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Érasme et Montaigne, deux humanistes multipliant les sources

moderne et d’historiographie

1.3. Érasme et Montaigne, deux humanistes multipliant les sources

Avec Érasme et Montaigne, la réception littéraire prend une nouvelle envergure. D’une part, ils nous offrent un corpus de recherche plus important, en particulier Érasme. D’autre part, les deux humanistes possèdent une connaissance étendue des sources. En effet, ils utilisent des sources qui n’ont pas été mobilisées et exploitées par leurs prédécesseurs. Le corpus fourni par Érasme (1469-1536) est vaste. Il cite Alcibiade dans 18 des Adages

(1500-1533) ainsi que dans d’autres écrits, tels que Le Manuel du soldat chrétien

(Enchiridion militis christiani, 1504), L’Exhortation au pieux lecteur (Paraclesis, 1516), La Préparation à la mort (De præparatione ad mortem, 1534), L’Éloge de la folie (Moriæ encominium, 1546), ou encore dans sa correspondance.

L’humaniste hollandais connaît Alcibiade à travers plusieurs sources antiques, mais il accorde une importance particulière à Platon22 – exclusivement au Banquet – ainsi

Thucydide (voir II, 65), comme c’est le cas au sujet de Périclès par ailleurs (voir les mentions de Périclès dans la même œuvre).

20 Voir V, 25.

21 Selon Machiavel, le principal argument de Nicias est le suivant : « en conseillant qu’on ne fît pas cette guerre, il conseillait quelque chose qui n’était pas à son avantage, car, tant qu’Athènes était en paix, il savait qu’il y avait d’innombrables citoyens qui voulaient le devancer ; mais si l’on faisait la guerre, il savait qu’aucun citoyen ne lui serait supérieur ou égal » (Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 16, trad. A. Fontana et X. Tabet). Voir Fontana, Tabet 2004,

n. 341 p. 456.

22 À propos d’Alcibiade, Érasme cite ou paraphrase six fois le Banquet de Platon : Adages, 101

(Banquet, 218e – Érasme commet une erreur en donnant le Phèdre pour sa source) ; 617 (Banquet,

qu’à Plutarque23 –  davantage à la Vie d’Alcibiade qu’aux Moralia. Thucydide24,

Aristophane25 et Athénée de Naucratis26 sont présents, mais restent encore marginaux.

La mention la plus connue est celle de l’adage 2201, Les silènes d’Alcibiade, et a pour

source le passage 215a du Banquet dans lequel Alcibiade compare Socrate aux silènes27.

Hormis cette comparaison et quelques autres références à Platon, Érasme rapporte aussi des anecdotes biographiques à propos des facultés d’adaptation d’Alcibiade28, de

sa méfiance pour la justice29, de son défaut de prononciation30, de son refus de jouer de

la flûte31, de ses frasques à Abydos32 et du vote d’ostracisme qu’il affronta33.

À la lecture de ce corpus, le sentiment d’Érasme à propos d’Alcibiade est mitigé. L’humaniste reste indécis. S’il approuve sa fuite en 41534, il lui reconnaît une faculté d’adaptation, mais

remarque que « chez Alcibiade, on se demande si cette capacité est présentée comme louable ou condamnable »35. L’opinion d’Érasme se manifeste peut-être dans un adage

qui lui est inspiré par le discours d’Alcibiade à Sparte rapporté par Thucydide :

23 Toujours au sujet d’Alcibiade, Érasme s’inspire au moins sept fois de la Vie d’Alcibiade de

Plutarque : Adages, 93 (Vie d’Alcibiade, 23, 3-5) ; 453 (Vie d’Alcibiade, 22, 2) ; 632 (Vie d’Alcibiade,

2, 5-6) ; 1126 (Vie d’Alcibiade, 4, 3) ; 1753 (Vie d’Alcibiade, 1, 6) ; 2148 (Vie d’Alcibiade, 2, 5-6

– avec, cette fois-ci, une mauvaise lecture du texte de Plutarque) ; 2398 (Vie d’Alcibiade, 5-6).

L’adage 2398 possède une seconde source : Plutarque, Apophtegmes des rois, 186e. Enfin, l’adage

3106 proviendrait de la lecture de Plutarque (Vie d’Alcibiade, 13 ; Vie de Nicias, 11), mais n’est pas

assez proche du texte pour l’affirmer.

24 Voir Adages, 3440 (Thucydide, VI, 92, 5).

25 Voir Adages, 551 (Aristophane, Guêpes, v. 45-46).

26 Voir Adages, 693 (Athénée, 525b) ; 3009 (Athénée, 533e).

27 Cette image de Socrate en silène apparaît explicitement à cinq reprises chez Érasme. Voir Érasme, Adages, 1611 ; 2201 ; Éloge de la folie, 29 ; Paraclesis ; Le Manuel du soldat chrétien, 5e

canon ; Correspondance, « À Lambert Grunnius (Londres, août 1516) ». Rabelais la reprendra

dans le prologue de Gargantua (1532).

28 Voir Adages, 93 Faire le poulpe.

29 Voir Adages, 453 Marquer d’une pierre blanche et autres métaphores similaires.

30 Voir Adages, 551 Hê pséllê ou pitteüeï [= Ze ne zézaye pas !].

31 Voir Adages, 632 Le joueur de flûte arabe.

32 Voir Adages, 693 Évite Abydos à la légère.

33 Voir Érasme, Éloge de la folie, 36 qui reproduit le proverbe prononcé par Alcibiade (Platon, Banquet, 217e) sur le vin permettant de dire la vérité. Érasme mentionne également le Premier Alcibiade dans Le Manuel du soldat chrétien, 4e canon à propos d’une catégorisation platonicienne.

Voir également De l’aimable concorde de l’Église, où Érasme, soit résume, soit imite des questions

posées par Socrate sur l’individu et le groupe, sans qu’il soit possible d’identifier les références exactes. 34 Ainsi dans l’adage 3440 intitulé Ne réclame pas de procès quand tu peux fuir, Érasme déclare

que « quiconque à l’expérience des procès sera de l’avis d’Alcibiade ». 35 Érasme, Adages, 93.

§ 3440. Qui a beaucoup nui

Bien mentir ou dire la vérité procèdent du même talent ; il faut également le même pour se rendre extrêmement utile ou nuisible. Cette locution était jadis un proverbe répandu, c’est Thucydide qui l’atteste au livre 6, dans un discours d’Alcibiade : « Cette expression, que tout le monde emploie : “Si je vous ai, comme ennemi, causé de graves dommages, je pourrais aussi, en devenant votre ami, vous être d’une grande aide.” »

Michel de Montaigne (1533-1592) rapporte lui aussi de nombreuses anecdotes biographiques qu’il trouve chez Plutarque36 – dans la Vie d’Alcibiade comme dans les

Moralia –, mais aussi chez Platon37 et Diogène Laërce38. Cependant, contrairement à

l’humaniste de Rotterdam, Montaigne adopte un point de vue plus tranché. Le rôle d’Alcibiade dans les Essais ne se limite pas à celui d’un simple exemplum39. L’Athénien

est une des grandes figures antiques dont il faut s’inspirer et, plus exactement, le modèle par excellence du « galant homme »40.

Pour un homme non saint, mais que nous disons, galant homme, de mœurs civiles et communes : d’une hauteur modérée : la plus riche vie, que je sçache, à estre vescue entre les vivants, comme on dit : et estoffée de plus de riches parties et désirable, c’est, tout considéré, celle d’Alcibiade à mon gré.41

Ce jugement laudatif s’explique par les hautes qualités que Montaigne reconnaît en Alcibiade : l’érudition42 et le goût de la conversation43, le courage physique et la

valeur militaire44, les facultés d’adaptation45, un certain savoir-faire politique – plutôt

36 Pour les propos tirés de Plutarque, voir Essais, I, 25 (Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23, 3) ; II, 36

(Plutarque, Vie d’Alcibiade, 7, 1 ; Apophtegmes, 186d).

37 Pour les propos provenant de Platon, voir Essais, III, 6 (Platon, Banquet, 221a-c) ; III, 13

(Protagoras, 347c-e, citation erronée).

38 Pour les propos pris chez Diogène Laërce, voir Essais, III, 13 (Diogène Laërce, II, 36).

39 Une seule occurrence semble n’être qu’un exemplum au service d’une démonstration de

Montaigne. Voir Essais, III, 13 sur la remarque d’Alcibiade à Socrate à propos des nuisances

causées par Xanthippe (Diogène Laërce, II, 36). Une seconde occurrence concerne davantage Socrate qu’Alcibiade, raison pour laquelle nous ne la traitons pas ici (Essais, III, 13 au sujet du

courage de Socrate dans la fuite après la bataille de Délion, voir Platon, Banquet, 220c-221c).

40 C’est-à-dire homme d’honneur ou gentilhomme dans le vocabulaire de Montaigne.

41 Montaigne, Essais, II, 36.

42 Voir Montaigne, Essais, II, 36 où est rapportée l’anecdote de Plutarque sur Alcibiade et le

maître d’école n’enseignant pas Homère.

43 Voir Montaigne, Essais, III, 13. En fait, Montaigne attribue ici à Alcibiade une réflexion de

Socrate (conseillant de congédier les musiciens pour permettre les conversations approfondies, voir Platon, Protagoras, 347c-e).

44 Voir Montaigne, Essais, III, 6 avec le récit de la retraite de Délion (Platon, Banquet, 221a-c).

45 Voir Montaigne, Essais, I, 25. Voir également Montesquieu, De l’esprit des lois, V, 4 et infra

pragmatique46 –, ou encore l’attitude et l’ambition caractéristiques des hautes âmes47.

Enfin, pour ce qui est de la fuite d’Alcibiade, l’avis de Montaigne s’accorde avec celui d’Érasme, même s’il semble le tirer de Plutarque plutôt que de Thucydide48. Dans l’essai

« Sur l’expérience », Montaigne réfléchit sur la justice humaine, fondée sur des lois nécessaires, mais générales et codifiées, qui ne peut donc s’adapter à la complexité des situations réelles et des réactions ainsi générées. L’erreur judiciaire est ainsi toujours possible. L’Athénien a agi pour des raisons pragmatiques que l’humaniste comprend et reproduirait s’il devait être confronté à la perte de sa liberté.

Il n’y a remede : J’en suis là, comme Alcibiades, que je ne me representeray jamais, que je puisse, à homme qui decide de ma teste : où mon honneur, et ma vie, depende de l’industrie et soing de mon procureur, plus que de mon innocence. Je me hazarderois à une telle justice, qui me recogneust du bien faict, comme du mal faict : où j’eusse autant à esperer, qu’à craindre. L’indemnité n’est pas monnoye suffisante, à un homme qui faict mieux, que de ne faillir point. Nostre justice ne nous presente que l’une de ses mains ; et encore la gauche : Quiconque il soit, il en sort avecques perte.49