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7.2.2 A ses limites théoriques et épistémologiques…

Figure n°2 : Comparaison des approches antiraciste et antidiscriminatoire

I. 7.2.2 A ses limites théoriques et épistémologiques…

On peut formuler plusieurs remarques concernant la notion de « système ». Premièrement, il y a une limite qui découle paradoxalement de l’intérêt même de la notion au sens entendu ci- dessus : les conditions de faisabilité de l’enquête (je n’y reviens pas). La notion de « système » désigne un fonctionnement global, ce qui est important, mais elle maintient la représentation de « l’ensemble » à un niveau de généralité. A moins d’investir précisément ce

qui fait système, cette notion risque de n’être qu’une figure rhétorique masquant notre

346 Ibid, p.190.

347 DE RUDDER V., « Racisme adjectivé », op. cit., p.118.

348 A. Sayad a été l’un des premiers à souligner chez certains membres des groupes minorisés une lucidité

équivalente au regard sociologique, ce qu’il a appelé une « posture d’auto-analyse : la réflexion sur soi constitue dans certaines conditions, la seule réaction de sauvegarde possible. Il est des situations qui, parce qu’elles sont habitées par de très fortes contradictions, imposent pour être comprises qu’on s’interroge à fond. Et c’est, sans doute, parce qu’on sait qu’il n’y a pas à ces situations d’impasse, de solutions instrumentales, “extérieures” (…) et parce qu’on sait aussi qu’il n’est pas possible d’imputer la responsabilité de ces situations à quelque agent bien défini – ce qui exclut jusqu’à l’idée même de révolte -, que le mode d’interrogation qui s’impose en ce cas confine à la recherche de la vérité sociologique ; sauf que la compréhension (…) constitue alors comme la condition de survie et, ici, la condition de la “résurrection” finale ». SAYAD A., « L’émancipation », in Bourdieu P. (dir.), La misère

du monde, Paris, 1993, pp.859-869 (Cit. pp.860-861).

349 Un exemple : « les jeunes garçons “d’origine migrante” que les chercheurs rencontrent au cours de leurs

investigations ont conscience de cette discrimination (une conscience intuitive, qui s’exprime dans les mots et les formes dont ils disposent) ». CHARLOT B., « Violence à l'école : la dimension “ethnique” du problème », in VEI- Enjeux, n°121, 2000, pp.178-189.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 125 incapacité à rendre compte de la production de discrimination. Dans ce cas, il faut convenir la notion de « système » comme une facilité langagière et de raisonnement, une « ficelle » du sociologue, comme dit Howard Becker. L’approche systémique peut être rapproché de cette « ficelle de la machine », qui aborde les problèmes en cherchant à comprendre comment une « machine » produit ce qu’elle produit – ici, comment l’école produit de la discrimination, par exemple ; mais force est de constater que « la plupart des phénomènes sociaux sont reliés de tant de manières différentes à tant de conditions extérieures que nous ne serons peut-être jamais en mesure de concevoir une machine parfaitement adéquate »350. Autrement dit, la

représentation du « système » pose deux problèmes étroitement liés : d’une part, la clôture du système ; d’autre part, l’articulation « interne » de ce qui fait système.

Deuxièmement, et par conséquence, « système » risque bien de n’être qu’un nouveau nom pour la « structure ». Le principe à la base de l’approche structurale est celui de la totalité351.

Comme le montrait Jean-Paul Sartre ce principe de totalité appelle le statut ontologique de « l’en-soi » ou autrement dit de « l’inerte »352. L’approche structurale cherche en effet à saisir

le réel à partir des règles de fonctionnement pensées à la façon d’un plan d’ensemble. Que celle-ci soit traitée comme objet réel et réalité empirique ou plutôt comme objet de connaissance construit en tant qu’image cognitive de cette réalité353, la notion de « structure »

accorde une importance majeure à l’inertie ou à l’homéostasie du « système », au maintien de l’ordre global, et aux régularités normées de l’activité sociale. On retrouve ici au fond certaines des critiques faites à la notion de racisme institutionnel. Une bonne partie des usages sociologiques (et plus largement) de la notion de « discrimination systémique » me semble se référer, au moins implicitement, à cette représentation structurale de l’activité sociale (je vais y revenir, cf. I.6.3).

Troisièmement, et plus généralement, il peut y avoir une confusion sur le statut du problème, découlant au fond des limites épistémologiques et théoriques de la notion. Par exemple, on confond trois questions fort différentes : est-ce le « système » qui est discriminatoire, ou la discrimination qui est « systémique », ou enfin le regard sociologique qui systémise l’analyse de son objet – i.e. qui s’intéresse aux articulations lui conférant résistance et adaptation

350 BECKER H. S., Les ficelles du métier, op. cit., p.80.

351 LAPASSADE G., LOURAU R., Clefs pour la sociologie, Paris, Seghers, 1971, p.47.

352 SARTRE J.-P., Critique de la raison dialectique, Paris, NRF, 1960. Cité in Lapassade G., Lourau R., Ibid.,

pp.123-124.

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 126 globale ? Et à travers cela, considère-t-on la discrimination comme le produit indésirable d’un fonctionnement global ou d’un cumul d’actes (ce qui se rapproche de la notion juridique de discrimination indirecte), ou comme l’activité même qui définit rétrospectivement le système comme arrangements entre des acteurs ? A l’examen, ces ambiguïtés ne m’apparaissent pas seulement tributaires d’imprécisions ; elles relèvent d’une facilitation excessive que véhicule la notion de « système ». Celle-ci porte en effet, de par son histoire en sociologie, deux prétentions qui aujourd’hui tendent à empêcher une saisie plus fine et plus actualisée du social : des « prétentions théoriques, dans la mise en rapport des différents aspects d’un ensemble social et historique au sein d’un “tout” fonctionnel », d’un côté ; et des « prétentions épistémologiques, par la saisie de toute dimension du social »354, de l’autre.

Quatrièmement, l’idée de système suppose une relative autonomie. C’est le sens d’une proposition formulée à la fin des années 1990 : « le processus de discrimination à l'emploi devient systémique (il s'institue comme un système avec ses propres valeurs, logiques et pratiques) »355. Cette lecture a connu de fait une certaine diffusion356, y compris dans les

politiques publiques, mais avec un renversement de perspective au point que plusieurs auteurs font de la discrimination le produit d’un « système » : « on parle de discrimination systémique lorsqu’un système participe à une vision discriminante des fonctions occupées par les hommes et les femmes dans le cas de la discrimination de genre »357 ; « [les discriminations]

sont avant tout “systémiques”, c'est-à-dire qu'elles résultent du fonctionnement d'un système aux règles et conventions en apparence neutres (…) »358 ; etc. Dans le renversement final

comme dans la formulation de départ, on peut penser que la discrimination ne forme pas système en soi ; elle n’est justement pas autonome mais s’incorpore dans un ordre (inter- )institutionnel qu’elle confirme, soutient et modifie tout à la fois. Dit autrement, elle « se »359

coule dans un « système-emploi » (pour prendre cet exemple qu’on connaît le mieux, et pour reprendre malgré tout le terme tel qu’il est couramment utilisé) dans lequel elle joue au moins

354 CORCUFF P., « Pour une épistémologie de la fragilité », op. cit.

355 DHUME F., NOËL O., « Discrimination raciale dans l’accès à l’emploi. Un obstacle majeur… », op. cit. 356 On la retrouve quasi au mot près chez d’autres auteurs (qui ne citent pas leurs sources) : « Le processus de

discrimination à l’emploi n’en devient pas moins systémique - il s’installe comme un système, avec ses propres valeurs, logiques et pratiques ». VIPREY M., L’insertion des jeunes d’origine étrangère, op. cit., p.85.

357 GARNER-MOYER H., « Apparence physique et GRH : entre choix et discrimination », Observatoire des

discriminations, Cahier n°02/04, p.5.

358 SIMON P., « Discrimination », in Encyclopédia Universalis [En ligne] URL : http://ses.ens-lsh.fr/servlet/

com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?CODE_FICHIER=1194544088846&ID_FICHE=897

359 Il est difficile, dans le langage, de ne pas présupposer une certaine autonomie, dès lors que l’on circonscrit et que

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 127 deux rôles : elle facilite la résolution de tensions liées aux contradictions internes (entre segments du « système », au sein des organisations, au sein des normes du travail, etc.) ; et ce faisant, elle participe de biaiser ce « système » en lui imprimant et en y instituant une logique discriminatoire. Elle le fait fonctionner en partie autrement. Il y aurait donc lieu de trouver une façon de qualifier ce processus si particulier, qui n’est ni exogène (donc pas parasite), ni entièrement endogène (dont pas institutionnel, au sens strict), ni autonome (donc pas un système en soi).

Cinquièmement – et cela rejoint le point 1 -, la notion de « système » globalise les responsabilités, ce qui est certes l’un des intérêts de la notion, là où l’ordre juridique tend à les individualiser. Or, sans chercher à l’imputer individuellement, il y a lieu de ne pas passer trop vite sur l’articulation des responsabilités et des niveaux de pouvoir des acteurs. Car on peut penser que de la contribution de chacun à la production de discrimination dépend aussi le pouvoir d’infléchir ces logiques. L’interdépendance est un élément fort d’une approche

systémique. Mais la globalisation des responsabilités peut conduire à un sentiment d’impuissance à l’égard d’un processus regardé comme totalité. De ce point de vue, la notion de « système » permet au sociologue deux opérations liées : 1) Une opération de clôture impliquant un ensemble d’acteurs dans la fabrication de la discrimination ; et ce qui en découle : 2) Une opération de (re)distribution des responsabilités, en désignant un ensemble (distinct ou indistinct) d’acteurs impliqués à des titres divers dans cette production sociale saisie comme globalité. La responsabilité est alors saisie globalement, ce qui conduit à un problème théorique de représentation : soit, « le système » est tenu pour in fine responsable ; soit les responsabilités sont redistribuées à ses « parties ». Ce qui veut dire : soit, que l’action des agents est déresponsabilisée, car en quelque sorte « délocalisée »360 ; soit que la

responsabilité est attribuée aux segments ou aux agents – à l’instar du modèle juridique. Or, on peut penser que la contribution à un processus qui dépasse mais entraîne chaque agent dans sa réalisation relève moins d’une responsabilité propre qu’elle ne résulte de l’inclusion de chacun dans une coopération qui ne se réduit pas à la somme des actions individuelles. L’action de chacun d’entre nous est prise dans un univers (idéologique, institutionnel, historique, etc.) qui nous agit au moins autant que nous l’agissons. Si notre responsabilité n’en est pas moindre, elle doit cependant être conçue comme tournée vers ce que nous faisons

360 DHUME F., GIRARDAT J., « Contre la discrimination : résister à la "délocalisation". Quelques réflexions tirées

Entre l’école et l’entreprise : la discrimination ethnico-raciale dans les stages Page 128 de cet encombrant « héritage »361. Aussi, si la notion de « système » cherche à rendre compte

d’une production qui dépasse les agents, il me semble qu’elle situe mal la façon dont cela

s’articule, au moins tant qu’elle est tournée la production du problème.

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