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6.3 (Anti-)racisme et (anti-)discrimination : des points de vue liés mais inversés

Figure n°1 La notion de discrimination : trois matrices en tension

I. 6.3 (Anti-)racisme et (anti-)discrimination : des points de vue liés mais inversés

Un autre plan doit être précisé, lorsqu’on s’intéresse aux dimensions ethnico-raciales des inégalités : le lien problématique entre racisme et discrimination raciale. Le concept de racisme renvoie en premier lieu à un ordre idéologique de domination qui prend corps dans les rapports de pouvoir et prend pouvoir dans la gestion des corps. De son côté, la discrimination est en premier lieu un ordre de pratiques ou de conduites humaines de distinction inégalitaire recourant à des critères qui « relèvent d’une gamme qui définit en

299 OBERTI M., L’école dans la ville. Ségrégation, mixité, carte scolaire, Paris, Presses de Science Po, 2007. 300 MAZELLA S., « Belsunce : des élèves musulmans à l'abri de l'école catholique », in Annales de la recherche

urbaine, n°75, 1996, pp.79-87 ; GUILLOU A., WADBLED M., Migrations turques en Bretagne, Rennes, Vannes

et Quimper, Rennes, ODRIS, 2004.

301 Cf. PAYET J.-P., L’espace scolaire et la construction des civilités, thèse de doctorat, Université Lumière Lyon

II, 1992 ; ROUSSON H., « Une frontière invisible au collège », in Les cahiers d'Evry, Centre Pierre Naville, 2004, pp.35-64.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 111 creux la norme identitaire centrale de ceux qui discriminent »302. Ces deux notions sont

éminemment liées dans l’histoire, et on peut penser que l’idée de discrimination s’est progressivement détachée de celle du racisme, à partir d’une discontinuité juridique qui renverse l’histoire étatique du racisme303 : d’un racisme organisé par ailleurs (colonisation,

etc.) à une discrimination interdite pour ici.

1.6.3.1. L’articulation problématique entre racisme et discrimination

Entre racisme et discrimination (ethnico-raciale), les liens sont à première vue assez évidents. Mais leur caractérisation est plus problématique, car elles oscillent entre trois positions théoriques : passages, chevauchements ou subsumption. Ces trois positions sont surtout relatives à la définition et au statut du racisme, ainsi qu’à la discussion de la place de l’idéologie dans le concept. Si l’on s’en tient dans un premier temps à la définition du racisme

par l’idéologie, les liens entre racisme et discrimination apparaissant dans deux sens. D’abord, dans l’ordre des pratiques. Ces dernières peuvent être une application de l’idéologie raciste ou se référer à cette idéologie ainsi qu’à l’ensemble de ressources cognitives qu’elle fournit (catégories, stéréotypes, préjugés…). Cependant, s’il y a des discriminations racistes, cela ne constitue qu’un cas de figure particulier des pratiques discriminatoires.304 Car le

registre des pratiques ne coïncide pas nécessairement avec l’idéologie ou les préjugés, et il n’y a pas forcément de continuité effective entre l’idéologie et les pratiques sociales du racisme, de même que les préjugés n’impliquent pas en eux-mêmes des passages à l’acte. Ensuite, il y a également des articulations au plan idéel (idéologique ou théorique). Discrimination raciale et racisme peuvent se légitimer réciproquement. Ceci, soit à travers des pratiques formant une trame d’usages où s’ancre l’idéologie, soit à travers des propositions idéologico-pratiques du type « préférence nationale »305, défendue par l’extrême-droite française.

302 LORCERIE F., « Discrimination », in Barreau J.-M. (coord.), Dictionnaire des inégalités scolaires, op. cit. 303 SISTACH D., « Archéologie du principe juridique de non-discrimination », in Mouchtouris A., Sistach D. (dir.),

Discrimination et modernité, Presses universitaires de Perpignan, 2007, pp.63-84.

304 Olivier Noël distingue quatre configurations concernant la discrimination à l’embauche, selon l’articulation des

modalités « s’inscrit dans une logique raciste » ou « non-raciste », et « discrimine à l’embauche » ou « ne discrimine pas à l’embauche ». La « discrimination raciste » concerne alors le cas où « l’intention et la pratique sont “logiquement” combinées ». NOËL O., Une sociologie politique de et dans l’action publique de lutte contre les

discriminations… , op. cit., p.138.

305 La notion de préférence nationale, généralement attribuée à Jean-Yves Le Gallou, a été forgée dans le cadre le

Club de l'Horloge. Cf. LE GALLOU J.-Y., La préférence nationale : réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 112 Les pratiques sont secondes dans la définition du racisme : c’est le registre de l’ordre idéologique qui fait en premier lieu et/ou en dernière analyse le racisme. C’est d’ailleurs ce conduit Pierre-André Taguieff à estimer que « pour caractériser la nature raciste d’un acte, le minimum requis est soit une revendication dudit acte par son auteur, soit la détermination de faits contextuels (verbaux ou non) permettant de qualifier l’intention raciste »306. Pour cet

auteur, ce serait l’intentionnalité (de l’idéologie ou de la portée de l’acte) qui serait le point de repère de l’articulation entre acte et idéologie. Cela est bien sûr discutable car cette approche est singulièrement restrictive ; elle cantonne le racisme au niveau individuel ; et, si elle fournit une grille de lecture qui a le mérite d’être assez aisément mobilisable a priori, celle-ci rend très mal compte de la complexité réelle des situations, souvent fortement embrouillées et largement discutables - même si elles sont rarement discutées, justement307. Mais ce qui

m’intéresse ici est que le racisme est au fond défini par un certain degré de volition, fût-il qualifié indirectement, dans les effets généraux sur l’ordre social ou les intérêts que les agents en retirent (cela vaut jusque dans la notion de « racisme institutionnel », on le verra).

Véronique De Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h défendent, eux, l’idée que la discrimination est nécessairement « raciste » car subsumée au racisme ; selon eux, « toute classification raciale est, par définition, une classification raciste »308. Ils justifient cela par

une définition du racisme, non pas simplement en tant que « système d’idées qui “oriente“ l’action », mais comme « rapport social dont l’idéologie est la “face mentale”, ce qui signifie que le racisme régit ou tend à régir un ordre social en même temps qu’il compose une représentation de celui-ci »309. On peut entendre et partager la critique à l’égard d’une

définition réduisant le racisme à la seule idéologie310. Mais refuser cette réduction n’évacue

pas le problème de l’articulation entre les registres pratiques et idéels, et aussi entre micro- et macro-311, sauf à considérer un lien automatique de (re)production de l’ordre global. C’est

peut-être la limite de la notion de « rapport social », qui laisse entendre un lien supérieur ou

306 TAGUIEFF P.-A., « L’antiracisme en crise. Eléments d’une critique réformiste », in Wieviorka M. (dir.),

Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993, p.381.

307 DHUME-SONZOGNI F., Racisme, antisémitisme et « communautarisme » ?, op. cit. 308 DE RUDDER V., POIRET C., VOURC’H F., L’inégalité raciste, op. cit., p.35. 309 Ibid, p.35.

310 Cette approche d’ordre structuraliste est une limite de la thèse de Colette Guillaumin, qui a pour effet de conférer

au racisme un caractère inévitable. Cette proposition n’est acceptable qu’à un certain niveau (très important) de généralité. Le problème, lorsqu’on passe au niveau des pratiques, est leur caractère généralement pluridimensionnel et multiréférentiel.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 113 final entre les pratiques et les idées. D’autre part, l’acceptation de l’idée de racisme comme « rapport social » n’implique pas en soi de tenir la discrimination pour nécessairement raciste. Si les pratiques discriminatoires, même micro-, peuvent participer de la production d’un ordre social raciste, il y a lieu d’accepter que celui-ci est loin d’être totalisant et uniforme. Enfin, rapporter tout élément qui mobilise les catégories raciales à un ordre en soi raciste est problématique, car cela replie sur le racisme toute une gamme de pratiques de résistances qui en utiliseraient les catégories et les codes.

A la suite de V. De Rudder, Faïza Guelamine voit dans l’option pour le vocable de « discrimination racistes et non raciales ou ethniques (…) une façon de rompre d’emblée avec l’idée que les races humaines existent en tant que telles, et de rappeler que le racisme et ses manifestations concrètes ne s’appuient pas sur les différences raciales : c’est le racisme qui les crée et non l’inverse »312. J’entends, à travers l’argument théorique, la part éthique de

cette proposition. Le choix du concept est soutenu par une posture de rupture avec le sens commun dont les effets prolongent la pensée raciste. Cette dimension, d’ordre éthique ou déontologique, m’apparaît légitime et nécessaire ; elle est de toute façon inexpurgeable, face à une catégorie qui pose aux sciences sociales le problème de son impureté radicale313. Par sa

constitution et son sens même, l’idée de race entremêle des registres différents et circule entre eux : science, politique, morale… rendant inopérants les habituels procédés de « purification » scientifique ou les procédures de révocation politique, fussent-elles solennelles314. Pour autant,

l’argument de la nécessaire rupture avec l’auto-justification raciste explique mal pourquoi il faudrait traiter tout recourt à l’idée de race comme étant par définition raciste315. Là réside à la

fois le sens et en même temps le problème de la catégorie « racisme » : son écrasante montée en généralité à la fois efface la pluralité et dé-situe la critique. Suivant l’invitation de Saskia Sassen, nous gagnerions à creuser dans l’ombre de cette master category316.

312 GUELAMINE F., Le travail social face au racisme. Contribution à la lutte contre les discriminations, Rennes,

éd. ENSP, 2006, p.12.

313 DHUME F., « De la race comme un problème. Les sciences sociales et l’idée de nature », in Raison présente,

n°174, 2ème trimestre 2010, pp.53-65.

314 Comme l’a été la procédure de l’UNESCO, qui en 1967, stipulait : « Les experts réunis à Paris (…) ont reconnu

que les doctrines racistes sont dénuées de toute base scientifique ». Cité par DE RUDDER V., « Racisme adjectivé », in Pluriel Recherches, Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques, n°6-7, Paris, L’Harmattan, 2000, p.114-121.

315 BONNAFOUS S., FIALA P., « Est-ce que dire la race en présuppose l’existence ? », op. cit.

316 SASSEN S., « Digging in the penumbra of master catégories », in The British Journal of Sociology, vol.56, Issue

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 114 L’idée de discrimination se veut privilégier une approche articulant des segments plutôt que considérant la totalité. Parler de discrimination n’a en effet pas prétention à se substituer à d’autres approches, mais à éclairer de façon singulière l’intérieur de ces mécanismes - et aussi les effets de l’ombre portée des catégories maîtresses. Le recours à l’adjectif « racial » plutôt que « raciste » indique le registre catégoriel auquel l’on recourt, sans présupposer le lien que l’on entretient avec l’ordre raciste. Cela nécessite de le préciser, plutôt que de le préjuger. En ce sens, le travail sur la discrimination ethnico-raciale conduit à faire des liens et des passages possibles et effectifs entre actes, normes et valeurs, entre pratiques, idées et ordre, entre interactions et rapports ou structures l’objet même de l’interrogation.

1.6.3.2. L’opposition relative entre antiracisme et antidiscrimination

Pour Didier Fassin, « la discrimination établit une sorte de chaînon manquant entre le racisme

et l’inégalité, là où chacune des deux notions a l’autre pour point aveugle »317. Dans un autre

sens, on peut penser que la notion de discrimination est un passeur entre l’idée de ségrégation (dont une lecture historique la rapproche318) et celle d’inégalités. Cet élément de mise en

tension est important, car cela indique le statut spécifique de la notion de discrimination : une figure nouvelle émergée par le droit (textes internationaux, au départ) et positionnée très exactement au point de passage et d’articulation entre des référents théoriques et des registres pratiques distincts. On peut toutefois interroger la conception de D. Fassin d’une sorte de continuité théorique (« chainon manquant ») qui n’est pas sans rappeler le vocabulaire des théories de l’évolution. La difficulté de l’exercice théorique de fondation des discriminations tient au fait que chacune de ces notions se réfère implicitement à des ordres normatifs distincts, et donc à des rapports d’évaluation éventuellement différents des pratiques sociales. Poser leur continuité « en chaîne » ramène sur un plan unique des perspectives découlant de référents normatifs hétérogènes. C’est pourquoi il me paraît nécessaire, et en outre fécond, de postuler la différence tant analytique que pratique de ces notions, et de saisir en conséquence celle de discrimination comme passeur : catégorie liée à d’autres, elle ne s’en détache ni ne s’y dissout entièrement. Et de ce fait, elle fonctionne comme une catégorie tendue, traversée de plusieurs référents, mais ni détachable ni réductible à l’un ou à l’autre.

317 FASSIN D., « L’invention française de la discrimination », op. cit.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 115 Le tableau suivant synthétise les différentes dimensions de principe et de pratique qui découlent de cette distinction référentielle entre racisme et discrimination.

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