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La diversité, une figure consensuelle entre rhétorique générale et usage néolibéral

Figure n°1 La notion de discrimination : trois matrices en tension

I.6. La singularité de l’approche antidiscriminatoire de l’égalité

I.6.1. Intégration, antidiscrimination, diversité : trois « modèles » politiques antagonistes

1.6.1.3. La diversité, une figure consensuelle entre rhétorique générale et usage néolibéral

Contrairement à l’égalité formelle en droit (intégration) et à l’égalité réelle des droits et de traitement (antidiscrimination), le modèle de la « diversité » renvoie au principe « d’égalité des chances ». Ce vocable n’est pas une notion scientifiquement construite. D’ordre générique, il est destiné à fournir une représentation consensuelle258 de la société pluraliste.

C’est à ce titre qu’il a pu être utilisé dès les années 1980 pour proposer une relecture des enjeux scolaires259. Il recycle en apparence ce qu’avait été « l’interculturel » à l’école : une

notion ayant servi à organiser, depuis la fin des années 1970, la politique scolaire concernant les enfants « étrangers ». En effet, le thème de la « diversité dans l’égalité », appliqué au champ scolaire, a été une formule consensuelle promue à l’occasion du passage à l’école unique260. Cette notion est en fait paradoxale. Car, si elle met en apparence l’accent sur la

pluralité, elle ne s’oppose pas avec la pensée unitariste qui structure l’idée « d’intégration », tout au contraire. Comme « l’égalité des chances » dont elle est une déclinaison d’orientation culturelle, cette notion combine un discours d’égalité et de pluralité avec une justification culturelle des inégalités. La pluralité normative n’y est que de principe, en même temps que l’on maintient l’unification comme norme première ou finale261. C’est pourquoi ce vocable,

plus qu’il n’organise effectivement la pluralité, sert paradoxalement d’abord à recouvrir des pratiques et des difficultés à assumer une approche pluraliste. Il n’est qu’à voir les usages de la devise de l’union européenne : « unis dans la diversité », dont l’évidence est d’autant plus célébrée qu’elle cache des divergences et des inégalités profondes262.

258 MEURET D., « L’école, l’égalité des chances, la gauche et la droite », in Cahiers pédagogiques, n°467, 2008. 259 Par exemple : DE CERTEAU M., « Économies ethniques : pour une école de la diversité », op.cit.

260 MOLE F., « “L’égalité dans la diversité” : un mot d’ordre équivoque aux origines de l’école unique »,

communication au Colloque « Repenser la justice dans le domaine de l'éducation et de la formation », INRP, Lyon, 15-16-17 mai 2006.

261 Entre les années 1970 et 1980, la reconnaissance de la « diversité » à l’école s’accompagne par exemple de

l’intensification d’une exigence concernant la maîtrise de la langue française. Cf. VARRO G., « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », op. cit.

262 ALLEMANN-GHIONDA C., « Célébrer la diversité publiquement tout en cultivant l’inégalité dans son jardin

? », in Bulletin de l’ARIC, n°46, novembre 2008 ; GUIRAUDON V., « La diversité en Europe : une évidence ? », in

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 102 Sur le plan politique, ce sont au départ les pouvoirs publics qui ont joué un rôle moteur de ce qui va devenir la « promotion de la diversité »263. Se diffuse dans les années 1990, notamment,

l’idée que l’administration doit « refléter la population ». « Ce n’est que par la suite, note Daniel Sabbagh, que les entreprises – surtout celles ayant un point d’ancrage américain – ont pris le relais, ainsi que les associations de grands dirigeants et les cabinets de conseil en diversité »264. L’Etat et les grandes entreprises investissent ensemble ce terme autour de la

mise en scène d’un « élitisme ethnique républicain »265 qui ne dit pas vraiment son nom. C’est

pourquoi la mise sur l’agenda de cette formule renouvelée a pris particulièrement appui sur la thématique de l’accès aux grandes écoles266, et parallèlement de dispositifs extra-scolaires

plus proches des entreprises : accès aux stages, « écoles de la deuxième chance »267. C’est au

nom de « l’excellence de la diversité » que Sciences Po lance en 2001 les conventions ZEP. Dans le champ du travail et de l’emploi, l’idée de « promotion de la diversité » s’impose à partir de 2004, sous l’influence du think-tank Institut Montaigne. Soutenue par une partie du patronat français, « la promotion de la diversité », a initialement renvoyé à la question des discriminations ethnico-raciales et à la place des « minorités visibles » dans l’entreprise, avant d’inclure d’autres préoccupations comme le handicap, la parité ou encore la parentalité268.

L’usage de ce terme dans le champ sociologique se fait à mesure de sa promotion comme nouveau mot d’ordre politique. Outre quelques travaux qui suivent l’actualité institutionnelle des conventions ZEP269, le terme est utilisé dans un sens général. Il recouvre alors de son flou

263 CALVES G., « “Refléter la diversité de la population française” : naissance et développement d’un objectif flou

», in Revue internationale des sciences sociales, n°183, 2005, pp.177-186.

264 SABBAGH D., « Sous couvert de diversité, les entreprises se conforment à des obligations préexistantes »,

(entretien), Observatoire des inégalités, [En ligne], URL : http://www.inegalites.fr/spip.php?article1188

265 GEISSER V., « La mise en scène républicaine de l’ethnicité maghrébine. Discours d’Etat, discours d’acteurs »,

in VEI-Enjeux, n°121, 2000, pp.39-52.

266 SABBAGH D., « Une convergence problématique. Les stratégies de légitimation de la “discrimination positive”

dans l’enseignement supérieur aux Etats-Unis et en France », in Politix, vol.19, n°73, 2006, pp.211-229.

267 Avec des positions parfois différentes : BEGAG A., La République à ciel ouvert, Rapport au ministre de

l’Intérieur, de la sécurité et des libertés locales, 2004 ; BEBEAR C., Des entreprises aux couleurs de la France.

Minorités visibles : relever le défi de l’accès à l’emploi et de l’intégration dans l’entreprise, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2004 : FERRY L., Pour une société de la nouvelle chance. Une

approche républicaine de la discrimination positive, Rapport pour le Conseil d’analyse de la société, Paris, La Documentation française, 2005 ; Institut Montaigne, Ouvrir les grandes écoles à la diversité, janvier 2006.

268 DOYTCHEVA M., « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises », in

Raisons politiques, n°35, 2009, pp.107-123 ; BERENI L., « "Faire de la diversité une richesse pour l'entreprise". La transformation d'une contrainte juridique en catégorie managériale », in Raisons politiques, n°35, 2009, pp.87-106.

269 BUISSON-FENET H., LANDRIER S., « Être ou pas ? Discrimination positive et révélation du rapport au

savoir. Le cas d'une "prépa ZEP" de province », in Education et sociétés, n°21, 2008, pp.67-80 ; OBERTI M., SANSELME F., VOISIN A., « Ce que Sciences-Po fait aux lycéens et à leurs parents : entre méritocratie et perception d'inégalités », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°180, 2009, pp.103-124.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 103 des travaux à la croisée des questions de racisme et de représentation politique des minorités270. La notion de diversité peut sembler être un réinvestissement psychosociologique

des questions ouvertes par la discrimination. Elle donne lieu à une forme indirecte de reconnaissance de la pluralité qui ne transite pas par la reconnaissance des singularités. Ainsi, ce discours général peut faire l’économie d’une analyse de ce qui empêche la reconnaissance et l’égalité des statuts politiques (notamment les processus de discrimination).

Au-delà d’une apparente congruence thématique résultant du flou de la notion, trois logiques sont à la base de la diffusion de cette notion. D’une part, contrairement à la période qui a suivi la seconde guerre mondiale, le débat n’est pas organisé sous l’égide de la « culture » - dans la suite des travaux de l’Unesco -, mais il est articulé à la question « ethnique ». Ceci, même si, à l’instar de la discrimination, il embarque par la suite d’autres critères271. Les nouvelles

terminologies du type « issu de la diversité », si elles peuvent faire signal d’une nouvelle représentation pluraliste de la société française, indiquent surtout que le référent ethnique y est à l’œuvre sur le mode majoritaire (« l’ethnique, c’est l’autre »). D’autre part, les promoteurs de cette notion se trouvent à l’autre bout de la diagonale de l’échiquier politique, par rapport au promoteur du « multiculturalisme » ou du « pluralisme » qu’était la Gauche des années 1970-80272 : la notion de diversité s’est imposée dans les années 2000 sous l’effet d’un

lobbying de la Droite néolibérale patronale273. Elle est une translation dans la sphère du

« management », d’une notion qui a, depuis les années 1990, désigné une approche marketing des produits commerciaux en fonction de la « culture » du marché ciblé. Enfin, dans le même sens que l’égalité des chances274, la notion de diversité substitue à l’universel égalitaire un

élitisme diversitaire. Cette approche « libérale » s’oppose à celle « radicale » qui, elle, a le projet d’infléchir les dimensions structurelles, indirectes et/ou « systémiques » des inégalités

270 Par exemple : WIEVIORKA M., Rapport sur la diversité, Robert Laffont, 2008 ; TISSERANT P., WAGNER

A.-L. (dir.), « Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires », Rapport final réalisé pour le compte de la Halde, Université Paul Verlaine, Metz, 2008.

271 Le reproche peut être fait à la « diversité » de ne pas prendre en charge le critère de genre. Cf. par exemple :

LAUFER J., « L'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes est-elle soluble dans la diversité ? », in

Travail, genre et sociétés, n°21, 2009.

272 Qui reprenait pour partie, et malgré elle, le résultat du lobbying de la « nouvelle droite ». Cf. OLLIER F.,

L’idéologie multiculturaliste en France. Entre fascisme et libéralisme, L’Harmattan, 2004.

273 NOËL O., DUKIC S., Etat des lieux des connaissances et réflexion problématique. L’engagement des élus et des

collectivités territoriales contre les discriminations, ISCRA-Méditerranée, septembre 2006.

274 Cette notion a historiquement été imposée par Philippe Pétain, avec l’intention explicite de congédier l’approche

égalitariste de référence révolutionnaire. Cf. LA BORDERIE R., « 60 années d’égalité des chances, 60 années d’inégalité des résultats », in L’école émancipée, n°6, 2000 ; BIHR A., PFEFFERKORN R., « L’égalité des chances contre l’égalité », in Le monde diplomatique, septembre 2000.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 104 et des discriminations275 ; elle peut donc être comprise comme faisant « diversion » par

rapport à une approche politique de la discrimination276.

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