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La constitution de la discrimination comme objet sociologique dans les années

II – ENTRE L’IMPENSE ET L’IMPENSABLE : UN ETAT DE LA RECONNAISSANCE DE LA DISCRIMINATION ETHNICO-

II. 1.3 « Diversité » et « égalité des chances » : la déviation néolibérale et entrepreneuriale du référentiel

II.2. La question ethnico-raciale : un impensé problématique de la sociologie française

II.2.3. La constitution de la discrimination comme objet sociologique dans les années

La notion de discrimination n’a été appropriée par la sociologie en France que progressivement, à travers les travaux de quelques auteurs, puis quelques équipes, au départ très ciblées. Celles-ci vont constituer la trame de légitimation – scientifique, mais aussi politique - de ce qui deviendra, après une dizaine d’années, un « problème public ». Il y a une histoire en partie parallèle et en partie intersectionnelle entre la reconnaissance politique et celle scientifique. Il est clair, en tous cas, que la sociologie française de la discrimination a largement participé d’une construction politique de la question. Toutefois, les travaux inauguraux, s’ils ont servi à l’élaboration d’un problème public, resteront de diffusion souvent limitée, d’autant qu’ils seront souvent effacés, par la suite, des bibliographies produites par les institutions publiques479, avec la construction d’un marché d’expertise de la « lutte contre les

discriminations » présentant à bien des égards des ambiguïtés structurelles480.

Il est tout à fait remarquable de constater que la notion de discrimination est mobilisée parmi les premières fois pour qualifier des pratiques et des expériences scolaires (notamment). Le terme est en effet utilisé formellement dès 1978, par Jean-Pierre Zirotti, dans une recherche sur l’orientation scolaire en collège des élèves « immigrés » : il conclut à « un processus d’orientation différentiel et discriminatoire481 ». En 1990, il l’utilise encore à propos de

478 DHUME F., « De la race comme un problème. Les sciences sociales et l’idée de nature », in Raison présente,

n°174, 2ème trimestre 2010, pp.53-65. Sur la substantialisation plus générale du « social » par les sciences sociales.

Cf. LATOUR B., Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.

479 J’ai eu l’occasion de présenter les premières élaborations de cette proposition lors d’une intervention au

séminaire de l’URMIS : « La constitution du marché de la “lutte contre les discriminations” : une ambiguïté structurelle ? », 10 décembre 2007. Dans la revue de littérature réalisée à la demande de la HALDE et de l’ACSE, déjà citée, nous avons pu constater cet effet d’écrasement de l’histoire par l’actualité bibliographique. Cf. DHUME F., DUKIC S., CHAUVEL S., PERROT P., Orientation scolaire et discrimination, op. cit.

480 DHUME F., « De la discrimination du marché au marché de la discrimination. Les fausses évidences de la “lutte

contre les discriminations” », in Mouvements n°49, janvier-février 2007.

481 ZIROTTI J.-P., « Une enquête sur l’orientation scolaire des adolescents immigrés », in Migrants-Formation,

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 161 l’expérience, faite par des jeunes d’un quartier de Nice, d’une « discrimination professorale » qualifiée d’« exceptionnelle » en comparaison du racisme policier local482. En 1991, Jean

Galap soutient l’hypothèse que l’expérience des « Noirs » en matière de discrimination tend à influencer leurs stratégies de réussite ou d’échec scolaire.483 L’idée de discrimination est aussi

mobilisée en 1992 par Jean-Paul Payet, pour qualifier des pratiques organisant une « ségrégation interne » : « au-delà des choix affirmés publiquement, s’opère un travail de discrimination, sous les apparences de l’universalité et de l’équité, comme le relève aussi bien la manière dont sont répartis les élèves selon leur sexe et leur origine nationale dans les différentes classes, que la façon dont se déroulent les rencontres “face à face” entre les acteurs scolaires et les familles.484 » Le sociologue critique de ce point de vue l’approche culturaliste,

lui reprochant une « critique limitée » de l’ethnocentrisme des contenus scolaires, là où il y aurait l’enjeu de « décrire des pratiques ordinaires de discrimination ». Il ne faut toutefois pas se laisser abuser par le formalisme linguistique, même si l’usage du terme a, dans le contexte, valeur de symbole. D’une part, le sens donné à ce terme peut sensiblement différer selon les époques, et par exemple, il revêt un sens très « culturel » dans les premiers travaux de J.-P. Zirotti485. Chez J. Galap, le discours est en partie imprégné d’une lecture intégrationniste

typique de l’époque, même s’il analyse l’émergence d’une ethnicité dans un contexte de discriminations. D’autre part, on peut se demander en quelle mesure les références antérieures à 1998 n’ont pas une part d’anachronisme dans le champ scientifique, dans la mesure où le terme de discrimination, n’étant pas consacré dans l’espace politique, sera généralement ignoré des éventuelles reprises et citations ultérieures de ces travaux.

482 ZIROTTI J.-P., « Quand le racisme fait sens. Ou la construction du remarquable par des jeunes Maghrébins d’un

quartier populaire », in Peuples méditerranéens, n°51, avril-juin 1990, pp.69-82.

483 GALAP J., « Phénotypes et discrimination des Noirs en France : question de méthode », in Intercultures n°14,

1991, pp.21-35. Le terme de discrimination est explicite, chez lui, mais il n’analyse leurs effets qu’au travail, dans le logement, dans le choix du conjoint, et non à l’école. On a donc affaire à une simple hypothèse, ce qui est toutefois exceptionnel pour l’époque ; cela témoigne bien d’un point de départ entre militantisme et science, avec une mobilisation autour de la question des Antillais en métropole.

484 PAYET J.-P., « Civilités et ethnicité dans les collèges de banlieue : enjeux, résistances et dérives d’une action

scolaire et territorialisée », in Revue française de pédagogie, n°101, oct.-nov.-déc. 1992, p.60.

485 D’emblée, il définit le public comme « fils ou filles d’immigrés, étrangers, culturellement différents », et

reprendra tout le long de la recherche la critique concernant l’inadaptation de l’école aux « différences culturelles » des élèves. NOVI M., ZIROTTI J.-P. et alii, La scolarisation des enfants de travailleurs immigrés, Nice, IDERIC, 1979 (Cit. t.1, p.3). L’auteur s’écartera ultérieurement de cette lecture, pour une approche plus nettement constructiviste de l’ethnicité. Cf. par exemple : ZIROTTI J.-P., « De l'expérience de la discrimination à la délégitimation. Les jugements des élèves issus de l'immigration sur les décisions d'orientation scolaire et les conditions de leur scolarisation », in Cahiers de l'Urmis, n°10-11, 2006. [En ligne]. URL : http://urmis.revues .org /document249.html.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 162 C’est toutefois principalement à partir du domaine de l’emploi, du travail et de l’insertion professionnelle que l’idée de discrimination va s’imposer (même si plusieurs travaux recourent assez tôt à cette analyse concernant le logement). Les premières recherches formulant le constat et/ou l’hypothèse statistiquement soutenue de la discrimination, datent, au moins du tout début des années 1990. Michèle Tribalat, Patrick Simon et alii, dans l’exploitation des données de l’étude MGIS (mobilité géographique et insertion sociale) réalisée en 1992 par l’INED et l’INSEE486, vont avancer l’hypothèse de « pratiques

discriminatoires dans l’accès au logement, mais aussi sur le marché du travail [qui] font partie des contraintes avec lesquelles les immigrés doivent composer », pour expliquer en particulier la position spécifique des jeunes d’origine algérienne. Olivier Noël, de son côté, met à jour, dès 1992, l’expérience de discriminations des jeunes d’un quartier stigmatisé487, avant de

rendre visible, dans une mission locale, « l’existence d'un système de codage des offres d'apprentissage (21 offres sur 31 spécifiant vouloir "un européen", "pas de 31" qui correspond à la case étranger de l'ANPE ou encore "BBR" signifiant "Bleu, Blanc, Rouge" en référence au drapeau national et aux fêtes de l'extrême-droite) qui organisait l'exclusion des jeunes issus de l'immigration488 ». Sous la plume du psycho-anthropologue Jean Galap, déjà cité, cette

question prend la forme d’une interrogation méthodologique sur la prise en compte d’une problématique de la discrimination au motif du phénotype des « Noirs », ce qui est inédit. Sur la période 1995-1998, divers travaux vont être publiés, dans le champ de l’emploi et du travail. Ils s’appuient sur des enquêtes plus systématiques, ayant désormais pour objet spécifique la « discrimination » et/ou le « racisme » dans le monde du travail, dans l’insertion professionnelle et dans l’accès à l’emploi. Ils vont progressivement solidifier l’idée que les discriminations sont un fait structurant du marché du travail et du fonctionnement de l’entreprise, et donc un phénomène intégré au fonctionnement. Les premières formulations d’une conception systémique de la discrimination vont être élaborées, et l’on va commencer à en dessiner à la fois l’ampleur et les mécanismes de production. On peut citer en particulier, et

486 TRIBALAT M. (dir), Enquête Mobilité Géographique et Insertion Sociale, INED, 1992.

487 NOËL O, Représentations et stratégies d'intégration des jeunes du quartier de la Paillade à Montpellier,

Rapport n°1, OPiiLR, Montpellier, 1992. OPIILR : Observatoire de la précarité, de l’insertion et de l’intégration en Languedoc-Roussillon. Ces données seront confirmées par d’autres auteurs dans la région parisienne : GRANGEARD C., « La tête de l’emploi », in Hommes & Migrations, n°1187, 1995, pp.23-24 ; puis en Alsace ; BARTHELME F., « La discrimination à l'emploi », in Hommes et Migrations, n°1209, septembre-octobre 1997, pp.60-68 ; DHUME F.,/ORIV Les discriminations raciales dans l’accès à l’emploi des jeunes en Alsace, op. cit.

488 NOËL O., « La face cachée de l'intégration : les discriminations institutionnelles à l'embauche des jeunes issus

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 163 par ordre chronologique, les recherches de Véronique De Rudder, Maryse Tripier, Christian Poiret et François Vourc'h (1994 ; 1995)489 de l’Unité de recherche Migrations et sociétés du

CNRS (URMIS), Michèle Tribalat et Patrick Simon (1995 ; 1996)490 de l’Institut national

d’études démographiques (INED) ; Philippe Bataille, Claire Schiff (1997)491 et une équipe du

Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CADIS, CNRS-EHESS) ; Olivier Noël (1997)492 à l’Institut social et coopératif de recherche appliquée (ISCRA) ; Fabrice Dhume

(1997) et Murielle Maffessolli (1998)493 à l’Observatoire régional de l’intégration et de la ville

(ORIV) ; Mouna Viprey et Luc Deroche (1998) de l’Institut de recherche en économie sociale (IRES)494. Mais il faut noter qu’une partie des travaux peine à se détacher du référentiel

d’insertion ou de celui du racisme495. Plus généralement, cette chronique rappelle que la

constitution de la question sociologique est en large partie tributaire de rapports de force dans l’arène politique, lesquels ont en grande partie déterminé le statut actuel de cette question : recours aux financements européens (et dans une moindre mesure au soutien de la direction Emploi-Formation du FAS à la fin des années 1990) ; approche prioritaire par l’emploi ; détachement progressif (et inégal) à l’égard des questions d’intégration et d‘insertion… Il nous faut voir maintenant en quelle mesure et de quelle manière le champ de la sociologie de l’école (ou autour d’elle) s’est emparé de cette problématique.

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