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Les sources postérieures

4. Plutarque, un cas à part

Plutarque est un cas unique dans notre corpus. Il est le premier biographe d’Alcibiade66. Il

le cite également à de nombreuses reprises, dans ses Vies comme dans ses Moralia. Il dispose

en outre d’une documentation importante67 qu’il ne se contente pas de recopier68. Enfin,

à travers toutes ses œuvres, il élabore un discours moral en suivant une méthode69. Pour

toutes ces raisons, Plutarque est à la fois un témoin essentiel et un acteur de la tradition antique d’Alcibiade. Témoin, car il rapporte la survivance de l’image d’Alcibiade dans la culture romaine en mentionnant sa statue érigée par les Romains70. Acteur, car à travers

son œuvre colossale, il interprète les faits anciens plus qu’il ne les raconte.

Nous étudierons dans notre quatrième chapitre comment le portrait moral qu’il brosse dans la Vie d’Alcibiade et sa Comparaison avec Coriolan fait écho à celui de Thucydide,

mais également à celui de Platon. Nous nous limitons donc ici à une brève étude de la vision d’Alcibiade dans les Vies, considérées comme un ensemble, et dans les Moralia.

*

Outre la biographie qui lui est dédiée, Alcibiade est cité dans les Vies de ses

contemporains (Périclès, Nicias et Lysandre), de ses prédécesseurs (Lycurgue), ou 66 Cornélius Népos le précède, mais son Alcibiade n’a pas l’ampleur de la Vie d’Alcibiade de

Plutarque, tant du point de vue quantitatif que pour ce qui est de la précision et de l’usage des sources. 67 Plutarque cite Thucydide, Aristophane, Eupolis ou encore Platon, mais il dispose également de sources socratiques très variées. À ce sujet, voir Alesse 2005.

68 Plutarque analyse les événements et ne reproduit pas toujours le regard de la source qu’il utilise. Par exemple, à propos de la flotte phénicienne qu’Alcibiade prétend avoir interceptée, Fr. Frazier (1996, p. 27) a montré que le biographe (Vie d’Alcibiade, 26, 7‑9) fait preuve de moins

de scepticisme que Thucydide (VIII, 87).

69 Nous renvoyons en premier lieu aux travaux de Fr. Frazier présents dans notre bibliographie, et tout particulièrement à Frazier 1996, p. 25‑27 (sur la stylisation des faits par Plutarque et les différences chronologiques qu’elle implique) ; p. 46‑48 (sur la tendance à l’exhaustivité).

70 Plutarque, Vie de Numa, 8, 10. Cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 26. À propos

de ces statues, voir Humm 2005 qui situe l’érection à la fin du ive ou au début du iiie siècle et

l’interprète comme une influence des modèles helléniques de Grande Grèce importée à Rome par les cités grecques d’Italie du sud.

de ses successeurs (Pélopidas, Démosthène, Flaminius et Antoine). Ses apparitions appartiennent à trois catégories : un rôle dans le déroulement des faits rapportés, c’est le cas dans les Vies des contemporains ; un simple détail biographique71 ; ou encore une

comparaison a posteriori. Nous détaillons le premier et le troisième cas.

Les Vies des contemporains nous permettent de préciser la biographie d’Alcibiade d’un

point de vue factuel. Plutarque y répète certaines actions, les précise, en ajoute d’autres, et parfois contredit ce qu’il rapporte dans la Vie d’Alcibiade. Ainsi, la Vie de Périclès

fait apparaître Alcibiade dans le cercle des intimes de Périclès, à la fois familiaux et politiques72, même si le biographe reproduit le schéma thucydidéen qui oppose Périclès

à tous ses successeurs73. Sans surprise, c’est dans la Vie de Nicias qu’Alcibiade est le

plus présent. Plutarque le mentionne sans cesse des chapitres 9 à 15 qui couvrent la période qui va de la paix de Nicias (421/0) au début de l’expédition de Sicile de 41574.

Plutarque lui accorde une telle importance qu’il s’écarte du cadre de la biographie de Nicias comme il le remarque lui‑même75. Une impression générale positive se dégage

du texte. Si Alcibiade est présenté dans la lignée de Cléon, il est un « démagogue moins effréné que lui  »76. De même, les négociations de l’alliance argienne qui

suivent sont rapportées exclusivement du point de vue d’Alcibiade, et Plutarque semble sensible à l’argumentation d’Alcibiade sur ce point. Toutefois, il ne faut pas donner trop d’importance à cet avis positif qui est davantage dû à une vision négative de Nicias qu’au jugement du biographe à propos d’Alcibiade77. À ce titre, la Vie de

Lysandre illustre parfaitement l’ambiguïté qui peut régner chez Plutarque. Alcibiade

y est présenté comme un homme d’action efficace78, mais cette fois, le jugement est

plus net. Alcibiade n’est plus comparé à Nicias, mais à Lysandre. Aux deux, Plutarque 71 Nous citons trois exemples :

‑ à propos de son adultère avec l’épouse d’Agis : Vie d’Agèsilas, 3 et Vie de Lysandre, 22.

‑ sur l’anecdote avec Timon d’Athènes à la veille de l’expédition de Sicile : Vie d’Antoine, 70.

‑ sur sa nourrice : Vie de Lycurgue, 16.

72 Plutarque, Vie de Périclès, 37. Nous commenterons en détail le rôle de ce passage dans la

construction littéraire d’Alcibiade. Voir infra p. 283 chap. 6.

73 Plutarque, Vie de Périclès, 20.

74 Signalons que le récit de l’ostracisme d’Hyperbolos est sensiblement différent de celui rapporté dans la Vie d’Alcibiade (13). De même, les chapitres 12 à 15 qui concernent les débats et

les débuts de l’expédition de Sicile sont plus détaillés que le même récit dans la Vie d’Alcibiade.

Plutarque rapporte entre autres le conseil des trois stratèges qui provient probablement d’une lecture de Thucydide (VI, 47‑49).

75 Plutarque, Vie de Nicias, 12, 1.

76 Plutarque, Vie de Nicias, 9.

77 Plutarque, Comparaison entre Nicias et Crassus, 2, 6.

78 Sa compétence pousse les Lacédémoniens à choisir Lysandre pour mener la guerre (Plutarque,

adresse des reproches, mais pour des raisons différentes : l’ὕβρις, la τρυφή et l’αὐθάδεια à Alcibiade ; la χαλεπότης et la πλεονεξία mêlée à l’arrogance et à la morgue79. Ainsi,

les jugements du moraliste sont multiples et sont limités au domaine qu’il considère à un instant précis. Pour l’action, Alcibiade est un exemple à suivre ; pour le caractère, Plutarque le désapprouve. Cette double vision apparaît plus nettement encore lorsque l’étude est étendue aux Vies de personnages postérieurs au ve siècle et aux Moralia.

Dans le cas des Vies d’hommes des générations suivantes80, Alcibiade est un exemple

négatif, car Plutarque ne compare pas son action, mais son comportement civique. Par exemple, dans la Vie de Pélopidas, Nicias et Alcibiade sont, après Aristide et

Thémistocle ou Cimon et Périclès, de parfaits exemples d’hommes qui ont passé leur temps à se quereller pour la prééminence81. Le jugement est précisé dans la Vie de

Flaminius : « les Agésilas, et les Lysandre, les Nicias et les Alcibiade étaient capables

de bien conduire une guerre, et de remporter des victoires sur terre et sur mer quand ils commandaient, mais ils n’ont pas su faire servir leurs succès à l’accomplissement d’une œuvre aussi belle, noble et généreuse »82.

Dans les Moralia, nous retrouvons ces deux visions d’Alcibiade, auxquelles s’ajoutent

des éléments biographiques et des exempla sans jugement de valeur. Nous présentons

et nous commentons les éléments qui constituent ce double portrait dans les Moralia.

Les éléments biographiques et les exempla figurent en annexe83.

d’Aïgos‑Potamos, il tente de prévenir le désastre des Athéniens et, congédié, soupçonne une trahison (10).

79 Plutarque, Vie de Lysandre, 19, 4.

80 Nous laissons de côté le mot de Démosthène (Plutarque, Comparaison de Démosthène et de Cicéron, 4, 3) se targuant de revenir à Athènes par la persuasion, quand Alcibiade l’avait fait par

la force. Ici, le biographe cite Démosthène et ne se prononce pas lui‑même.

81 Plutarque, Vie de Pélopidas, 4, 3. Pour une autre comparaison avec Épaminondas, voir

également l’opposition entre les formes d’ἀνδρεία d’Alcibiade et d’Épaminondas : Plutarque, Vie de Phocion, 3, 7.

82 Plutarque, Vie de Flaminius, 11, 5 : οἱ γὰρ Ἀγησίλαοι καὶ <οἱ> Λύσανδροι καὶ οἱ Νικίαι καὶ οἱ

Ἀλκιβιάδαι πολέμους μὲν εὖ διέπειν καὶ μάχας νικᾶν κατά τε γῆν καὶ θάλασσαν ἄρχοντες ἠπίσταντο, χρῆσθαι δὲ πρὸς χάριν εὐγενῆ καὶ τὸ καλὸν οἷς κατώρθουν οὐκ ἔγνωσαν.

Portrait négatif dans les Moralia

Anecdotes explicatives

Apophtegmes de rois et de généraux, 186c 7 anecdotes, toutes négatives

Apophtegmes laconiens, 235a Mot sur Alcibiade

De la tranquillité de l’âme, 467f Adultère avec Timaia

Dialogue sur l’amour, 762c Anecdote d’Anytos

Préceptes politiques, 799 d Anecdote de la caille dans le cadre d’une comparaison

entre Athéniens et Carthaginois Comparaison à d’autres hommes illustres

Moyens de distinguer le flatteur d’avec

l’ami, 52e Inconstance de caractère dans le cadre d’une comparaison avec Épaminondas, Agésilas et Platon

Dans les Moralia, la comparaison avec Épaminondas reprend les mêmes termes que

celle faite entre Alcibiade et Pélopidas dans les Vies. Les anecdotes sont, quant à elles,

identiques à celles présentes dans la Vie d’Alcibiade. Rappelons qu’elles participent au

projet général de l’auteur. Il ne s’agit pas simplement de faits curieux et remarquables, mais plutôt d’histoires brèves dans lesquelles le caractère du personnage et sa relation aux Athéniens sont indiqués au lecteur84. Elles apparaissent le plus souvent en mauvaise

part et donnent à voir les défauts d’Alcibiade : la recherche de l’intérêt personnel, la débauche, ou encore l’emportement.

Portrait positif de l’homme d’action dans les Moralia

Actions d’Alcibiade

La gloire des Athéniens, 345d Actions audacieuses d’Alcibiade dans l’Hellespont

Ibid., 349d Alcibiade ranime la cité après l’échec en Sicile

Ibid., 351b Alcibiade a soulevé les Argiens et les Mantinéens

contre les Lacédémoniens

Si la politique est l’affaire des vieillards, 784c Alcibiade représente la jeunesse et l’audace, prises

en bonne part

Préceptes politiques, 804f Gloire acquise par l’alliance péloponnésienne et la

bataille de Mantinée Comparaison à d’autres hommes illustres

Sur les délais de la justice divine, 552b Alcibiade a été traité plus sévèrement que Miltiade,

Cimon et Thémistocle

84 L’entrée en politique d’Alcibiade racontée par l’anecdote d’une caille s’échappant de son manteau est désormais bien connue. Voir Salcedo Parrondo 2005 pour qui Plutarque souhaite montrer que la recherche de l’intérêt personnel marque toute la carrière d’Alcibiade. Sur la relation entre les Athéniens et Alcibiade décrite par le vocabulaire amoureux dans le même épisode, voir Schmitt‑Pantel 2009, p. 9‑10. Enfin, voir également Duff 2005 sur les cinq premières anecdotes de la Vie d’Alcibiade.

Dans les Moralia, le portrait positif d’Alcibiade est principalement composé par des

actions appartenant au domaine militaire85. Plutarque accorde alors une place importante

à l’alliance argienne et à la bataille de Mantinée, auxquelles s’ajoutent les victoires d’Alcibiade entre 411 et 407. Il est, nous semble‑t‑il, l’auteur qui insiste le plus sur la gloire acquise en 418 par les Athéniens dans le Péloponnèse, malgré cette défaite. Cependant, le portrait positif ne se réduit pas à une liste d’actions militaires. Le moraliste situe son personnage dans une perspective historique globale. Il le compare à ceux qui l’ont précédé à Athènes. L’analogie se fait désormais en faveur d’Alcibiade : les Athéniens toléraient les mœurs de Miltiade, de Cimon et de Thémistocle. Alcibiade n’a pas eu cette chance.

*

Cette brève analyse montre la complexité inhérente à une étude d’un personnage chez Plutarque. Il faut considérer la biographie et son parallèle86, mais également les

autres Vies et, comme Françoise Frazier l’a rappelé, les Moralia, où Plutarque non

seulement précise ses personnages, mais également développe les notions qu’il met en œuvre dans les Vies87. Face à un personnage « caméléon » (χαμαιλέων)88 comme

Alcibiade, Plutarque n’adopte pas une attitude tranchée89. Cette ambivalence poursuit

la dichotomie thucydidéenne qui distingue le comportement privé et la conduite de la guerre. À travers les critiques adressées aux hommes illustres du passé, Plutarque voit lui aussi le difficile exercice du pouvoir. Dès lors, il peut aussi se montrer indulgent envers un homme comme Alcibiade, certes aux mœurs corrompues, mais qui a été la proie de l’opinion publique de son époque :

Car ce n’est pas une créature aisée à manier qu’une foule, ni qui se laisse facilement prendre par le premier venu d’une prise salutaire, et il faut s’estimer heureux si elle veut bien accepter l’autorité d’un homme sans être effarouchée par son air ou sa voix, comme une bête méfiante et capricieuse. Mais, si l’homme d’État ne doit pas négliger ces détails, ne doit‑il pas, à plus forte raison, veiller à ce que sa vie et son caractère soient purs de tout reproche et de toute accusation ? Car non seulement on demande des comptes aux hommes d’États de leurs discours et de leurs actes publics, mais on est curieux de leurs repas, de leurs amours, de leur mariage, de toutes leurs occupations, frivoles ou sérieuses. Nul besoin de citer Alcibiade. Lui qui, dans les affaires publiques, était l’homme le plus efficace d’Athènes, et qui était invincible comme général, le dérèglement et l’audace de ses mœurs le perdirent et, par sa prodigalité et son intempérance, il empêcha la cité de profiter de tous ses dons. Citons seulement Cimon, à qui les Athéniens reprochaient de boire, et Scipion, à qui les Romains faute d’autre grief,

85 À propos de la valeur militaire d’Alcibiade chez Plutarque, voir Verdegem 2005. 86 Voir infra p. 201‑202.

87 Fr. Frazier (1996, p. 107) donnait l’exemple de la philotimia.

88 Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23, 4.

89 Frazier 1996, p. 88‑89. Voir également Plutarque, Vie d’Alcibiade, 16, 9 : οὕτως ἄκριτος ἦν

ἡ δόξα περὶ αὐτοῦ διὰ τὴν τῆς φύσεως ἀνωμαλίαν. « C’est ainsi que l’opinion était divisée sur Alcibiade, à cause des contrastes de sa nature ».

reprochaient de dormir. Le grand Pompée était insulté par ses ennemis parce qu’ils avaient observé qu’il se grattait la tête avec un seul doigt. Car de même qu’une tache ou une verrue sur le visage est plus choquante pour l’œil que des marques, des mutilations ou des cicatrices sur le reste du corps, de même les petits travers deviennent de grands défauts lorsqu’on les voit dans la vie de grands personnages et des hommes d’État, à cause de l’idée que les gens se font du pouvoir et de la politique ; pour eux, ce sont des activités élevées, qui doivent être pures de toute extravagance ou imperfection.90

5. La prosopographie : illustration de la confusion des