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La discrimination dans la sociologie de l’école : entre paradoxe sectoriel et incertitude conceptuelle

II – ENTRE L’IMPENSE ET L’IMPENSABLE : UN ETAT DE LA RECONNAISSANCE DE LA DISCRIMINATION ETHNICO-

II. 1.3 « Diversité » et « égalité des chances » : la déviation néolibérale et entrepreneuriale du référentiel

II.3. Etat de la recherche sur l’ethnicité et la discrimination à l’école

II.3.6. La discrimination dans la sociologie de l’école : entre paradoxe sectoriel et incertitude conceptuelle

II.3.6.1. Un double paradoxe

Nous sommes en face d’un double paradoxe, du point de vue de la recherche. Le premier vient de ce que la formulation explicite de l’idée de « discrimination ethnique » appliquée à l’école apparaît très tôt, environ une dizaine d’années après les premiers travaux sur la « scolarisation des enfants d’immigrés ». Mais, cette problématique spécifique n’étant pas constituée dans les champs scientifique et politique français, cette formulation semble rétrospectivement anachronique, alors qu’elle aurait pu en théorie ouvrir plus largement un champ d’exploration. Il en va encore en partie de même au début des années 1990, lorsque l’idée est reprise dans les travaux de J.-P. Payet. Mais force est de constater que, si les travaux de cet auteur ont été largement cités, l’idée de discrimination, elle, n’est pas reprise, et l’on se contente d’une qualification générale d’un éventuel « effet de l’origine » dans la fabrication des divisions scolaires. La focalisation sur la « variable » semble faire en partie oublier l’hypothèse théorique. Catherine Barthon, qui discute les thèses de Payet sur la composition des classes, repousse explicitement l’idée de discrimination, qu’elle associe à l’apartheid sud- africain629… (cf. II.3.5.2.). Le mot fait peur et est surchargé d’un rapport idéologique. Aussi

l’enjeu de reconnaissance d’une problématique de la discrimination à l’école reste-t-il presque entier, jusqu’au milieu des années 2000.

626 JELLAB A., Sociologie du lycée professionnel. L'expérience des élèves et des enseignants dans une institution

en mutation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008, p.20.

627 NOËL O., « Intermédiaires sociaux et entreprises : des coproducteurs de discrimination ? », op. cit.

628 CERRATO-DEBENEDETTI M.-C., YIGIT E., L’expérience de la discrimination ethnique à l’accès au stage de

filières professionnelles, Villeurbanne, EQUAL-PAVIE, 2005 ; DHUME F., SAGNARD-HADDAOUI N., La

discrimination de l'école à l'entreprise. op cit, (Programme EQUAL-TALENT) ; FARVAQUE N., Difficultés

d’accès et discriminations dans l'accès aux stages, op. cit.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 191 Le second paradoxe concerne plus généralement les travaux sur l’ethnicité. Françoise Lorcerie suggère en effet que l’école est « le secteur de l’action publique où les travaux qualitatifs sur les processus ethniques sont les plus abondants, les plus approfondis, et ce, paradoxalement, en l’absence de statistiques précises à l’échelle nationale »630 On a vu, en

effet, que la littérature s’accumule et a d’ores et déjà ouvert de nombreuses dimensions de la question, même si le cadre d’ensemble reste pour partie à construire631. L’école a sur ce plan

été investie de façon sensiblement plus importante que d’autres secteurs de l’action publique (justice, police, etc.). Et ce développement est en effet fortement qualitatif, en comparaison avec le champ du travail et de l’emploi – ce dernier ayant d’abord été interrogé du point de vue statistique, et proportionnellement nettement moins par des travaux qualitatifs. Mais cela ne doit pas cacher le fait que beaucoup reste à construire, à savoir, à vérifier. Et que la question proprement dite de la discrimination reste sujette à caution. Le paradoxe est là : une masse de travaux qualitatifs soutient une thèse que la statistique ignore ou occulte le plus souvent.

II.3.6.2. Du problème de concept au déni du problème

La notion de « discrimination » a deux sens distincts, lorsqu’elle apparaît dans les travaux sur l’école : un usage dans le sens de discriminant, connoté statistiquement (incidence propre d’une variable), et un usage dans le sens de discriminatoire, avec une connotation normative d’ordre socio-juridique et politique. Or, on observe des passages de l’un à l’autre, avec la conclusion assez fréquente des travaux statistiques que l’absence de caractère discriminant d’une variable (sens 1) équivaut à l’absence de discrimination (sens 2). Inversement, l’usage du terme peut jouer du passage entre les deux sens632. Leur assimilation pose problème, dans

la mesure où cela conduit à une confusion plus générale entre différenciation et discrimination. Si la variable ethnico-raciale peut caractériser un groupe subissant une position défavorable (moindre « réussite » scolaire, orientation plus fréquente vers le lycée professionnel, etc.), cela ne signifie pas que cette situation résulte de discrimination ou soit en elle-même qualifiable comme telle. Inversement, l’absence d’enregistrement statistique d’une

630 LORCERIE F., « Le paradigme de l’ethnicité. Développements en France et perspectives » in Faire Savoirs,

n°6, 2007, pp.15-23.

631 Il a été largement initié par : LORCERIE F., L’école et le défi ethnique, op. cit.

632 Pour exemple : « L’ethnicité constitue un discriminant actif de la communication école-famille, en ce qu’elle

influe sur la fabrication d’un cadre relationnel plus rigide, plus distant, donc moins favorable aux parents immigrés. » PAYET J.-P., « La connivence et le soupçon », op. cit.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 192 position plus défavorable ne permet en rien d’affirmer qu’il n’y a pas eu discrimination. Toute sélection ou différence n’est pas en soi discriminatoire.

Concernant les usages de « discrimination » au sens 2, dans les travaux sur l’école, le référent n’est pas toujours explicite, et lorsqu’il l’est, c’est assez rarement le droit. L’occultation du référent de droit a généralement pour effet de situer le problème soit dans un registre strictement cognitif (on ne parle alors pas d’action), soit dans un registre normatif moral (et non légal). De sorte que la source de légitimité d’une telle pratique peut être située du côté de la « demande sociale » (ce ne serait pas vraiment de la discrimination dans la mesure où c’est une demande d’autrui : clients, collègues, etc.). Lorsque la notion est cantonnée dans un registre cognitif, cela ne signifie pas pour autant qu’on la tienne comme une catégorie générique, dans une perspective psychosociologique. Une normativité morale intervient implicitement, tenant la discrimination pour « négative », mais en la référant au registre des perceptions et des mentalités. Certains auteurs parlent ainsi de « vocabulaire discriminatoire »633 ou encore de « critère de perception discriminant »634, sans jamais

s’attacher à qualifier les pratiques et le fonctionnement de l’institution scolaire. La confusion plus généralement entretenue avec le racisme peut laisser penser que « discrimination » est principalement un terme « à la mode », servant un procédé d’euphémisation : « un racisme, plus élégamment nommé discrimination »635. L’absence de construction conceptuelle de la

notion de discrimination conduit à requalifier des schèmes interprétatifs précédents sans en infléchir le sens. Le thème semble autoriser de rembrayer des analyses en termes de ségrégation636, ou encore de « manque de capital symbolique » et de stigmatisation637.

La discrimination est comparée avec d’autres concepts – inégalités, ségrégation – plus souvent que référée à un point de vue et à une normativité spécifiques. En l’absence de recours explicite au droit, ou en l’absence de maîtrise du point de vue du droit (au-delà d’une simple définition juridique)638, il semble néanmoins que l’on puisse raisonner avec ses

633 CHOMENTOWSKI M., L'échec scolaire des enfants de migrants, op. cit., p.158.

634 BARTHON C., « Enfants d'immigrés au collège : intégration ou ségrégation scolaire ? », op. cit., p.103. 635 CHOMENTOWSKI M., L'échec scolaire des enfants de migrants, op. cit., p.126.

636 VAN ZANTEN A., « Une discrimination banalisée ? », op. cit.

637 BERTHET T. (dir.), « Discriminations dans les mondes de l’éducation et de la formation », op. cit. Cette

absence de définition et de conceptualisation spécifique conduisant à conclure à « la complexité des mécanismes

discriminatoires, les ambiguïtés des dispositifs de lutte contre la discrimination et la polysémie de ce terme » (p.6).

638 La référence est parfois explicite, mais cela n’empêche pas les confusions. On trouve par exemple très souvent

l’idée est que c’est la loi du 16 novembre 2001 qui a pour la première fois interdit la discrimination raciale, alors qu’elle est explicitement interdite en droit français depuis 1972 ; on trouve fréquemment l’idée que la

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 193 catégories, mais selon des interprétations assez libres. En particulier, on trouve dans la littérature l’idée que la discrimination est un phénomène intentionnel, immédiatement manifeste, « ouvert » ou encore systématique :

« La discrimination désigne une opération de séparation volontaire d’un groupe de personnes en fonction d’un attribut spécifique en vue de lui appliquer un traitement inférieur ou d’entraver son accès à différents biens, services, espaces, statuts ou droits. »639

« (…) si des différenciations opèrent en vertu de la variable ethnique, l’analyse ne permet ni d’en établir le caractère systématique, ni d’en préjuger un effet ouvertement discriminatoire »640

« [L’auteur proposant de voir la ségrégation comme une approche intermédiaire entre inégalités et discrimination, avant de préciser :] La grille de lecture fondée sur les inégalités consiste à voir ces positions inégales comme le résultat de processus objectifs non intentionnels. C’est donc le caractère délibéré, et perçu

comme tel, qui permet de parler de discriminations. »641

Il semble, au fond, que l’on entende l’idée de discrimination comme un ordre politique

délibérément organisé. On retrouve cela dans la comparaison avec la notion de « ségrégation », que certains chercheurs assimilent manifestement au « modèle américain » ou à l’Afrique du sud de l’apartheid – selon une référence d’ordre politico-idéologique642. La

référence à l’avant et ailleurs pour se représenter le problème643 indique que l’on attribue à

l’idée de discrimination un caractère intentionnellement et institutionnellement organisé : « Appréhender la question des scolarités des élèves issus de l’immigration sous l’angle de cette problématique [de ségrégation] ne revient pas à accréditer la thèse d’une discrimination “raciale” organisée, à l’instar des modèles américains et sud-africains. »644

Plus généralement, la comparaison avec des exemples lointains peut être compris comme un effet de la croyance dans le « modèle républicain », qui tient la discrimination pour un phénomène dysfonctionnel et par principe exogène à l’ordre scolaire. Ce que l’on retrouve dans le fait qu’a contrario, la question de la discrimination raciale à l’école peut être traitée comme un exemple caractérisant normalement le monde « anglo-saxon » (j’ai déjà évoqué le

discrimination suppose « l’intentionnalité de nuire », alors que d’une part la preuve de l’intentionnalité n’est requise qu’au pénal, et d’autre part c’est moins l’intention de nuire que celle de sélectionner selon des critères prohibés qu’il s’agit de prouver… Etc.

639 BEN AYED C., « Discriminations : l’éducation un espace à haut risque ? », in Le sociographe, n°34, janvier

2011. Souligné par moi.

640 PAYET J.-P., « La connivence et le soupçon », op. cit., pp.83-84. Souligné par moi. 641 OBERTI, L’école dans la ville, op. cit., p.254. Souligné par moi.

642 Comme le remarque Eric Fassin, « l’Amérique est une figure du discours politique français » dont la référence

« sert trop souvent à interdire toute réflexion sur les sujets minoritaires. » FASSIN E., « Notre oncle d’Amérique (Eric Fassin) », in Vacarme, 2000. [En ligne] URL : http://www.vacarme.eu.org/article31.html.

643 Sur ce plan, la littérature scientifique ne se distingue pas en soi des a-priori que l’on observe chez les

enseignants, quant il s’agit de se représenter et d’enseigner ce qu’est le racisme ; l’effet est de contenir l’hypothèse même de sa possibilité à un lieu extérieur et à un passé dépassé. Cf. DHUME-SONZOGNI F., Racisme,

antisémitisme et « communautarisme » ?, op. cit.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 194 traitement réservé à cette notion dans le Dictionnaire de l’éducation645). La définition

sociologique d’une école « intégratrice » depuis E. Durkheim peut épouser une croyance dans la « nature républicaine » de l’institution scolaire, même si les sciences sociales ont depuis longtemps mis en question l’imagerie du « sanctuaire ». Dans ce régime argumentaire, la discrimination est considérée comme un objet impropre à qualifier les rapports scolaires. On trouve dans la littérature au moins deux formes argumentaires (parfois combinées), qui soutiennent cette conception normative de l’école. Premier registre argumentaire : la discrimination n’existerait pas à l’école, car elle serait exogène à la norme scolaire, et a

contrario rattachée au monde de l’entreprise. La rencontre de la discrimination par l’école serait donc liée au développement des stages et autres relations avec le monde de l’emploi. Les inégalités ethnico-raciales dans l’école ne seraient ainsi tout au plus que le reflet d’un monde de l’emploi très discriminatoire. Dit autrement, si les inégalités ethnico-raciales dans le champ de l’emploi sont spontanément tenues pour discriminatoires, elles sont traitées dans le champ scolaire comme de « simples » inégalités, l’idée de discrimination étant éventuellement renvoyée au « sentiment » subjectif des élèves :

« (…) les difficultés rencontrées fréquemment par les jeunes d’origine maghrébine durant leur scolarité débouchent sur des orientations non souhaitées vers le professionnel, qu’ils vivent comme une injustice. Ces désillusions, voire ces frustrations sont amplifiées par la discrimination à leur égard qu’ils rencontrent souvent au moment de l’entrée sur le marché du travail »646

« Le système scolaire ne serait donc pas discriminant vis-à-vis des populations étrangères ou immigrées, contrairement au marché de l’emploi. A l’école, ces enfants sont victimes des mêmes inégalités que les autres enfants des catégories populaires. »647

« La véritable question serait de savoir quelle place leur est réservée, à eux et à leurs parents, à l’extérieur de l’école. »648

Deuxième forme : contrairement à d’autres univers professionnels et institutionnels qui sélectionnent à l’entrée, l’effet des catégories ethnico-raciales dans l’école ne serait pas en dernière analyse réellement de la discrimination. Autrement dit, le différentiel de réussite ne prendrait que l’apparence de la discrimination.

« Ce n’est pas à proprement parler de la discrimination, parce que l’école n’exclut pas ces enfants à l’entrée et qu’elle ne les expulse pas non plus sur des critères explicitement ethniques (…) Cette logique est extérieure à l’école, mais elle la pénètre profondément et elle conditionne largement la réussite ou l’échec des élèves qu’elle prend en charge (…). S’il n’y a pas, du moins en règle générale, de discrimination ethnique au sein du système scolaire, le facteur ethno-racial joue néanmoins comme un handicap décisif par rapport à

645 VAN ZANTEN A., Dictionnaire de l’éducation, op. cit.

646 DURU-BELLAT M., PERRETIER E., L’orientation dans le système éducatif français, op. cit., pp.46-47. 647 Observatoire des inégalités, « Les élèves étrangers à la peine », 31 janvier 2005. [En ligne] URL :

http://www.inegalites.org/article.php3?i d_article=309.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 195 la réussite scolaire. »649

Ces quelques exemples montrent que, même parmi les auteurs qui se penchent sur les inégalités ethnico-raciale dans l’école, l’approche même de la catégorie de discrimination peut exclure son caractère opératoire pour l’analyse. Si le sens 2 du terme discrimination se diffuse, il apparaît néanmoins un problème d’élaboration de la catégorie, qui participe plus largement d’un problème de réception – si ce n’est peut-être aussi d’une problématique de la dénégation – je vais y revenir (II.6).

II.4. L’influence de l’imaginaire scolaire sur la non-reconnaissance de la

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