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Les processus et procédés de catégorisation comme mise en ordre du monde

I – ELEMENTS D’UN CADRE CONCEPTUEL : CATEGORISATION ETHNICO-RACIALE, FRONTIERES ET DISCRIMINATION

I.1. Les théories cognitives de l’ethnicité : catégorisation et rapports de pouvoir

I.1.2. Les processus et procédés de catégorisation comme mise en ordre du monde

La catégorisation ethnique se singularise par le référent mobilisé, conduisant à « classe[r] une personne selon son identité fondamentale, la plus générale, qu’on présume déterminée par son origine et son environnement »68. Si l’on accepte l’approche constructiviste, il s’agit de garder

à l’esprit que l’ethnique ne précède pas sa construction catégorielle dans les rapports sociaux : c’est, de part en part, un rapport social d’attribution de statut et de propriétés afférentes, rapport qui n’a pas de matérialité indépendante des conditions situationnelles et historiques. En tant que processus cognitif fondamental, constitutif dans le même mouvement du monde tel qu’il nous apparaît et de notre rapport au monde, la catégorisation excède la nomination, celle-ci ne représentant en effet que « la surface du processus de classification »69. La

catégorisation renvoie à des logiques générales, qu’il s’agit succinctement de rappeler.

Travailler sur les catégories et la catégorisation signifie s’intéresser à la façon dont les faits et les groupes sociaux sont définis, c’est-à-dire construits, segmentés, classés et nommés. La catégorisation ordonne le monde social – au double sens de ce terme : mettre en ordre et performer. Elle répond à un « principe de sélection »70. Le fait de catégoriser a un effet de production du monde social, au sens où cela contribue à créer ou à modeler la réalité en la donnant à voir comme en soi, en la tenant comme évidence. La pertinence d’une catégorie

67 Sans entrer plus avant dans la notion d’identité, je retiendrai seulement ceci : elle n’est pas une propriété ou un

ensemble de caractéristiques stables, mais un rapport social complexe et pluriel, articulant individuation et communalisation, qui s’actualise dans les relations sociales et dans ses projections imaginaires.

68 BARTH F., « Les groupes ethniques et leurs frontières », op. cit., pp.211-212.

69 DOUGLAS M., Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte/Poche, 2004, p.146.

70 QUERE L., « Présentation », in Fradin B., Quéré L., Widmer J., L’enquête sur les catégories. De Durkheim à

Sacks, Paris, Editions de l’EHESS, « Raisons pratiques », 1994, p.20. Ceci, du moins, dans une approche non taxinomique de la catégorisation, approche de filiation kantienne qui renverse celle, classique, de filiation aristotélicienne.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 40 dépend de la croyance que l’on a dans les cadres qu’elle présuppose – ce que Peter Berger et Thomas Luckmann nomment des « schémas de typification »71. Schémas actualisés dans

l’expérience, servant à projeter sur la réalité un ordre supposé normal et évident – un ordre attendu, et des types de situations, de comportements, etc. présupposés. Autrement dit, l’appréhension et la compréhension du monde supposent une croyance relative dans des cadres de pensée qui déterminent notre rapport à celui-ci. Les catégories sont actualisées et parfois réévaluées selon les situations et les interactions. Mais le fait qu’elles sont en même temps articulées à d’autres sous la forme de chaînes d’équivalences, formant un « continuum de typifications », oppose une résistance conséquente à la modification de ces schémas projetés sur le monde. Travailler sur la catégorisation permet donc de saisir, à travers les segmentations et les définitions, sur l’ordre d’ensemble. Cet ordre est toujours une projection sur le monde - une mise en ordre ou un ordonnancement - qui à la fois décrète, anticipe et performe la réalité. En accordant de l’importance à ces processus de catégorisation, de définition, de délimitation, je m’intéresserai tout particulièrement à la production de cet ordre. C’est-à-dire, à la fois comme représentation normative ou image de référence - « imaginaire » à l’aune duquel sont rapportées des situations pour les évaluer, cf. chapitre II.3. – et comme ensemble de pratiques de mise en forme du monde, comme mise en ordre de places, etc.

Si de l’ordre social est produit notamment à travers la catégorisation, il sera nécessaire de prendre en compte la question du pouvoir dans les relations, mais on peut ici indiquer déjà quelques éléments relatifs à la question de la catégorisation. Disons, à un niveau général, que les catégorisations sont construites à travers des processus oppositionnels dans lesquels se jouent et s’attestent des relations de pouvoir. La capacité de produire des catégories validées, légitimes et effectives, n’est en effet pas également répartie. Entre, d’une part, un Etat producteur de catégories de gestion fabriquant et organisant ses populations72, et d’autre part

(mais ce qui va de pair), un groupe Majoritaire qui impose à travers ses catégories les frontières de la socia(bi)lité, les « catégorisés », en tant qu’agents, ont une capacité restreinte et contrainte de négociation statutaire et identitaire. Si j’ai insisté jusque-là sur la part cognitive, la catégorisation est cependant au carrefour de quatre dimensions au moins : une dimension technique de fabrication de taxinomies et de classes ; une dimension cognitive d’identification et de définition ; une dimension politique de distribution de statuts, de places,

71 BERGER P., LUCKMANN T., La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 2003, chap.I.2. 72 FOUCAULT M., La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, tome 1, Paris, Gallimard, 1976.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 41 et de conditions de reconnaissance ; une dimension corporelle et physique73. L’ordre du

pouvoir travaille dans la jonction/disjonction de ces dimensions, jouant de la focalisation sur l’une ou l’autre selon l’ordre des rapports de force. 74

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