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moderne et d’historiographie

4. Esquisse d’historiographie

4.2. Les Histoires grecques de George Grote et de Gustave Glotz

4.2.1. George Grote (Histoire de la Grèce)

Le cas spécifique du traitement d’Alcibiade par George Grote, et l’importance qu’il lui accorde dans son récit, nécessite une étude détaillée. Dans son History of Greece132, il

dresse le portrait d’Alcibiade en compilant toutes les sources à sa disposition133. Il tente

de retracer ainsi toutes les étapes de la vie de l’Athénien, de sa naissance à sa mort134.

Pour ce qui est de sa jeunesse, l’historien britannique rappelle sa participation comme soldat au siège de Potidée, puis à la campagne de Délion135, mais aussi l’enseignement

socratique136.

Pour George Grote, la carrière d’Alcibiade débute en 420, conformément au texte de Thucydide137. Ainsi, lorsqu’il analyse les événements du début de la paix de Nicias, il

132 La guerre du Péloponnèse occupe cinq tomes de l’œuvre monumentale qu’est l’History of Greece de G. Grote. Le tome VIII expose la pentécontaétie et les années de guerre jusqu’à la stasis

de Corcyre, le IX les événements de Corcyre à la 90e Olympiade, le X la période de ces jeux au

désastre athénien en Sicile, le XI celle de la mort de Nicias au procès des stratèges des Arginuses, et enfin les deux premiers chapitres du tome XII, celle des Arginuses au rétablissement de la démocratie et à la mort d’Alcibiade.

133 G. Grote multiplie les sources littéraires dans ses démonstrations, mais il en rejette certaines. Or, dans le cas d’Alcibiade, certains de ses choix sont à discuter comme nous le ferons plus loin. 134 La possibilité d’écrire une biographie très détaillée d’un protagoniste de la guerre du Péloponnèse n’est pas une évidence, et le mot de Plutarque (Vie d’Alcibiade, 1, 3) rappelle bien le

cas exceptionnel qu’est Alcibiade à ce titre.

135 G. Grote (1866 IX, p. 137 et 293) rappelle la bravoure d’Alcibiade dans ces deux batailles. 136 G. Grote (1866 IX, p. 294-299) adopte le point de vue de Xénophon pour expliquer la relation entre Socrate et Alcibiade. Comme Critias, il fréquente Socrate par intérêt, sans rechercher une élévation morale qui, si elle peut parfois se produire, n’est en aucun cas le but à atteindre pour le jeune homme. L’historien conclut donc : « Toute la vie d’Alcibiade atteste combien le sentiment d’obligation, publique ou privée, s’établit faiblement dans son esprit ; – combien les fins qu’il poursuivait étaient dictées par une vanité impérieuse et par un amour d’agrandissement  » (p. 298). Sur les sources socratiques et les différences entre Platon et Xénophon, voir supra p. 91.

137 G. Grote rejette donc le Pseudo-Andocide et ne prend pas en compte les comiques. Nous discutons le cas particulier du Pseudo-Andocide, voir infra p. 170.

anticipe quelque peu sur la chronologie138 et annonce les caractéristiques principales

s’appliquant à l’ensemble de la vie d’Alcibiade telle qu’il l’interprète :

Ses passions violentes, son amour de jouissances, son désir ambitieux de supériorité, et son insolence à l’égard d’autrui, se manifestèrent de bonne heure, et ne l’abandonnèrent jamais pendant tout le cours de sa vie139.

Ce portrait est issu en grande partie d’anecdotes, «  et bien que, par rapport aux histoires particulières, il faille sans doute faire la part du scandale et de l’exagération, cependant [pour George Grote] le type général du caractère est clairement marqué et suffisamment établi dans toutes »140. Le ton est donné : Alcibiade n’est pas une figure

que George Grote juge positive, même s’il lui reconnaît quelques qualités :

[Dès le début de sa vie publique,] il ne tarda pas à déployer son énergie, sa décision et son talent pour le commandement, qualités qu’il possédait à un degré peu ordinaire. Depuis le commencement jusqu’à la fin de sa vie politique si remplie d’événements, il montra une combinaison de hardiesse dans le dessein, de ressources dans l’organisation de ses projets et de vigueur dans leur exécution, – que ne surpassa aucun des Grecs de son temps ; et ce qui le distinguait entre tous, c’était sa souplesse extraordinaire de caractère et son art achevé de s’adapter à de nouvelles habitudes, à de nouvelles nécessités et à de nouvelles personnes toutes les fois que les circonstances l’exigeaient141.

Toutefois, ces qualités ne peuvent ni compenser les vices d’Alcibiade, ni renverser le jugement que George Grote porte sur lui. Cette attitude de l’historien anglais s’explique, en partie du moins, par l’objectif qu’il se fixe en écrivant son History of Greece. Ce dernier a été étudié avec précision par Pierre Pontier que nous citons :

L’orientation générale de l’œuvre tend par suite à infléchir l’image consensuelle d’un Thucydide rationaliste, objectif et impartial. Grote juge l’historien grec de façon relativement critique : en cherchant à restaurer la réputation des sophistes et de certains hommes politiques (Cléon en particulier), il remet en cause l’objectivité de l’historien, reprenant le reproche bien connu, selon

138 Grote 1866 IX, p. 301 : « En mentionnant actuellement Alcibiade pour la première fois, j’ai un peu anticipé sur des chapitres futurs, afin de donner une idée générale de son caractère, qui sera expliqué ci-après. Mais au moment où nous sommes parvenu (mars, 420 av. J.-C.), le lionceau était encore jeune et n’avait pas encore acquis toute sa force ni montré ses griffes entièrement poussées. »

139 Grote 1866 IX, p. 289-290. 140 Grote 1866 IX, p. 290-291.

141 Grote 1866 IX, p.  299. Immédiatement après cet extrait, G.  Grote compare Alcibiade à Thémistocle, ce qui ne s’entend pas uniquement en bonne part, car, selon lui, les deux hommes se ressemblent par « l’habileté et la vigueur » aussi bien « que par le manque de principe public et par l’indifférence quant aux moyens ».

lequel Thucydide ne pouvait pardonner à Cléon son implication dans sa condamnation à l’exil après son échec militaire à Amphipolis142.

La réhabilitation de Cléon débute dès la première apparition de son nom143. George

Grote décrit son caractère d’après Thucydide et Aristophane, des sources qu’il approche de manière critique, et avec un a priori négatif dans ce cas précis. Cette

première description se conclut par le premier reproche à l’encontre d’Alcibiade :

Des hommes de la classe moyenne, tels que Cléon et Hyperbolos, qui parlaient sans cesse dans l’assemblée et tâchaient d’y prendre un rôle dominant, contre des personnes qui avaient de plus grandes prétentions de famille qu’eux, devaient être assurément des hommes d’une audace plus qu’ordinaire. Sans cette qualité, ils n’auraient jamais triomphé de l’opposition qui leur était faite. Il est assez probable qu’ils la possédaient à un degré choquant, – et même, s’ils ne l’avaient pas eue, la même mesure d’arrogance que le rang et la position d’Alcibiade faisaient supporter en lui, eussent passé chez eux pour une impudence intolérable144.

Le corollaire de son examen de Cléon est une entreprise de dénigrement des hommes politiques athéniens qui n’appartiennent pas à « la classe moyenne ». Alcibiade n’est pas la seule cible dans cette entreprise. George Grote s’en prend au parti des aristocrates – entendu comme ceux qui ont des origines aristocratiques –, dont il voit les plus éminents représentants en Nicias et Alcibiade145. L’historien anglais propose alors une

lecture atypique de ces deux Athéniens. Tout en commentant leur opposition, George Grote voit en eux les deux responsables de l’affaiblissement de la puissance athénienne, tandis qu’il attribue à Cléon la clairvoyance, vertu traditionnellement péricléenne. Par exemple, à propos de la perte d’Amphipolis et des décisions athéniennes, prises ou à prendre, à cet égard, il note :

Elle n’avait été perdue que par une négligence impardonnable de la part de leurs généraux [aux Athéniens] ; et une fois perdue, nous nous serions attendu à voir Athènes déployer sa plus grande énergie pour la recouvrer, d’autant plus que, si elle était une fois recouvrée, on pouvait la rendre sûre et la conserver comme possession dans l’avenir. Cléon est le seul homme influent qui déclare

142 Pontier 2010 p. 635. P. Pontier rappelle en outre que G. Grote écrit son History of Greece à

partir de 1846, « en réaction à l’History of Greece du conservateur Mitford hostile à la démocratie

athénienne ».

143 Grote 1866 VIII, p. 293-297.

144 Grote 1866 VIII p. 298. Cette occurrence est absente de l’entrée Alcibiade de l’index général

de l’édition française de Grote. Nous avons francisé la graphie des noms propres cités par G. Grote.

145 À ce propos, voir Pontier 2010 p. 638 qui cite Mérimée (Mélanges historiques et littéraires,

1855, p. 184) à propos de l’imparfaite impartialité de G. Grote, « spectateur de la lutte qui partage l’Europe entre la démocratie et l’aristocratie ». Sur la réhabilitation de Cléon par G. Grote, voir Lafargue 2013, p. 31-33.

immédiatement à ses compatriotes cette importante vérité, à savoir qu’elle ne peut jamais être recouvrée que par la force146.

Dans son analyse, il note l’échec de Cléon devant Amphipolis, mais il en partage la responsabilité entre l’« incapacité comme commandant » de Cléon et l’« antipathie » d’une partie de l’armée pour ce chef. Quelques lignes plus loin, il poursuit en rejetant les actions de Nicias et d’Alcibiade, tandis qu’il met en lumière la juste prédiction de Cléon.

Mais après une série d’actes diplomatiques qui montrent autant de crédulité niaise de Nicias que de perfidie égoïste dans Alcibiade, le résultat sur lequel Cléon avait insisté devient évident, à savoir que la paix ne leur rendra pas Amphipolis, et qu’ils ne peuvent la ravoir que par la force147.

Les années 421 et 420 sont pour George Grote les prémices de «  la déplorable catastrophe qui sera développée dans le volume suivant [le tome XI], – où elle [Athènes] est amenée à deux doigts de sa perte par les défauts combinés de Nicias et d’Alcibiade ; car, par un singulier malheur, elle ne recueille le bénéfice des bonnes qualités ni de l’un ni de l’autre »148. Une fois la supériorité de Cléon démontrée, il établit une hiérarchie

dans les responsabilités qu’il a assignées aux deux aristocrates lorsqu’il rapporte le second exil d’Alcibiade après la défaite de Notion :

Nicias, à le considérer comme serviteur de l’État, fut beaucoup plus funeste à son pays qu’Alcibiade. Le tort fait à Athènes par ce dernier consista surtout dans les services qu’il rendit à ses ennemis149.

Nous entrons ici dans la seconde partie de l’interprétation de George Grote. Si Alcibiade est un personnage négatif auquel il oppose Cléon, il juge Nicias plus

146 Grote 1866 X, p. 51. L’attaque à l’encontre de Thucydide, un de ces deux « généraux » responsables de la perte d’Amphipolis, est à peine voilée.

147 Grote 1866 X, p. 51. Notons que, si elle est orientée, l’entreprise de G. Grote n’implique pas une interprétation erronée de tous les faits historiques. Dans le cas précis d’Amphipolis, l’impossibilité de recouvrer la place autrement que par la force est exacte. Toutefois, G. Grote simplifie le problème. Les Athéniens n’ont jamais réussi à maintenir la région sous leur autorité pendant une longue période, encore moins sans faire appel à des alliés locaux, ce qu’il interprète comme une demi-mesure manquant d’énergie.

148 Grote 1866 X, p. 52. G. Grote détaille ces défauts précédemment : Nicias est un homme de « caractère inerte et incapable d’un effort décidé et énergique » ; pour Alcibiade « les défauts de son caractère politique, [sont] plus dangereux encore que ceux de Nicias, – la passion pour des nouveautés brillantes, précaires, infinies et même périlleuses ».

149 Grote 1866 XI, p. 245-246. G. Grote rejoint ici l’avis de Plutarque, Comparaison entre Nicias et Crassus, 2.

sévèrement encore150. Ce dernier est de « la plus triste incapacité publique », ce que

les Athéniens ne perçoivent pas puisqu’« elle [est] couverte par la piété, le décorum, de bonnes intentions et une haute position ». Pour illustrer son jugement, l’historien anglais produit même une “fausse” citation dans une note de bas de page, « dans le dessein de jeter du jour sur le contraste entre Alcibiade et Nicias »151 :

καὶ δημοσίᾳ κάκιστα διαθέντα τὰ τοῦ πολέμου, ἰδίᾳ ἕκαστοι τὰ ἐπιτηδεύματα αὐτοῦ ἀγασθέντες, καὶ αὐτῷ ἐπιτρέψαντες, οὐ διὰ μακροῦ ἔσφηλαν τὴν πόλιν.

La traduction en serait :

et, bien que, pour la cité, il eût pris les plus mauvaises décisions relatives à la guerre, comme, dans le privé, ils admiraient chacun ses façons, ils ne tardèrent pas à perdre la cité en lui confiant les affaires152.

Nous voyons ici le classement général que George Grote applique aux trois adversaires que sont Cléon, Alcibiade et Nicias. Malgré les nuances que la comparaison avec Nicias introduit, la vision d’Alcibiade reste négative dans son ensemble. Il est, pour l’historien anglais, « essentiellement un homme d’action », dépourvu d’éloquence : «  un exemple mémorable de brillantes qualités, tant pour l’action que pour le commandement, ruinées et transformées en instruments de mal par l’absence complète de moralité publique et privé »153.

*

Pour conclure cette étude du portrait d’Alcibiade par George Grote, resitué dans l’entreprise globale de l’auteur, il est nécessaire de faire quelques remarques sur la

150 Sur ce point précis, les analyses de G. Grote sont intéressantes et présentent des similitudes avec des lectures récentes de Thucydide.

151 Grote 1866 XI, p. 245 n. 1. G. Grote précise bien que « ces derniers mots grecs ne sont pas

une citation réelle, mais une transformation des mots réels de Thucydide » qu’il a cité à la page précédente. Il s’agit du passage VI, 15, 4 dont voici le texte exact de Thucydide, cité précédemment par Grote : καὶ δημοσίᾳ κράτιστα διαθέντι τὰ τοῦ πολέμου ἰδίᾳ ἕκαστοι τοῖς ἐπιτηδεύμασιν αὐτοῦ ἀχθεσθέντες, καὶ ἄλλοις ἐπιτρέψαντες, οὐ διὰ μακροῦ ἔσφηλαν τὴν πόλιν. Dans la citation du corps de texte, nous indiquons en gras les modifications faites par G. Grote.

152 Nous avons repris la traduction de Thucydide (CUF) par L. Bodin et J. de Romilly et l’avons modifiée en suivant les transformations de G. Grote.

Il faut également noter que la comparaison entre Nicias et Alcibiade fournit à G. Grote l’occasion de formuler quelques critiques à l’égard de la démocratie athénienne. Défenseur de ce régime, il adopte néanmoins une attitude critique envers le respect pour l’incapacité lorsqu’elle est accompagnée de piété.

méthodologie de l’historien anglais. Son érudition est incontestable. Il connaît et manie bien les sources littéraires. En revanche, s’il leur applique une lecture critique, sa méthodologie est parfois incohérente. D’une manière générale, il suspecte toujours les sources postérieures, au point de parfois les écarter en leur refusant toute utilité. C’est l’attitude qu’il adopte par exemple à l’encontre du Pseudo-Andocide. À juste titre, George Grote reconnaît le Contre Alcibiade comme un discours composé plus

tardivement au ive siècle, dans une école de rhétorique. De ce constat, il déduit que le

texte n’est ni fiable, ni exploitable, n’étant pas contemporain :

Je pense que la duplication alléguée du tribut par Alcibiade, que Thucydide ne mentionne nulle part, n’est appuyée par aucune bonne preuve, et je ne puis croire non plus qu’il soit jamais parvenu à la somme de douze cents talents.154

Dans ce cas précis, la méthode et l’argumentation de George Grote sont contestables. S’il critique l’impartialité de Thucydide à propos de Cléon, pour la réévaluation du tribut il utilise le silence de l’historien afin de prouver qu’un fait n’a pas existé, et ainsi rejeter les autres sources qui le rapportent. Dans une longue note de bas de page, il étend ce raisonnement à Andocide et à Eschine. Son argumentation reste fondée sur l’éloignement temporel de ces orateurs par rapport au fait historique. Pourtant, il conclut sa réfutation en utilisant une « assertion de Plutarque, empruntée probablement à Eschine, disant que les démagogues élevèrent graduellement (κατἀ μικρὸν) le

tribut jusqu’à 1,300 talents (Plutarque, Aristeid. c. 24). » Le paradoxe est étrange : Eschine n’est pas une source sûre pour étudier le ve siècle, contrairement à Thucydide

– pourtant partial au sujet de Cléon –, mais Plutarque citant Eschine est assez crédible pour confirmer les hypothèses de l’historien moderne. Cet exemple permet de voir que, lorsqu’il ne s’applique pas à réhabiliter Cléon, George Grote accorde une confiance supérieure à Thucydide jusque dans ce qu’il considère comme des silences significatifs.