonnablement soutenable. J’adopterai ensuite une lecture organisée par les types d’effets enregistrés en matière de catégorie ethnico-raciale dans l’institution scolaire (II.3.4). Eu égard à son statut particulier dans le champ (moins investi par le champ scientifique et que par l’expertise, et faisant apparemment moins problème comme question politique), et eu égard au fait qu’il s’agit plus spécifiquement de mon objet principal, je traiterai séparément la question spécifique des travaux sur la discrimination en stage (II.3.5).

II.3.3. Les travaux statistiques et leur rapport problématique à la catégorisation

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