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Caractéristiques du portrait thucydidéen d’Alcibiade

3. Bilan provisoire des sources

3.2. Caractéristiques du portrait thucydidéen d’Alcibiade

Nous souhaitons également faire trois réflexions préliminaires à propos du texte de Thucydide en ce qui concerne Alcibiade. La première correspond aux propriétés intrinsèques du portrait dressé par Thucydide, tandis que la deuxième relève des problèmes méthodologiques que l’historien moderne peut rencontrer, et enfin la troisième est liée à une interprétation moderne induite.

3.2.1. Propriétés intrinsèques

Le portrait d’Alcibiade par Thucydide s’articule autour de trois passages dans lesquels Thucydide se prononce personnellement à propos de son compatriote. Il s’agit de la première apparition d’Alcibiade (V, 43), du préambule de son discours sur l’expédition de Sicile (VI, 15), et enfin du jugement par l’historien de l’action d’Alcibiade en 411, lorsqu’il empêche une expédition des Athéniens de Samos contre le Pirée (VIII, 86). La littérature scientifique leur a donné une position prépondérante dans le portrait thucydidéen d’Alcibiade. Toutefois, leur analyse ne va pas sans difficulté.

Tout d’abord, au moins un de ces trois passages (VI, 15) est le produit d’une rédaction qui prend en considération des événements postérieurs d’au moins un an par rapport à l’instant du récit dans lequel le jugement de Thucydide est intégré. Comme il s’agit du texte où Thucydide élabore une dichotomie entre comportement privé et décisions publiques d’Alcibiade, il convient de s’interroger sur les décisions auxquelles Thucydide fait allusion. Thucydide ayant attribué peu de faits relatifs à la conduite de la guerre au livre V, il serait facile de voir ici un jugement a posteriori qui ne fait pas référence aux qualités d’Alcibiade

de 415, mais davantage aux décisions qu’il prendra dans la guerre en Ionie. De notre côté, cela ne nous semble pas évident, et nous démontrerons que, selon nous, il s’agit bien d’un jugement qui s’accorde avec les décisions prises par Alcibiade avant 415.

Ensuite, le jugement émis au livre VIII est sans aucun doute un éloge d’Alcibiade. Toutefois, la place exacte qu’il faut lui accorder dans la vision générale de Thucydide n’est pas évidente. À la première lecture, il ne semble pas s’accorder avec le jugement de Thucydide du livre VI. Or, l’édition de VIII, 86 n’est pas assurée, et les commentateurs modernes se sont saisis des différentes leçons des manuscrits pour appuyer leurs interprétations du personnage d’Alcibiade. Nous souhaitons donc dresser un état des lieux de ce problème spécifique et proposer une lecture renouvelée.

Enfin, s’il est vrai que ces trois passages occupent une place importante dans l’analyse de Thucydide, dans la mesure où il s’y prononce personnellement, le portrait d’Alcibiade n’est pas élaboré, nous semble-t-il, d’une manière figée, et le réduire à ces trois passages conduit à une lecture trop partielle, voire partiale. Nous proposerons, au contraire, un portrait en mouvement et en évolution dans une période elle-même mouvante et contrastée. Ainsi, avant d’étudier plus précisément les analyses personnelles de Thucydide, nous nous attacherons à mettre en lumière les méthodes de construction du personnage d’Alcibiade employées par l’historien, mais dans cette perspective et ce cadre général, moins réducteurs que ne le serait une étude plus biographique, limitée à un individu et plus axée par nature sur sa psychologie.

3.2.2. Problèmes méthodologiques

En dehors d’une apparition marginale au livre VII, Alcibiade n’est présent que dans les livres V, VI et VIII de Thucydide. Pour deux d’entre eux, Thucydide adopte soit une forme – pour le livre V –, soit une méthode différente – pour le livre VIII.

a. Chronologie du livre VIII

Le cas du livre  VIII est le plus connu. Comme nous l’avons déjà mentionné, Thucydide abandonne la méthode du récit chronologique pour lui préférer un compte rendu des opérations en fonction du théâtre des opérations. Cette nouvelle méthode contraint l’historien à faire des retours en arrière pour exposer162, et aussi préciser,

des faits qui doivent être compris comme simultanés à une action antérieure. Ces

162 Sur les théories du livre VIII comme état de rédaction intermédiaire, voir infra p. 54. Lors

de la soutenance, U. Fantasia a discuté cette vision de Thucydide abandonnant la méthode chronologique en rappelant les autres exemples antérieurs au livre VIII et la complexification du récit pour les années 413-411.

insertions ont été identifiées et étudiées par Ulrich von Willamowitz, Louis Bodin et Édouard  Delebecque163. Le passage d’Alcibiade auprès de Tissapherne et son

rapprochement des Athéniens de Samos correspond précisément au retour en arrière qui a été mis en lumière par Édouard Delebecque.

Nous avons déjà signalé la première conséquence de ce changement de méthode pour notre étude : il est impossible de placer dans une chronologie précise les étapes du changement de camp d’Alcibiade en 411. Il nous reste à signaler les conséquences plus étendues de ce problème méthodologique. Pour nombre d’événements de la période 412/1, Thucydide est en réalité notre seule source. C’est le cas, par exemple, dans l’épisode pourtant fondamental de la réduction de la solde par Tissapherne. Xénophon fournit la suite de cette affaire, mais à une époque où elle est devenue une question entre les Perses et les Péloponnésiens uniquement, sans aucune intervention d’Alcibiade. Plutarque reproduit quant à lui le récit général de Thucydide. Il montre l’influence d’Alcibiade auprès du satrape, mais il efface toute l’intervention d’Alcibiade dans l’épineuse question du paiement des financements perses promis. Nous n’en trouvons aucune trace chez Diodore de Sicile, Cornélius Népos et ou encore Justin. Ainsi, au moment même où Thucydide cesse de construire un récit chronologiquement ordonné, il devient aussi notre seule et unique source, et tous les raisonnements des commentateurs dépendent de son analyse sans qu’elle puisse être confrontée à une autre source.

En l’absence d’autres sources, et pour rendre intelligible la succession des événements, nous sommes obligés de recomposer nous-mêmes le texte de Thucydide. Le découpage et la recomposition les plus aboutis et les plus satisfaisants restent ceux d’Édouard Delebecque. Sans les remettre en cause, nous souhaitons rappeler que cette recomposition de la chronologie ne va pas sans constater des contradictions internes au texte de Thucydide. Ainsi, dans le cas de VIII, 45-54, Édouard Delebecque situe la première scène grâce à trois indices chronologiques donnés à l’intérieur de cette même scène : 1° cette scène se situe avant le départ des Péloponnésiens pour Rhodes  ; 2°  les Péloponnésiens suspectent Alcibiade depuis la mort de Chalcideus et la bataille de Milet. Ces éléments lui font placer les conseils d’Alcibiade comme étant contemporains des événements du chapitre 29 où Tissapherne avertit les Péloponnésiens de son intention de diminuer la solde à trois oboles à l’avenir. Nous souscrivons à cette hypothèse. Les analogies sont trop nombreuses entre les deux passages pour la rejeter. Toutefois, cette recomposition a également une conséquence fâcheuse. D’une part, elle accentue le rôle d’Alcibiade, et 163 Éd. Delebecque (1965, p. 77-78) fait une synthèse claire des travaux de ses prédécesseurs. Nous donnons les références des textes de U. von Willamowitz (Thukydides, Berlin, 1908, p. 578-618) et

d’autre part, elle donne à la décision de Tissapherne de ne plus payer la solde un caractère définitif et tranché qui ne s’accorde pas avec le cours des événements rapportés en VIII, 36 où Thucydide signale que la solde est toujours payée de manière suffisante et que les Péloponnésiens possèdent encore de nombreuses ressources financières (butin…). Que ces excursus chronologiques aient été voués à être intégrés dans le récit après des étapes de relecture et de transformation par Thucydide, ou bien qu’ils aient simplement vocation à donner des explications supplémentaires rétrospectivement, il faut rappeler que le livre VIII est avant tout une construction dont l’appréhension n’est pas aisée. Nous y reviendrons précisément dans notre dernière partie.

b. Sujet et densité du livre V

Le problème méthodologique posé par le livre V est causé par deux facteurs : 1° le sujet de Thucydide, et 2° la densité chronologique du livre.

Tout d’abord, rappelons schématiquement la structure générale de ce livre :

Structure du livre V de Thucydide

Références Fonction

V, 1-20 Dixième année de la guerre : la trêve est reconduite jusqu’aux jeux Pythiques ; reprises des hostilités et bataille d’Amphipolis. V, 21-24 Onzième année de la guerre : paix de Nicias.

V, 25 Transition : les Corinthiens cherchent à perturber la paix V, 26 Seconde préface de Thucydide.

V, 27-84 Récit condensé de la douzième à la quinzième année de la guerre : échanges diplomatiques et opérations dans le Péloponnèse. V, 84-114 Dialogue des Méliens et des Athéniens, intégré à la quinzième année de la guerre. V, 115-116 Épilogue du livre : retour sur la situation d’Argos et de Mélos.

Dans son récit condensé de la douzième année à la quinzième année incluse, Thucydide continue de marquer le déroulement des saisons et la fin de chaque année. Il ne change par conséquent pas de méthode ; toutefois, son sujet évolue comme il prend soin de le préciser dans sa seconde préface. Ces années de guerre sont des années de paix qu’il interprète comme une continuation de la guerre. Nous sommes ici dans la configuration inverse de la célèbre phrase de Carl von Clausewitz : ce n’est pas la guerre qui est la continuation des relations politiques164 ; ce sont les relations politiques, et

plus exactement la diplomatie dans notre cas, qui poursuivent la guerre d’Archidamos. 164 Voir C. von Clausewitz, De la guerre, VIII, 5 « Définition plus précise du but de la guerre

Dès lors, quoi d’étonnant de voir Thucydide abréger son récit et lui donner en peu d’espace une densité telle que les événements sont souvent obscurs ?

Dans le récit abrégé de ces années, il est important de distinguer deux phases qui permettent de mieux comprendre la structure interne de Thucydide. La première phase débute en V, 25 et s’achève en V, 48. Thucydide l’ouvre ainsi :

οἱ δὲ Κορίνθιοι καὶ τῶν ἐν Πελοποννήσῳ πόλεών τινες διεκίνουν τὰ πεπραγμένα, καὶ εὐθὺς ἄλλη ταραχὴ καθίστατο τῶν ξυμμάχων πρὸς τὴν Λακεδαίμονα.

Mais les Corinthiens et certains États du Péloponnèse cherchaient à secouer le nouvel état de choses et d’autres troubles ne tardèrent pas à se manifester, mettant Sparte aux prises avec ses alliés.165 Puis la clôture : Κορίνθιοι δὲ Ἀργείων ὄντες ξύμμαχοι οὐκ ἐσῆλθον ἐς αὐτάς, ἀλλὰ καὶ γενομένης πρὸ τούτου Ἠλείοις καὶ Ἀργείοις καὶ Μαντινεῦσι ξυμμαχίας, τοῖς αὐτοῖς πολεμεῖν καὶ εἰρήνην ἄγειν, οὐ ξυνώμοσαν, ἀρκεῖν δ’ ἔφασαν σφίσι τὴν πρώτην γενομένην ἐπιμαχίαν, ἀλλήλοις βοηθεῖν, ξυνεπιστρατεύειν δὲ μηδενί. Οἱ μὲν Κορίνθιοι οὕτως ἀπέστησαν τῶν ξυμμάχων καὶ πρὸς τοὺς Λακεδαιμονίους πάλιν τὴν γνώμην εἶχον.

Quant aux Corinthiens, bien qu’alliés aux Argiens, ils n’y adhérèrent pas ; et même, lorsque avait été conclue, avant cela, une alliance défensive et offensive entre Éléens, Argiens et Mantinéens, prévoyant que ces derniers seraient soit en guerre soit en paix avec les mêmes peuples, ils ne s’y étaient pas associés : ils avaient déclaré se contenter de l’alliance défensive conclue primitivement et prévoyant l’envoi de secours mutuels, mais pas d’entreprises communes contre personnes  ; c’est ainsi que les Corinthiens s’étaient détachés de leurs alliés ; et ils inclinaient de nouveau vers Sparte.166

La seconde phase est donc constituée par un retour à la normale. Chacun des deux camps s’est reconstitué, les alliances naturelles se sont reformées.

Ainsi, les premières actions d’Alcibiade ne sont que la conclusion d’échanges diplomatiques dans lesquels les Athéniens et les Lacédémoniens sont au second plan dans un premier temps.

De cette évolution du sujet, découle un problème méthodologique. Au livre V, la diplomatie n’est pas qu’officielle. Cela vient justement du fait qu’à l’intérieur des alliances, comme à l’intérieur des cités, les avis sont partagés. Chaque parti tente d’influencer la politique, tout naturellement par des réseaux privés lorsqu’ils ne sont pas les plus influents dans leur cité ou leurs alliances. Les cités, comme les individus se livrent à ce type d’action.

165 V, 25, 1. 166 V, 48, 2.

3.2.3. Problèmes d’interprétation

Le portrait d’Alcibiade est lié à l’analyse de l’impérialisme athénien, mais dans le même temps, il est ambivalent. Or, si le lien avec l’analyse de Thucydide est certes indiscutable, il a conduit la critique moderne à surtout considérer Alcibiade comme l’auteur d’un tournant impérialiste.

La vie d’Alcibiade chez Thucydide se décompose en quatre périodes. Nous trouvons les débuts quand Alcibiade tente de poursuivre, pendant la paix de Nicias, l’encerclement du Péloponnèse par des voies diplomatiques. Pendant ces six années, Alcibiade apparaît comme un fervent défenseur de la politique de conquête prônée par une partie de la classe politique athénienne. Le projet échouant, arrive en 415 l’expédition de Sicile que Jean Hatzfeld appelle « le grand dessein ». Vient ensuite la période du conseiller des Lacédémoniens qui évolue en celle de l’homme de terrain. Thucydide amorce alors l’avant dernière période de la vie d’Alcibiade, celle de son retour, que Xénophon poursuit avant de rapporter le second exil. C’est selon cette approche de Thucydide, suivi par Xénophon, que nous structurerons notre étude en fonction des quatre grandes périodes de la vie d’Alcibiade, qui témoignent de son évolution comme, dans une certaine mesure, de celle de Thucydide à son égard.

Le découpage chronologique de la vie d’Alcibiade dans le récit de Thucydide est une chose complexe, et il a des conséquences. Celui qu’a choisi Jean Hatzfeld a influencé la plupart des travaux biographiques, et peut-être l’édition française de la Vie d’Alcibiade

par Robert Flacelière et Émile Chambry. Pour les biographies, l’influence est certaine chez Walter Ellis, Jacqueline de Romilly et Peter. J. Rhodes. Le plan général est le suivant :

- l’enfance ;

- les débuts en politique : l’alliance argienne ; les premières années de stratégie ; - le grand dessein : l’expédition de Sicile ;

- le rappel et la trahison : le conseiller des Spartiates et les opérations en Ionie ; - le retour : récit amorcé par Thucydide et continué par Xénophon ;

- le second exil : après la bataille de Notion, rapportée par Xénophon.

Cependant, il s’agit là d’un découpage qui prend uniquement en compte la chronologie, et qui peut en ce sens être critiqué. Ainsi, les débuts en politique et l’expédition de Sicile, peuvent tout à fait être réunis en une seule et même période thématique : celle de la tentative d’accroissement de l’empire athénien par l’acquisition de nouvelles

forces orientées contre les Péloponnésiens167. Suivraient ensuite les périodes de la

trahison, du retour et de la tentative de restauration de l’archè athénienne, et enfin le

second exil. Cette question du découpage que nous soulevons ici est importante, car elle conditionne, au moins dans la forme, le sens que l’on attribue à l’expédition de Sicile dans l’évolution de l’impérialisme athénien. En outre, nous rappelons que le découpage de la vie d’Alcibiade en périodes chronologiques, et l’interprétation qu’il contient, est fondé sur des sources partielles. En effet, dans le cas de Thucydide, il est nécessaire d’insister sur l’inégale présence d’Alcibiade dans les quatre derniers livres de La Guerre du Péloponnèse. Introduit au livre V, son rôle s’accroît jusqu’à

son discours à Sparte, mais les opérations dans le Péloponnèse, c’est-à-dire la période qui va de son apparition à l’expédition de Sicile, restent peu détaillées comme nous l’avons montré. Il disparaît ensuite du récit et est quasi absent du livre  VII, dédié exclusivement aux opérations en Sicile. Cela ne signifie pas qu’il reste inactif, mais plutôt que Thucydide concentre son récit sur un seul front, et pour cela choisit de ne pas rapporter les événements à Sparte168. Nous avons donc un vide de trois années, où

Alcibiade poursuit son action sans que Thucydide ne donne davantage de détails.