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Les opérations en Sicile en sont à ce point lorsqu’Alcibiade est rappelé pour comparaître devant la justice athénienne. Ce sont ici quelques mois de sa vie qu’il faut tenter d’appréhender. Ils débutent avec le départ d’Alcibiade qui suit la Salaminienne à la fin de l’été 415 et s’achèvent par sa prise de parole à Sparte au cours de l’hiver, fin 415 ou début 414. Après avoir annoncé le rappel et fait une longue digression sur les tyrannoctones, Thucydide écrit une phrase brève et sobre pour décrire la situation d’Alcibiade.

Ὁ δὲ Ἀλκιβιάδης ἤδη φυγὰς ὢν οὐ πολὺ ὕστερον ἐπὶ πλοίου ἐπεραιώθη ἐς Πελοπόννησον ἐκ τῆς Θουρίας· οἱ δ’ Ἀθηναῖοι ἐρήμῃ δίκῃ θάνατον κατέγνωσαν αὐτοῦ τε καὶ τῶν μετ’ ἐκείνου.

Alcibiade [est] dès lors un exilé. Peu après il [passe], sur un vaisseau marchand, du territoire de Thourioi dans le Péloponnèse, et les Athéniens le [condamnent] à mort par contumace, ainsi que ses compagnons.94

Il est nécessaire de prendre ici quelques instants pour commenter l’interprétation de Jean Hatzfeld. Selon l’helléniste, « en échappant aux commissaires chargés de le ramener à Athènes, Alcibiade n’[a] sans doute aucun plan »95. Cette interprétation est,

nous semble-t-il, trop favorable à Alcibiade. Certes, ce dernier ne connaît sans doute pas encore sa destination ni où il pourra se réfugier, et donc l’ampleur de ses actions futures. 93 Les Athéniens sont informés de l’équipement d’une flotte dans le port de Syracuse et d’un ralliement de Camarine à leur cause. Une fois dans le grand port, puis devant Camarine, il apparaît qu’il n’en est rien.

94 VI, 61, 7.

L’itinéraire qui le conduit à Sparte est d’ailleurs indirect. Toutes les sources s’accordent sur une première étape à Thourioi, où il fausse compagnie aux émissaires athéniens. Pour la suite, Thucydide rapporte que lui et ses compagnons accostent à Cyllène en Élide avant d’aller à Lacédémone96. D’après Isocrate97, Alcibiade est à Argos lorsqu’il prend

contact avec les Spartiates. En fait, il est probable qu’il ne peut se fixer nulle part. D’une part, tout séjour long dans une cité membre de l’alliance athénienne est exclu, pour lui comme pour les autres accusés. D’autre part, ils ne peuvent pas non plus se présenter immédiatement aux Spartiates. Auparavant, il faut laisser le temps à la nouvelle de leur rappel de se diffuser. Il faut surtout établir les contacts nécessaires pour l’obtention d’un sauf-conduit. Séjourner temporairement à Argos leur permet d’être à la fois proches de Sparte et d’Athènes, de dialoguer avec les Spartiates tout en s’informant de la tournure des événements à Athènes. Mais ce séjour ne peut être que provisoire, car la position d’Alcibiade y est nécessairement affaiblie par les mesures prises à l’encontre de ses hôtes. Parallèlement, la procédure d’extradition entamée par les Athéniens98 ne peut que les

précipiter vers Sparte. Ainsi, si l’itinéraire qui le conduit à Sparte est indirect, il ne constitue pas selon nous une preuve de la non-préméditation de la trahison.

Outre la lucidité d’Alcibiade pour jauger la situation dans laquelle il se trouve99, nous

souhaitons avancer un argument que nous expliquerons en détail par la suite100. Selon

nous, si le plan n’est pas décidé dans ses moindres détails, Alcibiade sait qu’un passage à l’ennemi constitue sa seule possibilité de survie. C’est donc consciemment, qu’il endosse, avant même de quitter l’île, le costume de transfuge101. À Catane, tous les

accusés embarquent sur le navire personnel du stratège et non pas sur la Salaminienne102.

Auparavant, Alcibiade révèle aux gens de Messine le prochain coup de force que les

96 Thucydide, VI, 88. Diodore (XIII, 5) ne précise pas le lieu du débarquement. 97 Isocrate, Sur l’attelage, 9 qui est suivi par Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23, 1.

98 Ibid.

99 Avant le départ de la flotte, Alcibiade est déjà conscient de la gravité des faits reprochés et du profit que ses adversaires feront de son absence. Voir VI, 29. Une fois en exil, il est informé du mécontentement populaire qui se déchaîne contre lui. Voir Isocrate, Sur l’attelage, 9. Sur la

versatilité des Athéniens bien connue par les stratèges, voir par exemple en III, 98, 5, le choix de Démosthénès de ne pas rentrer à Athènes après son échec, ou encore les propos de Diodote en III, 43, 5, sur le peuple qui n’assume jamais ses choix, mais punit les orateurs lorsque leurs propositions, adoptées par l’assemblée, échouent.

100 Sur le rôle essentiel du détroit dans les expéditions en Sicile, voir infra p. 312-315 chap. 8.

101 En faveur de cette lecture, voir Romilly 1995, p. 125, mais avec d’autres arguments que les nôtres.

Athéniens projettent avec l’appui d’un parti favorable à l’intérieur de la cité103. Pour

Jean Hatzfeld, il s’agit là d’un simple « geste de vengeance […] qui rendait simplement le retour impossible au camp athénien »104. De notre côté, nous pensons qu’Alcibiade

compromet sciemment l’ensemble de l’expédition, et ce faisant, se ménage la possibilité de passer à l’adversaire par une preuve des services qu’il peut rendre105.

Sources alternatives

Cornélius Népos, Alcibiade, 4, 3-5 : Alcibiade quitte la Sicile avec l’intention de se rendre à

Athènes. C’est une fois à Thourioi qu’il prend la décision de ne pas rentrer.

Diodore de Sicile, XIII, 5 : Diodore ne tranche pas sur les motivations d’Alcibiade d’échapper à la Salaminienne. Il passe de l’Italie au Péloponnèse où il se rend à Sparte.

Isocrate, Sur l’attelage, 9 : L’orateur présente une version très positive du début de l’exil

d’Alcibiade. Il reste inactif et prend soin de ne rien faire contre sa patrie. Ce n’est que poussé par la nécessité qu’Alcibiade se rend à Sparte. Cette vision s’explique par la nature de son texte, un plaidoyer en faveur du fils d’Alcibiade et une apologie du père.

Justin, Histoire universelle, V, 1 : Justin rapporte a posteriori les causes de l’exil volontaire

d’Alcibiade. Il reproduit la même hésitation que Diodore sur les motifs de cette décision. Plutarque, Vie d’Alcibiade, 22-23 : Alcibiade dénonce les conjurés de Messine, mais ne se

rend à Sparte qu’après s’être réfugié dans le Péloponnèse et avoir perdu tout espoir de rentrer dans sa patrie.