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La description du citoyen : un portrait ambivalent

2. La volonté d’ archè d’Alcibiade : indices de pleonexia

2.2. Deux avertissements de Thucydide : V, 43 et VI,

Les premières actions d’Alcibiade et le portrait qu’il fait de lui-même ne sont pas rapportés par Thucydide sans quelques précautions. En tête de chacun d’eux, Thucydide place une analyse personnelle du personnage qui a vocation à avertir le lecteur de sorte qu’il soit apte à interpréter les propos d’Alcibiade selon la perspective voulue par l’auteur. Ainsi, avant de faire le compte rendu au style indirect des débats relatifs à l’alliance argienne, Thucydide intègre un premier portrait (V, 43, 2-3). Puis l’historien ajoute à ce dernier un complément (VI, 15, 2-4) qu’il intercale entre le premier discours de Nicias et la prise de parole d’Alcibiade à propos de l’expédition de Sicile. Tout en reprenant le thème de la philotimia, revendiqué

par Alcibiade comme nous l’avons vu, Thucydide ajoute la philonikia comme indice de la pleonexia d’Alcibiade. Ces deux passages, révélateurs de l’analyse personnelle de Thucydide,

ne sont pas pour autant identiques, car si Thucydide montre la pleonexia d’Alcibiade dans les

deux, il donne également au second une fonction d’analyse historique.

Dans la première partie du portrait (V, 43, 2-3), Thucydide annonce dès la première phrase les thèmes de la jeunesse, de l’axia personnelle et de la timè familiale. La recherche

des honneurs est présentée sous un jour négatif, contrairement à la définition donnée par Alcibiade, mais le portrait pris dans son ensemble est ambigu. Comme Simon Hornblower le signale, Thucydide indique deux causes au choix d’Alcibiade en articulant sa phrase par la construction ᾧ ἐδόκει μὲν καὶ ἄμεινον […] οὐ μέντοι ἀλλὰ καὶ […]41. La première cause

est une conviction sincère et profonde : Alcibiade juge l’alliance argienne préférable pour les Athéniens. Toutefois, si nous rejoignons Simon Hornblower dans sa recommandation de ne pas négliger cette première cause de l’opposition d’Alcibiade, nous ne pensons pas comme lui que seules les motivations personnelles sont développées par Thucydide dans le passage. Les arguments politiques sont bien présents en V, 43, 3 et s’accordent tout à fait avec l’attitude d’une partie des Lacédémoniens42. La seconde cause est personnelle : Alcibiade,

froissé par les Lacédémoniens, Nicias et Lachès, s’oppose aux Lacédémoniens en raison de ce que Thucydide désigne par l’expression φρονήματι φιλονικῶν, mise en valeur dans la phrase comme nous l’avons précisé43.

41 ACT III, p. 101.

42 Voir infra, p. 232-235.

43 Voir supra p. 187. Il serait également utile de commenter l’édition et la traduction de ce passage,

car elles ont connu des variations importantes selon les époques. Le consensus codicum, formé par les

six manuscrits les plus anciens (ABCEFM), contient la leçon οὐ μέντοι ἀλλὰ καὶ φρονήματι φιλονεικῶν ἠναντιοῦτο. Le texte a été établi ainsi dans les éditions de L. Valla (1527) et d’H. Estienne (1588 et 1594), ou encore au xixe siècle par A. Firmin-Didot (1833) et F. Haas (1840). Cependant, les principales

éditions modernes – C. Hude pour la Teubner, H. S. Jones et J. E. Powell pour la Lœb, ou encore J. de Romilly pour la CUF – admettent la correction de φιλονεικῶν en φιλονικῶν faite par Stahl en 1873.

L’expression de Thucydide est ici ambiguë. Elle pourrait ici s’entendre en bonne part : un désir de vaincre dû à la conscience de sa valeur ; comme en mauvaise part : un désir de victoire dû à l’orgueil ou la présomption. C’est le contexte général du passage, dont l’adjonction du verbe φιλονικεῖν, qui semble donner la préférence à une interprétation négative du φρόνημα d’Alcibiade44. Il doit être entendu, comme Arnold Gomme et

Simon Hornblower le soulignent, de la même manière que le φρόνημα dont les Argiens faisaient preuve peu de temps auparavant vis-à-vis des Péloponnésiens : comme les Argiens qui « ne prétendaient à rien moins qu’à l’hégémonie dans le Péloponnèse »45,

Alcibiade ne prétend à rien moins qu’à l’emporter face à ses adversaires politiques dans Athènes. Thucydide continue ici de développer le thème de la lutte pour l’hégémonie, à l’échelle des cités et des individus. Pour les cités, le φρόνημα des Argiens est un symptôme de l’impossibilité de la paix et de la stabilité. À Athènes, il reconnaît en Alcibiade des attitudes et un comportement qui pourraient être propices au développement d’une stasis.

Dans le complément (VI, 15, 2-4) qu’il apporte au portrait d’Alcibiade fait au livre V, Thucydide poursuit cette analyse et fournit une vision plus fouillée et complexe. Cette fois encore, la politique proposée par Alcibiade a toujours deux causes, que l’historien décompose en sous-catégories46. D’une part, il veut s’opposer (ἐναντιοῦσθαι) à Nicias

« dont il était, d’une façon générale, l’adversaire en politique, et qui, de plus, l’avait attaqué en passant ». D’autre part, il désire le commandement (στρατηγῆσαι) « se flattant (ἐλπίζων) par là, tout à la fois (ἅμα), de conquérir la Sicile, puis Carthage, et, si la fortune le favorisait (εὐτυχήσας), de servir ses intérêts privés (τὰ ἴδια ὠφελήσειν) sous le rapport de l’argent (χρήμασί) et de la réputation (δόξῃ) ». La première cause reprend la description de la philonikia d’Alcibiade. Sans la minorer, Thucydide lui trouve

également une justification conjoncturelle dont Nicias est en partie responsable. Ses attaques conduisent logiquement Alcibiade à s’opposer à lui. En revanche, la seconde cause n’est pas liée à un souci sincère de l’intérêt de la cité comme dans le cas de l’alliance argienne. Thucydide envisage ici la conquête de la Sicile et de Carthage uniquement sous l’angle de la gloire et de l’argent.

44 À l’opposé, φρόνημα a un sens positif de «  conscience de sa valeur  » face à l’ennemi, « fierté » (II, 43, 6 ; II, 61, 3), voire « orgueil » dans le dernier discours de Périclès. Καταφρόνημα et καταφρόνησις y prennent paradoxalement cette même valeur positive, car la distinction faite par Périclès entre αὔχημα et καταφρόνησις, dont le καταφρόνημα est la manifestation, y est fondée sur la γνώμη (un dédain justifié). Voir II, 62, 3-4. Comparer à Plutarque, Vie d’Alcibiade, 16, 1 où

le mot φρόνημα est pris en bonne part (« intelligence »). 45 V, 40, 3. Voir HCT IV, p. 49 et ACT III, p. 95 et 101.

46 À propos de la construction βουλόμενος A τε B τε ἐπιθυμῶν par laquelle Thucydide explique les motivations d’Alcibiade, voir HCT IV, p. 240-241.

Ainsi, avec ce portrait en deux parties, Thucydide décrit Alcibiade en proie à la pleonexia,

sans jamais user du mot47, mais par l’évocation claire de ses éléments constitutifs : la

philonikia, un sens exacerbé de la timé, et enfin la recherche d’un intérêt privé, tant

pour la renommée que pour l’argent. Dans le laps de temps qui sépare V, 43 de VI, 15, la pleonexia d’Alcibiade s’est intensifiée, dans le regard de Thucydide du moins. Nous

en voulons pour preuves l’ajout des raisons financières, mais également l’évolution de Thucydide dans sa manière de qualifier l’intensité que met Alcibiade dans son action. En 420, l’historien reprend les mots d’Alcibiade lui-même : « invitant les gens de cette ville à se présenter au plus tôt avec des Mantinéens et des Éléens pour offrir leur alliance : le moment, disait-il, était bon et lui-même servirait leur cause de toutes ses forces »48. En 415, Thucydide emploie le superlatif προθυμότατα ; or « l’ardeur

passionnée  » (τὸ πρόθυμον) est bien le résultat de la pleonexia et de la philotimia

lorsque la philonikia domine. Dans ce complément qu’apporte Thucydide au portrait

fait dans le livre précédent (V, 43, 2-3), l’action d’Alcibiade, comme Françoise Frazier le remarquait, est désormais présentée « dans les mêmes termes que celle de Cléon »49.