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moderne et d’historiographie

2.1. Un personnage érotique et sensuel

Pour illustrer la littérature classique, nous avons choisi de présenter quatre œuvres. La première, L’Alcibiade fanciullo a scola, est en italien et appartient au genre érotico-

satirique. Les trois autres, Le Feint Alcibiade de Philippe Quinault, Les Amours des grands hommes de Madame de Villedieu et Alcibiade de Jean-Galbert de Campistron,

sont en français et représentent le théâtre et le style des lettres galantes de l’époque de Louis XIV. Nous avons déjà donné avec Shakespeare un exemple de la réception d’Alcibiade dans une œuvre littéraire fictionnelle. Nous ne produisons donc pas ici une étude aussi poussée, mais nous nous contentons de dégager les grandes lignes afin de montrer comment les auteurs imprègnent leur Alcibiade des attentes de leur époque.

2.1.1. Un exemple de littérature satirique

L’Alcibiade fanciullo a scola est une œuvre publiée clandestinement à Venise entre 1650

et 1652. Elle est restée anonyme jusqu’en 188862, date à laquelle elle a été attribuée à

Antonio  Rocco (1586-1653), un ecclésiastique vénitien, enseignant la philosophie et la rhétorique. Le sens même du texte et ses desseins demeurent obscurs encore aujourd’hui. Les spécialistes ont proposé d’y voir soit un éloge, soit une condamnation de la pédérastie, une dénonciation de l’enseignement des Jésuites, ou encore un texte purement rhétorique semblable à l’Éloge d’Hélène de Gorgias63. De notre côté, nous

nous contentons de constater que le texte s’inspire d’un débat antique à propos de la relation entre Socrate et Alcibiade, sans pour autant reprendre strictement des sources anciennes. Il semble évident que le personnage d’Alcibiade n’est pas choisi au hasard, mais le rapport avec l’Antiquité s’arrête probablement très vite, sans que nous puissions dire exactement quand64.

62 Nous avons trouvé peu d’éléments sur la diffusion de ce texte, en italien, comme en français. En 1850, G. B. Baseggio publia une dissertation intitulée Disquisizione intorno il rarissimo libro intitolato Alcibiade fanciullo a scola (Bassano, brochure in-8e) qui sera traduite en français par

G. Brunet en 1861 sous le titre Dissertation sur l’Alcibiade fanciullo a scola et édité à Paris.

63 Nous n’intervenons pas dans ce débat et renvoyons à la bibliographie spécialisée dont Cavaillé 2006 pour qui le texte est une défense de l’homosexualité dissimulée par une critique apparente.

64 L’auteur connaît probablement les sources anciennes et très certainement le vocabulaire grec. Nous en voulons pour preuve le nom du maître d’Alcibiade : Filotimo (traduit en français par Philotime). Le qualificatif de φιλότιμος pour Alcibiade se trouve chez Plutarque, ainsi que dans les commentaires du Premier Alcibiade par Olympiodore et Proclus. En revanche, Platon ne

2.1.2. Trois exemples de littératures galantes

Les trois œuvres françaises que nous présentons ont été écrites entre 1658 et 1685. L’une est un recueil de nouvelles ; les deux autres appartiennent au théâtre.

C’est en 1671 que Madame de Villedieu (1640-1683) fait paraître Les Amours des grands hommes65, livre sur la galanterie des hommes illustres dédié à Louis XIV.

L’auteur signale dans sa dédicace qu’elle ne se préoccupe pas des faits historiques, politiques ou militaires, mais uniquement des choses de l’amour :

Les grands hommes n’ont été traduits à la postérité que sous des figures terribles. Les auteurs se sont imaginé les élever au-dessus de l’homme ; quand ils les ont dépouillés de tous les sentiments de la nature : ils nous représentent les philosophes insensibles, et les conquérants ne se montrent à nous que les armes à la main. Quant à moi, SIRE, qui suis persuadée que l’amour est aussi vieux que le monde, j’ai cru pouvoir le démêler dans les incidents, où il semble avoir le moins de part. Je n’ai pas été déçue dans cette opinion, les chroniques secrètes ont été plus fidèles que les histoires générales ; et voici quatre héros d’espèces différentes, qui plus contents d’avoir pratiqué la galanterie, que des actions héroïques qu’on leur attribue, viennent solliciter l’approbation de votre majesté.66

L’ouvrage se compose de quatre nouvelles construites autour de deux personnages grecs, Solon et Socrate, et de deux Latins, Jules César et Caton d’Utique. Alcibiade intervient dans celle des amours de Socrate. Il est difficile de trouver les sources antiques qui ont inspiré Mme de Villedieu, tant l’intrigue amoureuse qu’elle décrit en est éloignée. Le personnage de la Phrygienne Timandra pourrait venir de Plutarque67,

mais l’intégralité de l’intrigue est bien une création moderne. *

65 Le texte de Mme de Villedieu a connu une certaine postérité. En 1731, Philippe Poisson (1682-1743) l’adapta pour le théâtre dans une comédie en trois actes intitulée cette fois Alcibiade,

représentée le 23 février 1723 et publiée la même année. Il fut également intégré au tome III du recueil Amusements de la campagne, de la cour et de la ville, ou Récréations historiques et galantes,

paru en 1739 à Amsterdam et attribué à tort à Eustache Le Noble (1643-1711). Voir la notice de ce recueil dans le catalogue de la BNF (Notice n° FRBNF33240758 / http://catalogue.bnf.fr/ ark:/12148/cb332407586/PUBLIC). Ce même tome contient un récit galant intitulé Histoire d’Alcibiade, dont le sujet est différent de celui de Mme de Villedieu, et dont nous n’avons pas

identifié l’auteur.

Pour la bibliographie, voir la thèse de M. Cuénin (Cuénin 1979, vol. II p. 92-100).

66 Mme de Villedieu, « Epistre au Roy » dans l’édition de 1671 des Amours des grands Hommes.

La translitération est celle publiée en ligne par l’IHRIM (UMR 5317 – Université Lyon 2) et consultable à l’adresse suivante  : https://madamedevilledieu.univ-lyon2.fr/les-amours-des- grands-hommes-1671-epistre-au-roy-privilege-532578.kjsp?RH=grac11.

Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans les deux pièces de théâtre de Philippe Quinault (1635-1688) et de Jean-Galbert de Campistron (1656-1723).

Philippe Quinault compose en 1658 une tragi-comédie en cinq actes intitulée Le Feint Alcibiade. La pièce fut représentée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne à la

fin février 1658 ou dans les premiers jours de mars, puis publiée la même année avec une dédicace à Nicolas Fouquet. Avec Le Mariage de Cambyse, il s’agit d’une des deux

tragi-comédies historiques de Quinault. Toutefois, le qualificatif « historique » est quelque peu excessif selon un spécialiste de la question68. Certes Quinault emprunte

à Plutarque une donnée historique  : l’épisode où Alcibiade se réfugie à Sparte en 415, mais il ne fait que s’en inspirer et le transforme dans son ensemble en amplifiant l’intrigue amoureuse, en ajoutant des quiproquos, et surtout en adjoignant de nouveaux personnages. Comme le titre l’indique, le protagoniste n’est pas Alcibiade, mais quelqu’un qui passe pour l’être  : Cléone, la sœur jumelle de l’Athénien qui, travestie en homme, vient à Sparte pour retrouver Lysandre, son amant qu’Alcibiade lui refuse comme époux. Pendant ce temps, Alcibiade est à Athènes, travesti en Cléone. L’intrigue de la pièce est donc d’un faible intérêt pour notre sujet. Par ailleurs, si Quinault utilise probablement des sources antiques69, il s’inspire également de lectures

de son siècle70. Il est donc difficile de trouver des échos précis à des textes antiques

dans ce Feint Alcibiade, même si la description d’Alcibiade par sa sœur71 établit une

similitude faussée avec Apollon et Artémis, Alcibiade n’aimant que la guerre, et reflète en partie l’histoire de l’Athénien, telle qu’elle peut être perçue à travers la lecture de Plutarque.

Jean-Galbert de Campistron est quant à lui le premier dramaturge français à choisir Alcibiade parmi les figures de l’Antiquité « combinant hauteur héroïque et penchant aux plaisirs de l’amour, éclat guerrier et raffinement »72 pour lui consacrer une œuvre

68 Gros 1926, p. 277. L’ouvrage a été réédité en 1970 et fait encore autorité dans la bibliographie. 69 Des auteurs antiques comme Ovide ou Valère-Maxime ont inspiré Quinault, mais ce sont surtout les Vies parallèles de Plutarque qui semblent être, encore une fois, une source privilégiée.

Outre Le Feint Alcibiade, ces biographies antiques ont très probablement fourni la matière

historique du Pausanias de Quinault. Voir Gros 1926, p. 325-326 et 434.

70 Voir Gros 1926, p. 279-281.

71 Quinault, Le Feint Alcibiade, Act. II, Sc. III : « — Cléone : […] Je ne suis que la sœur, mais

l’image vivante, / De l’illustre banni qu’ici je représente : / Notre mère, pour prix d’un légitime amour, / D’un seul enfantement nous mit ensemble au jour ; / Et la nature en nous mit tant de ressemblance, / Que notre sexe seul en fut la différence. / Nous n’eûmes en deux cœurs qu’une inclination ; / Si la guerre lui plut, ce fut ma passion : / Dans l’ardeur d’imiter sa valeur sans seconde, / Je fis dans les forêts ce qu’il fit dans le monde, / Et contre les humains rien ne m’étant permis, / Des plus fiers animaux je fis mes ennemis : / Je n’aimais que la chasse […] ».

éponyme. L’Alcibiade de Campistron, tragédie en cinq actes, est représentée pour la

première fois le 28 décembre 1685 à la Comédie-Française, et publié en 1686. Il s’agit de la troisième tragédie sur l’Antiquité écrite par Campistron et de la première sur l’antiquité grecque. Dans sa préface, Campistron précise ses sources73 :

Le fujet eft tiré des Vies de Plutarque. Il eft aifé de voir ce que j’ay changé ou ajouté à l’Hiftoire. On

remarquera feulement que le Perfonnage d’Artemife, lequel paroîtra peut-être épifodique, ne l’eft pas. C’eft Hérodote qui me l’a fourni, & on trouvera dans cet Auteur, que cette Princeffe étoit toute-puiffante dans le Confeil du Roy de Perfe.74

Cet avertissement s’avère rigoureusement exact. D’une part, la Vie d’Alcibiade contient

la trame principale que Campistron réadapte pour mettre en scène la mort d’Alcibiade : le voyage d’Alcibiade pour rencontrer Artaxerxès  II, dans le but de demander son soutien75 ; l’amitié temporaire de Pharnabaze76 ; la volonté de certains Grecs d’obtenir

sa tête77 ; et l’anecdote expliquant la mort de l’Athénien par une aventure amoureuse78.

D’autre part, Hérodote79 fournit Artémise d’Halicarnasse, un des personnages

ajoutés par le dramaturge. Toutefois, cette préface montre également la liberté de Campistron à l’égard des faits historiques et de la chronologie80. Il fait ainsi d’Artémise,

contemporaine de Thémistocle, une femme influente à la cour d’Artaxerxès  II et éperdue d’Alcibiade. Si Campistron possède une certaine connaissance des sources antiques, le protagoniste qu’il construit n’est pas pour autant semblable au personnage historique. Certes, chez Campistron, Alcibiade fait montre de détermination, mais sa fidélité en amour allant jusqu’à refuser d’épouser Artémise (parce qu’il est éperdu de Palmis) peut surprendre à la vue des multiples amantes que Plutarque lui attribue. La référence à Hérodote et le brouillage chronologique présentent un autre intérêt pour la réception du personnage d’Alcibiade en montrant comment une idée reçue 73 Il faut préciser, sans entrer dans le débat, que des contemporains de Campistron l’accusèrent d’avoir plagié la tragédie Thémistocle de Pierre du Ryer, jouée au théâtre du Marais en 1646 et

achevée d’imprimée le 20 mars 1648. Voir Loicq-Berger 2005.

74 J.-G. Campistron, « Préface », dans Œuvres de Monsieur de Campistron I, 1722, p. XIII.

75 Plutarque, Vie d’Alcibiade, 37, 6.

76 Ibid.

77 Plutarque, Vie d’Alcibiade, 38, 4-6.

78 Plutarque, Vie d’Alcibiade, 39, 9.

79 Pour Artémise, mais aussi pour les allusions à Thémistocle (en particulier Act. I, Sc. II, v. 197-210), Hérodote est l’unique source de Campistron. Ainsi, pour le dramaturge, Thémistocle est accueilli par Xerxès Ier, version rapportée par Hérodote, tandis que pour Thucydide (I, 137, 3)

et Plutarque (Vie de Thémistocle, 27) c’est Artaxerxés Ier qui reçoit l’exilé.

80 Ce rapprochement pourrait s’expliquer par le texte de Plutarque (Vie d’Alcibiade, 37, 7-8) qui

dresse un parallèle entre Alcibiade et Thémistocle, deux Athéniens exilés ayant demandé asile et soutien au Roi perse.

de la tradition peut fausser les analyses modernes  : en commentant le passage, Carine Barbafieri interprète également le refus du protagoniste de livrer bataille à sa patrie, à la suite de la proposition d’Artaxerxès (Act.  III, Sc.  III), comme une «  entorse historique […] gênante en ce qu’elle contredit le caractère d’Alcibiade, qui a plusieurs fois combattu contre Athènes au cours de sa vie »81. Cette explication est à nuancer.

La proposition faite par Artaxerxès chez Campistron non seulement n’existe pas chez Plutarque, mais surtout est diamétralement opposée aux motivations d’Alcibiade lorsqu’il se met en marche pour rencontrer le roi perse82. Le texte de Campistron

correspond ici davantage au contexte des guerres médiques, qu’à celui de la fin de la guerre du Péloponnèse.

2.1.3. Synthèse

Ces quatre auteurs montrent que l’histoire d’Alcibiade est encore connue au xviie siècle,

et de surcroît qu’elle contient tous les ressorts dramatiques pour la création littéraire. Il est un philosophe déchu, disciple de Socrate, un homme de guerre, aventurier et exilé, qui connaît une fin tragique. Surtout, il est un personnage avec un fort potentiel érotique, sensuel et amoureux. Il est ainsi une source d’inspiration idéale pour la littérature satirique ou galante du xviie. Quant aux sources antiques, du fait de leurs

genres littéraires, il est normal que ces quatre auteurs s’y intéressent peu. C’est donc toujours Plutarque qui domine ici.