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La description du citoyen : un portrait ambivalent

1. Recension et classification des passages de Thucydide

1.1. Portrait par un adversaire et autoportrait

1. VI, 12, 2 à 13 : Alcibiade par Nicias.

Εἴ τέ τις ἄρχειν ἄσμενος αἱρεθεὶς παραινεῖ ὑμῖν ἐκπλεῖν, τὸ ἑαυτοῦ μόνον σκοπῶν, ἄλλως τε καὶ νεώτερος ὢν ἔτι ἐς τὸ ἄρχειν, ὅπως θαυμασθῇ μὲν ἀπὸ τῆς ἱπποτροφίας8, διὰ δὲ πολυτέλειαν καὶ ὠφεληθῇ τι ἐκ τῆς ἀρχῆς, μηδὲ τούτῳ ἐμπαράσχητε τῷ τῆς πόλεως κινδύνῳ ἰδίᾳ ἐλλαμπρύνεσθαι, νομίσατε δὲ τοὺς τοιούτους τὰ μὲν δημόσια ἀδικεῖν, τὰ δὲ ἴδια ἀναλοῦν, καὶ τὸ πρᾶγμα μέγα εἶναι καὶ μὴ οἷον νεωτέρῳ βουλεύσασθαί τε καὶ ὀξέως μεταχειρίσαι. Οὓς ἐγὼ ὁρῶν νῦν ἐνθάδε τῷ αὐτῷ ἀνδρὶ παρακελευστοὺς καθημένους φοβοῦμαι, […]

Que si enfin, quelqu’un, tout joyeux d’avoir été choisi pour commander, vous conseille de faire l’expédition – en ne considérant que son seul avantage, d’autant qu’il est trop jeune encore pour exercer le commandement : ce qu’il veut, c’est étonner par le luxe de son écurie et trouver dans l’exercice de sa charge de quoi l’aider à couvrir ses énormes dépenses – à celui-là non plus, n’allez

8 À propos de la pratique de l’hippotrophia par les ancêtres d’Alcibiade, voir le commentaire de

pas fournir l’occasion de se donner du lustre en son privé au péril la cité, mais dites-vous que les gens de cette sorte font tort à l’intérêt de l’État et ruinent leur situation personnelle, qu’au surplus l’affaire est grave et n’admet pas que des jeunes décident d’elle en la conduisant hâtivement. Pour ma part, quand je vois cette jeunesse siéger ici aujourd’hui sur l’appel de ce même personnage, je m’effraie ; […]

1bis. VI, 16 : autoportrait d’Alcibiade.

Καὶ προσήκει μοι μᾶλλον ἑτέρων9, ὦ Ἀθηναῖοι, ἄρχειν (ἀνάγκη γὰρ ἐντεῦθεν ἄρξασθαι, ἐπειδή μου Νικίας καθήψατο), καὶ ἄξιος ἅμα νομίζω εἶναι. ὧν γὰρ πέρι ἐπιβόητός εἰμι, τοῖς μὲν προγόνοις μου καὶ ἐμοὶ10 δόξαν φέρει ταῦτα, τῇ δὲ πατρίδι καὶ ὠφελίαν. οἱ γὰρ Ἕλληνες καὶ ὑπὲρ δύναμιν μείζω ἡμῶν τὴν πόλιν ἐνόμισαν τῷ ἐμῷ διαπρεπεῖ11 τῆς Ὀλυμπίαζε θεωρίας, πρότερον ἐλπίζοντες αὐτὴν καταπεπολεμῆσθαι, διότι ἅρματα μὲν ἑπτὰ καθῆκα, ὅσα οὐδείς πω ἰδιώτης πρότερον, ἐνίκησα δὲ καὶ δεύτερος καὶ τέταρτος ἐγενόμην καὶ τἆλλα ἀξίως τῆς νίκης παρεσκευασάμην. νόμῳ μὲν γὰρ τιμὴ τὰ τοιαῦτα, ἐκ δὲ τοῦ δρωμένου καὶ δύναμις ἅμα ὑπονοεῖται. καὶ ὅσα αὖ ἐν τῇ πόλει χορηγίαις ἢ ἄλλῳ τῳ λαμπρύνομαι, τοῖς μὲν ἀστοῖς φθονεῖται φύσει, πρὸς δὲ τοὺς ξένους καὶ αὕτη ἰσχὺς φαίνεται. καὶ οὐκ ἄχρηστος ἥδ’ ἡ ἄνοια, ὃς ἂν τοῖς ἰδίοις τέλεσι μὴ ἑαυτὸν μόνον ἀλλὰ καὶ τὴν πόλιν ὠφελῇ. οὐδέ γε ἄδικον ἐφ’ ἑαυτῷ μέγα φρονοῦντα μὴ ἴσον εἶναι, ἐπεὶ καὶ ὁ κακῶς πράσσων πρὸς οὐδένα τῆς ξυμφορᾶς ἰσομοιρεῖ· ἀλλ’ ὥσπερ δυστυχοῦντες οὐ προσαγορευόμεθα, ἐν τῷ ὁμοίῳ τις ἀνεχέσθω καὶ ὑπὸ τῶν εὐπραγούντων ὑπερφρονούμενος, ἢ τὰ ἴσα νέμων τὰ ὁμοῖα ἀνταξιούτω. οἶδα δὲ τοὺς τοιούτους, καὶ ὅσοι ἔν τινος λαμπρότητι προέσχον, ἐν μὲν τῷ καθ’ αὑτοὺς βίῳ λυπηροὺς ὄντας, τοῖς ὁμοίοις μὲν μάλιστα, ἔπειτα δὲ καὶ τοῖς ἄλλοις ξυνόντας, τῶν δὲ ἔπειτα ἀνθρώπων προσποίησίν τε ξυγγενείας τισὶ καὶ μὴ οὖσαν καταλιπόντας, καὶ ἧς ἂν ὦσι πατρίδος, ταύτῃ αὔχησιν ὡς οὐ περὶ ἀλλοτρίων οὐδ’ ἁμαρτόντων, ἀλλ’ ὡς περὶ σφετέρων τε καὶ καλὰ πραξάντων. ὧν ἐγὼ ὀρεγόμενος12 καὶ διὰ ταῦτα τὰ ἴδια ἐπιβοώμενος13 τὰ δημόσια σκοπεῖτε εἴ του χεῖρον μεταχειρίζω. Πελοποννήσου γὰρ τὰ δυνατώτατα ξυστήσας ἄνευ μεγάλου ὑμῖν κινδύνου καὶ δαπάνης Λακεδαιμονίους ἐς μίαν ἡμέραν κατέστησα ἐν Μαντινείᾳ περὶ τῶν ἁπάντων ἀγωνίσασθαι· ἐξ οὗ καὶ περιγενόμενοι τῇ μάχῃ οὐδέπω καὶ νῦν βεβαίως θαρσοῦσιν.

Plus que tout autre, j’ai des droits, Athéniens, à exercer le commandement –  force m’est bien de commencer par là, puisque Nicias m’a pris à partie – et j’estime en même temps que j’y ai des titres, puisque les actes qui valent tant de bruit à mon nom, s’ils nous procurent, à mes ancêtres et à moi-même, de la gloire, ont de plus, pour ma patrie, leur utilité.

Devant l’éclat exceptionnel de ma participation aux fêtes olympiques, les Grecs se sont même exagéré la puissance de notre cité, qu’auparavant ils croyaient anéantie par la guerre : j’avais lancé sept chars dans l’arène – plus qu’aucun particulier encore jusque-là ; – j’avais eu, avec la victoire, et la seconde

9 L’emploi d’ἑτέρων, plutôt qu’ἄλλων (d’autres), instaure deux catégories : « les autres par rapport à moi ».

10 Le mot μου est à peine utile ici ; l’article τοῖς suffirait pour traduire le possessif. Thucydide met donc en valeur la première personne avec ce rapprochement.

11 L’adjectif διαπρεπής, ici au datif neutre, est subtantivé (« par ma magnificence »). L’expression est rare et soulignée par le possessif. Toutefois, le terme a d’autres sens, tous présents ici. Le verbe πρέπειν chez Homère se traduit par « se distinguer » ; πρέπειν veut dire aussi : « briller de tout son éclat » (ou au pluriel) pour un objet (voir infra λαμπρύνομαι dans le même texte ; ou dans la

généralisation : « tous ceux qui ont surpassé les autres par leur éclat en quelque domaine » : ὅσοι ἔν τινος λαμπρότητι προέσχον) ; et enfin « montrer par son apparence extérieure » (importance de l’image). Les trois sens définissent la personnalité ou les motivations d’Alcibiade.

12 « Désirer plus que tout », mais surtout « avoir faim de ». Voir infra p. 200.

et la quatrième place ; j’avais enfin, pour tout le reste, pris des dispositions qui répondaient à cette victoire. Si l’usage peut ne voir là que des titres d’honneur, la manifestation de fait laisse aussi, du même coup, transparaître la puissance. D’un autre côté, tout ce que, dans la cité, je me donne de lustre par mes chorégies ou autrement peut bien être par nature objet de jalousie pour mes compatriotes, les étrangers, eux, voient là encore la force. Elle est loin d’être inutile, la folie de qui, à ses propres dépens, sert non seulement ses intérêts, mais aussi la cité ; et ce n’est pas non plus un crime, quand on a de soi une haute opinion, que de se refuser à l’égalité avec autrui, puisque aussi bien celui qui ne réussit pas ne rencontre personne pour partager sa disgrâce. Maltraités de la fortune, on nous tourne le dos : qu’on ne trouve donc pas mauvais pareillement d’être méprisé par ceux qui réussissent, ou bien qu’on fasse d’abord part égale, si l’on prétend à la réciproque. Je sais de reste que les hommes de cette sorte, comme tous ceux qui, en quelque domaine, ont brillé hors du commun, si, de leur vivant, ils sont à charge aux autres – à leurs pareils avant tout, mais à tous ceux aussi avec qui ils se trouvent en relations – n’en laissent pas moins, parmi les générations suivantes, à quelques-uns la prétention, même inexacte, de leur être apparentés, et à la patrie qui fut la leur la fierté de les revendiquer comme étant non pas des étrangers ou des gens fourvoyés, mais des hommes à elle, dont les actes furent grands.

Voilà ce que j’ambitionne et qui vaut tant de bruit à ma conduite privée ; voyez si j’en suis, pour conduire la politique, inférieur à personne : en groupant, sans grands risques ni dépenses pour vous, ce qu’il y a de plus puissant dans le Péloponnèse, j’ai amené les Lacédémoniens à jouer en un jour, à Mantinée, le tout pour le tout, et il est résulté de là que, victorieux pourtant dans la bataille, ils n’ont pas encore, aujourd’hui même, une confiance assurée.

Ces deux passages forment une paire indissociable. Ils appartiennent à deux discours qui se répondent et dans lesquels les propos des orateurs sont orientés. Toutefois, malgré son évidente subjectivité, le discours de Nicias constitue sans doute le jugement le plus objectif sur Alcibiade lorsque Nicias affirme que tout ce qu’Alcibiade recherche est d’exercer et de détenir l’archè. Nous commentons, plus loin, ce double portrait sous

le prisme de la volonté d’archè .

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2. VI, 89 et 92 : nouvel autoportrait à Sparte dans la position d’un exilé.

Nous commentons ce passage dans le chapitre suivant. Nous n’en donnons donc pas le texte ici. Il vient compléter le portrait d’Alcibiade pour ce qui est de la tradition familiale invoquée et de l’importance de l’honneur.