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De quelques effets de ces difficultés de reconnaissance

II – ENTRE L’IMPENSE ET L’IMPENSABLE : UN ETAT DE LA RECONNAISSANCE DE LA DISCRIMINATION ETHNICO-

II. 1.3 « Diversité » et « égalité des chances » : la déviation néolibérale et entrepreneuriale du référentiel

II.2. La question ethnico-raciale : un impensé problématique de la sociologie française

II.2.2. De quelques effets de ces difficultés de reconnaissance

Ces conditions d’émergence, avec des réticences d’ordre idéologique, a encore des effets dans la façon dont la sociologie se saisit (ou non) aujourd’hui de la question des discriminations à

462 Sophie Body-Gendrot s’interroge : « pourquoi ces “minorités” joueraient-elles de leur identité ethnique, alors

que le système politique n’est pas réceptif au lobbying ethnique ? » : BODY-GENDROT S., « L’universalisme français à l’épreuve des discriminations », in Hommes & Migrations, n°1245, septembre-octobre 2003, p.22. Le débat mérite toutefois d’être ouvert. Esther Benbassa, par exemple, soutient l’idée d’un lobbying juif, à travers l’activité du CRIF : BENBASSA E., « Le CRIF, vrai lobby et faux pouvoir », Libération, 17 février 2010 ; Véronique De Rudder et François Vourc’h évoquent « des organisations militantes, voire des lobbies » soutenant l’émergence de « statistiques ethniques » : DE RUDDER V., VOURC’H F., « Quelles statistiques pour quelle lutte contre les discriminations ? », 2007. [En ligne] URL : http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=2265

463 MARTINIELLO M., SIMON P., « Les enjeux de la catégorisation », op. cit.

464 Cf. DHUME F., DUKIC S., CHAUVEL S., PERROT P., Orientation scolaire et discrimination. De l’(in)égalité

de traitement selon « l’origine », Paris, La Documentation française, 2011.

465 La référence est explicite chez : OBERTI M., L’école dans la ville, op. cit. ; CASTEL R., La discrimination

négative. Citoyens ou indigènes ? Paris, Seuil/La République des idées, 2007. Robert Castel exprime ailleurs : « J'ai regretté d'avoir auparavant beaucoup étudié le travail, mais d'avoir sous-estimé la question de l'immigration et de la discrimination ethnique ». CASTEL R., BOUCHER M., « Le travail social au risque de la pacification sociale ? », in ASH, 9 octobre 2009, n°2627, p.40.

466 SIMON P., « La question de la seconde génération en France : mobilité sociale et discrimination », in Potvin M.,

Eid P., Venel N. (dir.), La seconde génération issue de l'immigration. Une comparaison France-Québec, éd. Athéna, 2007, pp.39-70.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 158 l’école. Un premier effet tient à ce que la référence dominante aux questions d’ethnicité demeure le « monde anglo-saxon »468 De façon nette, jusque vers fin des années 1990, les

références mobilisées ont été principalement tirées de la sociologie nord-américaine et britannique, comme en témoigne le désormais classique Théories de l’ethnicité de Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart.469 Cette référence « américaine », notamment, n’est pas

étrangère à la réception problématique des travaux, au motif de la « différence culturelle » entre le contexte français et étasunien. Dominique Schnapper, par exemple, a récusé la pertinence de l’appareil conceptuel des « race and ethnic studies » au prétexte que cela ne peut s’appliquer au cas français en raison des différences nationales.470 Si l’attention aux

conditions de transfert de concepts et de cadres théoriques d’un univers culturel à l’autre est sans aucun doute un élément important, il apparaît toutefois dans ce cas : d’une part une confusion entre le registre conceptuel et le registre des pratiques politiques, et d’autre part une surinterprétation de l’ensemble à l’aune du prisme étatico-nationale.

Un autre exemple, tiré du Dictionnaire de l’éducation471 éclaire cette ambiguïté. L’item

« discrimination » n’y apparaît pas. Celui de « discrimination positive », lui, y figure ; mais il est rédigé par un spécialiste de cette question aux Etats-Unis, Daniel Sabbagh. Si la notion de discrimination apparaît dans l’index, c’est pour être renvoyée, d’une part, aux processus cognitifs (« cognition sociale »), d’autre part, à la thématique du « multiculturalisme »472, et

enfin, à une reformulation en termes de « stigmatisation (effets de la) ». Cela est un indice du statut symbolique de cette question, écartelée (et non articulée) entre les trois matrices constitutive du concept de discrimination : premièrement, une approche psychosociologique et cognitiviste sans référent normatif, qui renvoie à la question des apprentissages (discrimination visuelle, etc.) et aux processus généraux de différenciation et de catégorisation du monde social ; deuxièmement, une approche politique détachée du principe d’égalité, et renvoyée à des thématiques implicitement considérée comme exogènes au contexte français (multiculturalisme, discrimination positive aux Etats-Unis) ; troisièmement, si elle est abordée

468 Cette expression est elle-même significative ; on fait comme s’il s’agissait d’un monde en soi, c’est-à-dire unifié

et cohérent, d’une part, et différent ou étranger au « vieux monde » européen.

469 POUTIGNAT P., STREIFF-FENART J., Théories de l’ethnicité, op. cit. 470 SCHNAPPER D., La France de l’intégration, op. cit.

471 VAN ZANTEN A. (dir.), Dictionnaire de l’éducation, Paris, PUF, « Quadrige », 2008.

472 Elle-même tenue pour une particularité anglo-saxonne. Cf. DOYTCHEVA M., Le multiculturalisme, Paris, La

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 159 comme processus de traitement différentiel, c’est là encore sans référence normative de droit, pour être repliée sur une problématisation classique en sciences sociales : la stigmatisation. Une autre conséquence des conditions de réception de la problématique de l’ethnicité est une interprétation marquée du sceau du thème de la menace sur un imaginaire « normal » - c’est- à-dire, sinon national, au moins « social » (pour la sociologie). Par exemple, la diffusion progressive des thèses montrant l’ethnicisation des relations scolaires fait souvent l’objet d’interprétations critiques ou inquiètes dénonçant « la tendance de l’école à transformer des problèmes sociaux et scolaires en problèmes ethniques »473. Comme si l’ethnicisation était

nécessairement un biais dont l’acceptation détournerait du « vrai » motif : le « social ». La même critique se retrouve à l’égard de la recherche, qui, en s’intéressant à « l’origine », entérinerait, entend-on parfois, le passage « de la question sociale à la question raciale ». S’il est clair qu’il y a lieu d’observer des passages d’une catégorie dans une autre, ce mécanisme est pourtant banal. Aussi la crainte que cela suscite dès lors que nous sommes en présence de catégories ethnico-raciales repose, me semble-t-il, sur un problème de « matrice » cognitive, ou autrement dit d’un rapport problématique aux catégories ethnico-raciales. Celles-ci semblent entendues, au fond et malgré tout, comme substantielles474. Ce qui a pour

conséquence, premièrement, que l’usage des catégories, en dépit des guillemets et des ruses langagières, tient malgré tout l’ethnique comme une propriété des publics minorisés. Les sciences sociales sont ainsi organisées par une croyance primordialiste475 produisant ce

« thème sociologique fondamental : la nature d’un individu, que nous lui imputons et qu’il s’attribue, est engendrée par la nature de ses affiliations »476. Dans le même sens (critique),

Hélène Bertheleu remarque que les usages sociologiques de « l’ethnicisation » peuvent avoir tendance à tenir ce phénomène pour un donné contextuel, participant d’un tableau clinique de ce qui serait l’anomie contemporaine.477 Le sociologue tend à adopter, sans réflexivité, le

regard du Majoritaire, ce que l’on peut à la fois comprendre et critiquer. La seconde

473 PERROTON J. « Les dimensions ethniques de l'expérience scolaire », in L'année sociologique, vol.50, n°2,

pp.437-467 Voir aussi : SANSELME F., « L'ethnicisation des rapports sociaux à l’école. Ethnographie d’un lycée de banlieue », in Sociétés contemporaines, n°76, 2009, pp.121-147.

474 On parle par exemple « des immigrés et des citoyens français issus de l’immigration qui ont la maladresse d’être

Maghrébins ou Noirs », reportant, bien qu’avec une touche ironique pour atténuer l’effet, le poids de la catégorie sur l’être des publics. FELOUZIS G., LIOT F., PERROTON J., « La ségrégation ethnique au collège », in Islam de

France, Islams d’Europe, Paris, L’Harmattan, 2005, p.36.

475 POUTIGNAT P., STREIFF-FENART J., Théories de l’ethnicité, op. cit. 476 GOFFMAN E., Stigmate, op. cit., p.135.

477 BERTHELEU H., « Sens et usages de “l’ethnicisation”. Le regard majoritaire sur les rapports sociaux

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 160 conséquence, liée, est que la substantialisation de la catégorisation ethnique a pour symétrique celle de la catégorie qui soutient la sociologie : le « social »478. L’ethnique semble donc en

grande partie continuer à être tenue pour une anomalie, révélant ainsi a contrario l’un des soubassements normatifs de la sociologie. Ce qui n’a pas été sans influence sur les conditions de constitution de la discrimination en tant qu’objet de recherche.

II.2.3. La constitution de la discrimination comme objet sociologique dans les

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