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Comme Thémistocle avant lui, Alcibiade demande l’asile à ceux qu’il a combattus et propose de se mettre à leur service. Thucydide rapporte un discours qu’il tient devant l’assemblée lacédémonienne en présence d’ambassadeurs corinthiens et syracusains. Il est probable qu’Alcibiade a déjà exprimé ses vues, soit à l’assemblée, soit dans les milieux qui l’ont accueilli, car avant ce discours, les Lacédémoniens ont déjà décidé l’envoi d’une ambassade. C’est pour les encourager à prendre des mesures plus importantes – l’envoi d’un secours armé – qu’il parle à nouveau.

103 Seul Cornélius Népos (Alcibiade, 4, 3) donne une autre version : Alcibiade quitte la Sicile

avec l’intention de se rendre à Athènes. Cette version peut être rapprochée d’une remarque de Plutarque (Alcibiade, 22, 3). Nous n’accordons pas foi à cette version qui, si elle est acceptée, ne

s’accorde pas avec les révélations d’Alcibiade à propos de Messine que nous mettons en avant. 104 Hatzfeld 1951, p. 206. À l’opposé voir Delebecque 1965, p. 216-217.

105 Une autre explication pourrait être avancée. En faisant échouer la prise de Messine, Alcibiade chercherait à mettre en pause l’expédition. Ainsi, dans le cas d’un acquittement, il reviendrait et reprendrait le cours des événements là où il l’avait laissé. Par là même, il mettrait en évidence l’inaction et l’incapacité de Nicias pendant son absence. Cette hypothèse s’accorderait avec l’exposé des faits d’Isocrate, et en partie avec le texte de Plutarque. Toutefois, elle est difficilement soutenable, car le coup porté à la position des Athéniens en Sicile est bien trop important.

Il s’agit de la seconde prise de parole d’Alcibiade au style direct dans l’ensemble de l’œuvre. Elle occupe les chapitres 89 à 92 du livre VI106. Son contenu a conduit Jacqueline

de Romilly à intituler le chapitre dans lequel elle le décrit : « En exil : l’apologie de la trahison »107. Les propos sont connus, nous les décrivons donc sommairement.

Dans le chapitre 89, Alcibiade justifie son action passée, à savoir son opposition à Sparte manifestée dans l’alliance argienne ; ainsi que l’adhésion ancestrale de sa famille au régime démocratique. Dans le chapitre suivant, il présente l’étendue du projet de l’expédition de Sicile, c’est-à-dire une conquête au moins partielle de la Méditerranée occidentale dans le but d’affronter les Péloponnésiens avec des forces supérieures. De 91 à 92, 1, Alcibiade donne des conseils pratiques : en Sicile, une intervention militaire rapide est nécessaire pour éviter la chute de Syracuse. À cette occasion, il ne révèle pas les difficultés athéniennes, et tout particulièrement celles qui sont dues au caractère hésitant de Nicias. Par ailleurs, dans son explication, il lie la nécessité d’intervenir à la fois là-bas et en Grèce pour le bien du Péloponnèse. En d’autres termes, il conseille aux Spartiates de créer deux fronts et, en Grèce, de concentrer leur action sur l’approvisionnement des Athéniens en fortifiant Décélie. Dans la dernière partie de son discours (92, 2-5), Alcibiade se livre à un véritable plaidoyer. Toute son action se trouve justifiée par l’amour de sa patrie. C’est parce qu’il est φιλόπολις108

qu’Alcibiade peut prendre les armes contre sa cité, combattre avec les ennemis de l’extérieur, dans le but de la reconquérir et de vaincre ses ennemis de l’intérieur. Nous citons les dernières phrases du discours qui ne laissent planer aucune ambiguïté sur le rôle exact qu’Alcibiade souhaite désormais jouer à Sparte :

Οὕτως ἐμοί τε ἀξιῶ ὑμᾶς καὶ ἐς κίνδυνον καὶ ἐς ταλαιπωρίαν πᾶσαν ἀδεῶς χρῆσθαι, ὦ Λακεδαιμόνιοι, γνόντας τοῦτον δὴ τὸν ὑφ’ ἁπάντων προβαλλόμενον λόγον, ὡς εἰ πολέμιός γε ὢν σφόδρα ἔβλαπτον, κἂν φίλος ὢν ἱκανῶς ὠφελοίην, ὅσῳ τὰ μὲν Ἀθηναίων οἶδα, τὰ δ’ ὑμέτερα ᾔκαζον· καὶ αὐτοὺς νῦν νομίσαντας περὶ μεγίστων δὴ τῶν διαφερόντων βουλεύεσθαι μὴ ἀποκνεῖν τὴν ἐς τὴν Σικελίαν τε καὶ ἐς τὴν Ἀττικὴν στρατείαν, ἵνα τά τε ἐκεῖ βραχεῖ μορίῳ ξυμπαραγενόμενοι μεγάλα σώσητε καὶ Ἀθηναίων τήν τε οὖσαν καὶ τὴν μέλλουσαν δύναμιν καθέλητε, καὶ μετὰ ταῦτα αὐτοί τε ἀσφαλῶς οἰκῆτε καὶ τῆς ἁπάσης Ἑλλάδος ἑκούσης καὶ οὐ βίᾳ, κατ’ εὔνοιαν δὲ ἡγῆσθε.

Ainsi je demande, en ce qui me concerne, que vous usiez de moi, Lacédémoniens, pour tous dangers et tâches pénibles, sans appréhension, en reconnaissant, comme tous, je crois, l’avancent, que si vraiment comme ennemi je vous portais de rudes coups, je puis, comme ami, vous servir assez bien, d’autant que pour Athènes je sais les choses, alors que j’en étais, pour vous, réduit aux conjectures. Et quant à vous, aujourd’hui conscients de délibérer sur les intérêts les plus hauts, que l’envoi d’une double expédition en Sicile et en Attique ne vous fasse pas reculer – cela afin que, tout en assurant là-bas, par le concours d’un faible contingent, des intérêts considérables, vous

106 Pour notre commentaire du discours d’Alcibiade, voir infra p. 239-252 chap. 5.

107 Voir Romilly 1995, p. 125-142.

ruiniez radicalement, présente et à venir, la puissance d’Athènes, et qu’après cela vous puissiez vivre vous-mêmes en sécurité chez vous et voir la Grèce tout entière se ranger librement, et non par force, mais de bonne amitié, sous votre hégémonie.109

Deux premières remarques doivent être faites. Tout d’abord, son argument sur les renseignements dont il dispose à propos des Athéniens est sans aucun doute réel. En Sicile, il sait qu’il dispose de temps : la position des Athéniens n’est pas encore solide, et Nicias ne souhaite pas mener une action efficace. À Athènes, il connaît les dissensions internes et les luttes de partis dont il vient de faire les frais. En outre, après plusieurs stratégies, il est renseigné sur les voies de ravitaillement vitales pour les Athéniens. Ensuite, en se mettant ainsi à leur service, Alcibiade offre aux Lacédémoniens rien de moins que de prendre la place des Athéniens. Il leur propose un rôle de libérateurs qui les conduira à l’hégémonie sur la Grèce110.

Son objectif de stimuler l’ardeur et l’énergie des Lacédémoniens est atteint111. Par sa

rhétorique, il réveille112 les Spartiates coutumiers des décisions lentes113 et emporte

leur consentement : Ὁ μὲν Ἀλκιβιάδης τοσαῦτα εἶπεν, οἱ δὲ Λακεδαιμόνιοι διανοούμενοι μὲν καὶ αὐτοὶ πρότερον στρατεύειν ἐπὶ τὰς Ἀθήνας, μέλλοντες δ’ ἔτι καὶ περιορώμενοι, πολλῷ μᾶλλον ἐπερρώσθησαν διδάξαντος ταῦτα ἕκαστα αὐτοῦ καὶ νομίσαντες παρὰ τοῦ σαφέστατα εἰδότος ἀκηκοέναι· ὥστε τῇ ἐπιτειχίσει τῆς Δεκελείας προσεῖχον ἤδη τὸν νοῦν καὶ τὸ παραυτίκα καὶ τοῖς ἐν τῇ Σικελίᾳ πέμπειν τινὰ τιμωρίαν. Καὶ Γύλιππον τὸν Κλεανδρίδου προστάξαντες ἄρχοντα τοῖς Συρακοσίοις ἐκέλευον μετ’ ἐκείνων καὶ τῶν Κορινθίων βουλευόμενον ποιεῖν ὅπῃ ἐκ τῶν παρόντων μάλιστα καὶ τάχιστά τις ὠφελία ἥξει τοῖς ἐκεῖ.

Tel fut en substance le discours d’Alcibiade. Les Lacédémoniens, qui songeaient d’eux-mêmes auparavant à faire une expédition contre Athènes, mais qui hésitaient encore et interrogeaient l’horizon, furent grandement renforcés dans leur intention par ces explications détaillées qu’il leur donna, et par l’idée qu’elles leur venaient de l’homme le plus sûrement informé. Ils s’attachèrent donc dès lors au projet de fortifier Décélie, et, en outre, d’envoyer, dans le moment même, quelque soutien aux gens de Sicile. Gylippe, fils de Cléandridas, fut désigné pour prendre le commandement des Syracusains ; et on le chargea de s’entendre avec eux et les Corinthiens pour

109 VI, 92, 5.

110 Ici les propos ne sont pas que rhétoriques. Il y a une réelle ambition lacédémonienne d’accéder à l’hégémonie sur la Grèce. Pour preuve, voir la difficile conciliation des intérêts lacédémoniens et perses dans la guerre en Ionie. Voir infra p. 393-400 chap. 9.

111 VI, 88, 10 : « mais ils [les Lacédémoniens] manquaient d’empressement pour fournir l’aide : Alcibiade, se présentant à la tribune, stimula l’ardeur des Lacédémoniens et leur énergie, en leur adressant en substance ce discours » (βοηθεῖν δὲ οὐ προθύμων ὄντων, παρελθὼν ὁ Ἀλκιβιάδης παρώξυνέ τε τοὺς Λακεδαιμονίους καὶ ἐξώρμησε λέγων τοιάδε).

112 Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23, 2.

voir selon les circonstances à faire parvenir un secours aux forces de là-bas, dans les conditions les meilleures et les plus rapides.114

Néanmoins, il faut aussi souligner qu’Alcibiade ne remporte pas une adhésion pleine et entière des Lacédémoniens à son projet. D’un point de vue individuel, il n’obtient pas le rôle qu’il souhaite. Les Spartiates ne l’emploieront pas sur le terrain avant l’hiver 413/2, et jusque-là, il n’est qu’un conseiller. D’un point de vue général, les hostilités en Grèce ne reprennent pas immédiatement. Dans la seule mention d’Alcibiade pour la dix-huitième année de la guerre (été 414-février 413) – et de tout le livre VII en fait –, il répète « la nécessité de fortifier Décélie et de ne pas faire languir les hostilités »115. La mise en œuvre de ses conseils est lente pour ce qui est

de la guerre en Grèce. Cela s’explique en partie par les préparatifs importants qu’elle nécessite116, mais également par une prise de conscience longue des Spartiates qui ne

réalisent pas avant l’hiver 414/3 les avantages d’une guerre menée en Sicile et en Grèce continentale117. Décélie n’est fortifiée qu’au printemps de la dix-neuvième année de

la guerre (mars-octobre 413)118, et Alcibiade est de nouveau actif à partir de l’hiver

de la même année.

Sources alternatives

Cornélius Népos, Alcibiade, 4, 7 : Seule la fortification de Décélie et l’intervention en Ionie

sont rapportées.

Diodore de Sicile, XIII, 7-9 : La chronologie est identique à celle de Thucydide, mais est plus compliquée à suivre. On retrouve chez Diodore le conseil d’intervenir en Sicile (7) et de fortifier Décélie (9), mais l’historien y intercale les premières actions de Gylippe en Sicile. Décélie n’apparaît qu’au moment effectif de la fortification. Deux détails importants distinguent Diodore de Thucydide : 1° ce sont les Lacédémoniens qui rompent la trêve ; et 2° Alcibiade participe en personne à l’occupation et à la fortification de Décélie.

Justin, Histoire universelle, V, 1  : Le récit de Justin est condensé sous la forme d’une

introduction à son livre V. Justin ne dit rien des conseils d’Alcibiade pour la Sicile et Décélie, et il le fait intervenir, après les défaites athéniennes en Sicile, c’est-à-dire à partir de l’été 413. Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23 : Les deux conseils sont donnés par Alcibiade, et Plutarque note

leur importance pour la suite des événements. Le biographe intègre, comme à son habitude, des anecdotes qui lui permettent d’illustrer, d’une part, la bonne intégration d’Alcibiade parmi la population lacédémonienne, et d’autre part, l’adultère de la femme d’Agis avec Alcibiade.

114 Thucydide, VI, 93, 1-2. Sur le verbe ἐπιρρώννυμι, voir Frazier 1997, p. 247.

115 VII, 18, 1 : καὶ ὁ Ἀλκιβιάδης προσκείμενος ἐδίδασκε τὴν Δεκέλειαν τειχίζειν καὶ μὴ ἀνιέναι τὸν πόλεμον.

116 Sur les difficultés de fortifier Décélie, voir Adcock 1947 contre Salmon 1946. 117 VI, 18, 2-4.