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Alcibiade entre hybris et tolma (entre démesure et audace) chez Thucydide ? : approche critique des sources

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Academic year: 2021

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Submitted on 16 Jan 2021

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audace) chez Thucydide ? : approche critique des sources

Daniel Battesti

To cite this version:

Daniel Battesti. Alcibiade entre hybris et tolma (entre démesure et audace) chez Thucydide ? : ap-proche critique des sources. Histoire. Université Bourgogne Franche-Comté, 2019. Français. �NNT : 2019UBFCC004�. �tel-03112233�

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PRÉPARÉE À L’UNIVERSITÉ DE FRANCHE-COMTÉ

École doctorale n° 594

ED Sociétés, Espaces, Pratiques, Temps (SEPT) Doctorat d’histoire ancienne

Par

M. Daniel BATTESTI

Alcibiade entre

hybris et tolma (entre démesure et audace) chez Thucydide ?

Approche critique des sources

Thèse présentée et soutenue à Besançon, le mardi 15 janvier 2019 Devant un jury composé de :

M. Patrice BRUN Professeur d’histoire ancienne

Université Bordeaux 3 Président

Mme Emmanuèle CAIRE Professeur de langue et littérature grecques

Université Aix-Marseille Rapporteur M. Jean-Christophe COUVENHES Maître de conférences en histoire ancienne

Université Paris-Sorbonne Membre M. Ugo FANTASIA Professeur d’histoire ancienne

Université de Parme Rapporteur

Mme Marie-Rose GUELFUCCI Professeur de langue, littérature et civilisation grecques

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à Madame le professeur Marie-Rose Guelfucci, sans elle cette thèse ne serait pas ; à Monsieur Olivier Battistini, le premier à m’avoir parlé de Thucydide ;

aux membres de mon jury de thèse, Madame Emmanuèle Caire, Messieurs Ugo Fantasia et Patrice Brun, Jean-Christophe Couvenhes et Jean-Marie Kowalski, pour m’avoir fait l’honneur d’accepter d’être présents à cette soutenance et d’examiner ce travail de recherche ;

à Monsieur le professeur Antonio Gonzales, directeur de l’ISTA, et à tous les membres de cette équipe où cette recherche a été accueillie aussi bien que son auteur ;

aux professeurs et aux chercheurs qui m’ont encouragé et apporté des critiques en différentes occasions, et en particulier à Mesdames Sylvie Pittia et Gabriella Ottone, et Messieurs Ugo Fantasia, David Bouvier, Thomas Schmidt, Eugenio Amato, Pierre Sarr, Laurent Gourmelen, Philip de Souza, Bertrand Lançon, Guy Labarre et Georges Tirologos, sans oublier Jean-Yves Guillaumin et Thomas Guard qui n’ont jamais cessé de me soutenir et de me ranimer, avec fermeté et bienveillance, dans les moments de découragement ;

aux bibliothèques – aux personnels et aux institutions – où j’ai eu la chance de travailler, et tout particulièrement à celles de l’université de Franche-Comté et de l’ISTA, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et à la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne ouvertes jusque dans les premières heures de la nuit, et à celle de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm dont j’ai profité dans les dernières semaines de rédaction ;

à mes collègues de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, pour leur compréhension dans les semaines qui ont précédé la remise de ce manuscrit ;

à celles et ceux qui m’ont relu (Jean-Yves Guillaumin, Marie-Odile, Sevim, Sophie qui ont relu des parties, et enfin Odile qui a relu la totalité), ils n’ont eu que peu de temps, les erreurs qui demeurent ou que j’ai faites en reportant les corrections m’incombent ;

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Le lecteur trouvera un sommaire présentant la structure de la thèse (parties et chapitres) au début du volume, et une table des matières précise à la fin.

Les références au texte de Thucydide sont données sans mention de l’auteur.

Sauf mention contraire, les traductions françaises des sources antiques proviennent toutes de la « Collection des Universités de France » (CUF) aux Belles Lettres. Les références de ces éditions sont données en fin de volume. Les traductions personnelles ont été revues par M.-R. Guelfucci.

Les références bibliographiques sont présentées selon le type « Harvard » dans les notes infrapaginales, afin d’éviter les mention loc. cit. et op. cit.

Nous avons suivi les usages et les habitudes du français pour la transcription des noms propres et du grec.

Les cartes présentées en appui de la démonstration ont été produites à partir d’images satellites, et non pas à partir de fonds vierges, afin de conserver l’impression des reliefs. La localisation des sites et des structures archéologiques est issue du projet Pleiades (https://pleiades.stoa.org/) qui reprend en grande partie le Barrington Atlas of the Greek and Roman World. Nous avons aussi pris en compte les indications plus précises

dans les travaux que nous avons consultés et dont nous indiquons les références dans notre bibliographie.

Enfin, toutes les dates concernant l’Antiquité sont, sauf mention explicite, avant notre ère.

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Sommaire

Introduction et prolégomènes à l’étude � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 9

Première partie.

Alcibiade et le prisme des sources :

La construction d’une figure

Prismes littéraires, réception moderne et historiographie

Chapitre 1� Les sources contemporaines et les sources proches � � � � � � � � � � �69 Chapitre 2� Les sources postérieures � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � �111 Chapitre 3� La construction d’une figure� Esquisse de la réception littéraire moderne et d’historiographie� � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 139

Deuxième partie

Le citoyen et sa cité : Alcibiade en démocratie

Chapitre 4� La description du citoyen : un portrait ambivalent � � � � � � � � � � 181 Chapitre 5� Le jeu des ambitions au service d’une cité prise dans les bouleversements � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 219 Chapitre 6� Amplification, rumeurs et indices à interpréter � � � � � � � � � � � � 271

Troisième partie

Conduire la guerre : stratégie, tactiques et économie

Chapitre 7� L’impérialisme d’Alcibiade : automatisme et représentation de l’archè� � 303

Chapitre 8� Les modes d’action et les moyens � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 333 Chapitre 9� Les finances militaires � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 377 Conclusion en forme de synthèse d’étape� � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 425

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Annexe 1� Hybris chez Thucydide � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 431

Annexe 2� Éléments biographiques et exempla dans les Moralia � � � � � � � � � 433

Annexe 3� Principales sources antiques citées à la Renaissance � � � � � � � � � � 435 Annexe 4� Livrets d’opéra dédiés à Alcibiade � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 437 Abréviations � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 439 Bibliographie� � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 441 Index � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 463

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Introduction

De son vivant, Alcibiade était un personnage polémique. Pour la postérité, il est depuis l’Antiquité même une personnalité contrastée qui interroge. Un «  être contestable et contesté, tour à tour adoré et abhorré, [qui] continue à intriguer et à séduire l’historien et l’humaniste en quête non seulement de saints et de héros, mais aussi de types originaux d’une humanité haute en couleurs et en relief »1. Sa vie, riche

en rebondissements, contient à la fois tous les éléments d’une tragédie, d’un roman d’aventures ou encore d’une réflexion politique ou philosophique. Cette multiplicité des facettes d’Alcibiade se reflète généralement dans les sous-titres des ouvrages qui lui ont été consacrés depuis les années 1990. Ainsi, Jacqueline de Romilly réfléchissait sur Les dangers de l’ambition et le rôle de l’opinion publique ; Peter John Rhodes s’est

attaché à décrire un Athenian Playboy, General and Traitor ; enfin, il y a quelques

mois, David Stuttard plaçait la vie d’Alcibiade sous le signe de la Némésis.

Lorsque nous avons nous-même commencé cette étude, notre sujet de thèse était sur Thucydide, la source première. Nous avions, nous aussi, fait le choix de l’hybris pour

aborder Alcibiade, et nous entendions alors ce mot dans son sens le plus habituellement utilisé et exploité de démesure, celle de l’impérialisme d’Alcibiade, pour qui la cité ne doit

jamais rester en repos et sans cesse conquérir. À cette hybris, nous avions adjoint la tolma,

l’audace, celle de l’expédition de Sicile qui provoque le thambos (l’étonnement, la stupeur ou

la fascination) et à laquelle Hermocrate veut répondre par la même audace2. Avec ce choix,

nous souhaitions considérer les aspects démesurés des projets d’Alcibiade en les inscrivant dans une étude pratique des faits militaires. Dans notre titre, nous avons cependant choisi 1 Delaunois 1978, p. 126.

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de translittérer les mots grecs en caractères latins pour indiquer que la traduction en reste réductrice et pour signifier leur ambivalence3. Celle-ci s’est confirmée au fur et à mesure de

notre recherche avec l’apparition d’autres acceptions et d’autres mots. À l’hybris-démesure

est venue s’ajouter l’hybris dans son sens premier et juridique, la violence, les outrages et

les atteintes à la personne. Alcibiade en est un célèbre exemple depuis l’Antiquité. Ce sens a fait ressortir du texte de Thucydide le champ lexical de la recherche des honneurs (philotimia), de celle de la victoire (philonikia) se doublant d’une ardeur passionnée (to prothumon), du non-respect des lois et des usages (paranomia). Causes ou effets tous liés

à l’archè par Thucydide lui-même, dans l’analyse des raisons de toute stasis dans la cité4.

En lisant les autres sources, nous avons pu constater la permanence de ces mots dans les portraits successifs d’Alcibiade, tandis que leurs sens pouvaient varier ou changer. Ces textes se faisaient écho parfois de manière inattendue. Parallèlement, des dissonances importantes apparaissaient dans le corpus des sources, sans avoir fait l’objet d’études approfondies jusqu’à présent. Enfin, en analysant les actions d’Alcibiade dans le domaine de la guerre, nous avons pu constater l’existence d’une qualité certaine , et généralement peu mise en valeur, de la pensée stratégique ou des choix tactiques d’Alcibiade dans son action même, mais également par rapport aux autres stratèges athéniens. Ces principales étapes dans l’élaboration de notre sujet ont modifié en profondeur la forme que nous souhaitions donner à notre analyse. En premier lieu, il était nécessaire d’abandonner le genre biographique, c’est-à-dire une étude chronologique de la vie d’Alcibiade. Une biographie permettait de suivre sa vie, mais elle ne permettait ni de montrer l’élaboration littéraire de sa figure historique, ni de mettre en lumière, à côté de ses différences affichées ou de ses écarts et manquements, les aspects structurants de sa personnalité d’homme d’État, dans ses actions diplomatiques, politiques ou ses commandements militaires. Cependant, avant d’indiquer précisément l’organisation et la structure de notre texte, un état des lieux bibliographique est nécessaire ; dans cette introduction, il ne peut être que bref. Étudier la bibliographie relative à Alcibiade pourrait constituer un essai d’historiographie en soi. Nous ne présentons donc pas l’intégralité de la bibliographie consultée et utilisée, mais les principaux travaux antérieurs qui ont contribué à alimenter aussi bien notre réflexion que la construction même de notre sujet.

3 Afin de mieux rendre explicites les traditions différentes présentes dans le corpus des sources littéraires à propos de l’hybris et de la tolma d’Alcibiade, nous avons ajouté un point d’interrogation

à notre titre. Cet ajout s’accorde avec les conseils et les observations des membres du jury. 4 III, 82, 8.

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L’ouvrage de référence sur Alcibiade, en France comme à l’étranger, reste celui de Jean Hatzfeld5, Alcibiade : Étude sur l’histoire d’Athènes à la fin du ve siècle, dont la

première édition remonte à 1940. Il s’agit d’une étude universitaire sous la forme d’une biographie. Bientôt quatre-vingts ans se sont écoulés depuis sa parution, mais son auteur se distingue toujours par une maîtrise du corpus des sources littéraires et épigraphiques. Son analyse est précise, toujours juste aujourd’hui. Néanmoins, l’émergence de nouvelles thématiques dans le domaine des sciences de l’Antiquité, les découvertes faites et les travaux menés depuis, permettent d’envisager aujourd’hui une approche renouvelée. Après Jean Hatzfeld, le genre biographique a été reproduit à plusieurs reprises, en français, en anglais et en allemand. Pour les anglophones, Walter Ellis6 écrivait un Alcibiades

en 1989, puis en 2011, Peter John Rhodes7 faisait de même sous le titre de Alcibiades.

Athenian Playboy, General and Traitor. Toujours en  2011, paraissait en allemand le Alkibiades Staatsmann und Feldherr d’Herbert Heftner8. Enfin, peu de temps avant

que nous achevions la rédaction de cette thèse, David Stuttard9 est venu ajouter sa

contribution à l’édifice. Ces biographies ne sont pas identiques à celle de Jean Hatzfeld – leur plan diffère parfois –, mais elles en sont toutes des héritières. Malgré des mises à jour, elles n’ont pas remis en cause la prépondérance de l’étude de l’helléniste français. Elles sont toutes le fruit de travaux universitaires, mais leurs auteurs les ont composées pour un public qui rassemble à la fois les universitaires et les amateurs éclairés10.

5 Hatzfeld  1951. Nous ne commentons pas les principaux travaux qui ont précédé l’ouvrage de J.  Hatzfeld. Pour ceux en langue allemande, ce dernier en fait une critique sévère dans son introduction (p. XI-XII). À propos de F. Taeger qui, en 1925, voyait en Alcibiade un Führer, outre la note de J. Hatzfeld, voir Delaunois 1978, p. 126. Nous ajoutons simplement les deux volumes de H. Houssaye (1873I et 1873II) que J. Hatzfeld ne mentionne pas. Il s’agit du premier ouvrage en langue

française citant et utilisant les sources littéraires. 6 Ellis 1989.

7 Rhodes 2011.

8 Heftner 2011. Nous avons peu consulté l’ouvrage de H. Heftner. Pour un compte rendu mettant en parallèle la biographie de P. J. Rhodes avec celle de H. Heftner voir Nývlt 2014. Ce livre est lui aussi destiné à un public large.

9 Stuttard 2018. Nous n’avons pu consulter cet ouvrage que tardivement. Nous ne pouvons donc en faire une critique complète et juste. Néanmoins, par son titre et le découpage de ses chapitres, l’auteur s’inscrit dans une lecture traditionnelle d’Alcibiade victime de la démesure (hybris) le conduisant à un juste châtiment (nemesis). Son titre reprend celui de l’ouvrage de

G. F. Hertzberg parue en 1853.

10 Voir les choix et les explications de J. de Romilly (1995, p. 13) qui se retrouvent dans les principales biographies faites après celle de J. Hatzfeld. Ces ouvrages sont documentés et font toujours référence aux sources ; en revanche, « les discussions de détail » sont souvent abrégées, tels les problèmes d’édition, les difficultés méthodologiques ou encore les sources peu connues.

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Pour les travaux sous la forme biographique, celui de Jacqueline de Romilly11, Alcibiade ou

les dangers de l’ambition, est lui aussi héritier du travail de Jean Hatzfeld, mais il mérite

d’être considéré à part en raison de l’influence majeure qu’a eue son auteur sur les études thucydidéennes et la vision d’Alcibiade au xxe siècle12. Avant tout, Jacqueline de Romilly

a analysé Alcibiade à travers le prisme de l’impérialisme athénien qu’elle a fait apparaître dans le texte de Thucydide. Nous ne remettons évidemment pas en cause l’implication d’Alcibiade dans ce thème d’étude, et les conclusions de Jacqueline de Romilly sont toujours instructives et précieuses. Mais, sur certains points, elles peuvent être prolongées en adoptant une nouvelle approche. C’est le cas du livre  V où Jacqueline de  Romilly a dû accorder davantage d’attention à la seconde préface de Thucydide et au dialogue des Athéniens et des Méliens, travaillant ainsi moins en profondeur le difficile contexte diplomatique des années de paix (421/15). Au-delà de cette réserve mineure, il faut noter que la place accordée à l’hybris dans le sens tragique marque profondément la lecture que Jacqueline de Romilly

fait d’Alcibiade. Enfin, et c’est là souvent le risque en histoire, le moment où Jacqueline de Romilly exprima sa théorie de l’impérialisme athénien – c’est-à-dire à la fin des années 1930 – a indiscutablement permis de donner un nouveau regard sur le texte de Thucydide, et d’en dégager durablement une nouvelle compréhension et de nouvelles approches, mais il l’a parfois elle-même conduite à des analogies historiques trop hâtives et malheureuses13.

Ces biographies mises à part, l’essentiel de la littérature scientifique sur Alcibiade est constitué d’articles en nombre et de quelques monographies. Ce serait une gageure ici de tenter de dresser une liste exhaustive. Nous présentons donc uniquement les cas les plus typiques de l’évolution bibliographique.

Outre les travaux cités plus haut, quelques noms se dégagent dans la bibliographie par leurs positions opposées et le conflit qui s’ensuit.

On citera tout d’abord Malcolm F. McGregor14 qui publie en 1965 un texte prononcé

trois ans auparavant. De l’aveu même de l’auteur, il s’agit d’une «  dangerous speculation ». McGregor tente de définir la pensée d’Alcibiade pour approcher ses 11 Romilly 1995.

12 Voir notamment Romilly 1951, p. 168-195 et 277 et 2005, p. 147-156.

13 Pour exemple, nous en citons une. En décrivant le retour d’Alcibiade en 407, J. de Romilly écrit : « En fait, l’histoire a connu des retours glorieux de héros vainqueurs. Nous nous sommes tous précipités pour apercevoir de Gaulle, fût-ce de loin. Nous avons tous pleuré d’émotion dans les fastes des Champs-Élysées redevenus français. Nous aurions voté tout au monde pour dire merci à celui qui la veille encore, était un rebelle. Mais attention ! Le héros que nous fêtions n’avait pas été condamné par un tribunal populaire. Il n’avait jamais trahi son pays. Il n’avait pas été trouver Hitler, pour l’aider à vaincre la France. Il n’avait pas été aux États-Unis suggérer que ceux-ci devaient aider l’Allemagne… » (Romilly 1995, p. 201-202).

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motivations. En une vingtaine de pages, il présente un Alcibiade qui a la faculté de prévoir le cours des événements et agit par conséquent délibérément – il ne s’agit aucunement là de pronoia politique, tactique ou stratégique.

Les travaux d’Édouard Delebecque suivent de peu l’article de Malcolm F. McGregor. Sa monographie Thucydide et Alcibiade paraît tout d’abord en 1965 , et deux ans plus

tard une édition commentée du livre VIII de Thucydide, Thucydide Livre VIII15. Ces

deux livres forment une paire indissociable. Le second contient le texte du huitième livre de Thucydide réordonné selon les principes qui ont conduit l’auteur à écrire son premier livre. Édouard Delebecque retrace le parcours d’Alcibiade tel qu’il est décrit par Thucydide du livre V au livre VIII. Son point de départ n’est pas l’apparition d’Alcibiade dans le récit, mais la seconde préface de l’œuvre16. Ce découpage est

révélateur du choix d’Édouard Delebecque de montrer comment Thucydide construit son histoire. À travers la méthode de Thucydide, Édouard Delebecque recherche et expose les indices de contacts et d’échanges entre Thucydide et Alcibiade. La principale thèse d’Édouard Delebecque se résume ainsi17 : Alcibiade, pour le livre VIII, a été un

des principaux informateurs de Thucydide, ce qui explique un changement d’opinion de l’historien à son égard. Si les travaux de Malcolm F.  McGregor et d’Édouard Delebecque diffèrent autant par leur méthode, ils se rejoignent pourtant dans une lecture positive d’Alcibiade.

À l’opposé de ces deux lectures, il faut mentionner deux auteurs. En premier lieu, Peter A. Brunt qui propose en 1952 – donc avant les travaux de Malcolm F. McGregor et d’Édouard Delebecque  – de voir Alcibiade comme un informateur suivi par Thucydide pour des faits rapportés aux livres  V, VI et VIII. L’auteur, à travers un nouvel examen de Thucydide, identifie une certaine connivence entre l’historien de la guerre du Péloponnèse et le stratège de l’expédition de Sicile. Selon lui, le jugement de Thucydide « may have been warped by the charm and brilliance of Alcibiades’ personality, or again he may not always have been able to check from other sources the estimates of his own influence which were implicit in the information that Alcibiades gave him »18. Thucydide serait alors élogieux et grandirait le rôle d’Alcibiade – par

15 Delebecque 1965 ; 1967a. On verra également Delebecque 1975, cette fois sur Alcibiade dans les Helléniques.

16 V, 26.

17 L. Séchan, un an après la parution, a fait un compte rendu long et précis des principaux apports de Delebecque 1965. Voir Séchan 1966.

18 Brunt  1952, p.  95-96. Précisons que l’auteur remarque les aspects négatifs du portrait d’Alcibiade par Thucydide, mais il les limite à l’intérêt personnel qui, selon lui, n’impliquerait pas une diminution de l’admiration de Thucydide envers Alcibiade.

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exemple dans les négociations diplomatiques du livre V –, tandis qu’il diminuerait ses erreurs – comme l’expédition de Sicile – et son mauvais comportement – par exemple l’adultère avec Timaia.

Edmund F.  Bloedow ne suit pas la même méthodologie que Peter A.  Brunt. Ses travaux se caractérisent par une méfiance envers toutes les sources antiques traitant d’Alcibiade. Ainsi, il publie un long article en  197319, Alcibiades reexamined dans

lequel il décrit Alcibiade comme un mystificateur. Selon lui, le rôle d’Alcibiade n’a pas été aussi important que celui que, non seulement la bibliographie, mais surtout les sources lui accordent. Plus qu’une lecture négative d’Alcibiade, Edmund F. Bloedow tente de retirer à Alcibiade son statut de figure majeure de la seconde moitié de la guerre du Péloponnèse. Si l’on considère les comptes rendus qui en ont été faits, son travail a été très négativement accueilli par la communauté scientifique20. Au

début des années  1990, Edmund F.  Bloedow défendra les mêmes théories par la parution quasi-simultanée de cinq articles  : un compte rendu négatif de l’ouvrage de Walter  Ellis21  ; un article présentant Alcibiade comme la représentation de

l’irrationnel pour Thucydide22 ; un article sur le début de carrière d’Alcibiade23 ; un

article sur le stratagème de Phrynichos en 41124 ; et enfin un dernier article sur le degré

d’intelligence que Thucydide concéderait à Alcibiade25.

Nous avons dressé à grands traits les principales contributions de la bibliographie directement liée à Alcibiade dans ses aspects polémiques. Il reste à signaler encore quelques contributions importantes qui montrent l’étendue et la diversité des travaux à prendre en considération. Très liés à Alcibiade, mais sous un angle différent, il faut mentionner les travaux qui se sont intéressés à la construction et à la représentation littéraire du personnage

19 Bleodow 1973.

20 Pour les francophones, voir M. Daubies (1975, p. 344) qui conclut par ces mots « J’ai quelque regret à émettre un jugement aussi négatif mais c’est là la rançon de l’esprit de système qui anime l’étude unilatérale de Bloedow. Je gage que les réactions ne tarderont guère et appréhende pour l’auteur un retour de flamme… ».

Pour les anglophones, consulter Ch.  Fornara (1975) pour qui l’objection peut se résumer en quelques mots « Bloedow goes much too far » ; ou encore A. E. Raubitschek (1975) qui commence son compte rendu par « This book should never have been written, let alone published; if it is reviewed here, it is to save others from wasting their time ».

21 Bloedow 1991a. 22 Bloedow 1991b. 23 Bloedow 1991c. 24 Bloedow 1991d. 25 Bleodow 1992.

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par les sources. La contribution la plus importante est celle de David Gribble26, Alcibiades

and Athens. A Study in Literary Presentation. À la même époque, Jean-Marie Giraud

faisait paraître une étude comparative, plus restreinte, d’Alcibiade chez Thucydide et Xénophon27. Enfin, dans un genre différent, il faut citer les travaux de Michael Vickers28.

Plus que la construction littéraire du personnage, ce sont les allusions cachées d’Alcibiade dans la littérature de son époque qui ont retenu l’attention du chercheur. L’approche de Michael Vickers est originale et contribue très certainement à éclairer le personnage d’Alcibiade29. Toutefois, nous ne nous inscrivons pas dans la même démarche que lui

et avons préféré privilégier les sources où Alcibiade est explicitement présent, lesquelles contiennent déjà bon nombre de difficultés à résoudre et de points à discuter.

Enfin, pour clore cet état des lieux bibliographique, nous tenons à mentionner encore quelques travaux et leurs auteurs. Tout d’abord, il faut signaler les travaux d’Henry Dickinson Westlake et d’Olivier Aurenche : le premier pour sa monographie dédiée aux individus chez Thucydide30, à laquelle s’ajoute l’ensemble de ses recherches

thucydidéennes ; le second pour son essai sur Les groupes d’Alcibiade, de Léogoras et de Teucros. Remarques sur la vie politique athénienne en 415 av. J.-C. dont la démarche se

distingue des travaux que nous venons de citer. Nous nommons également Édmond Lévy31 et Philippe Lafargue32. En effet, la thèse d’Édmond Lévy contient au sujet

d’Alcibiade des pistes essentielles et encore peu exploitées aujourd’hui, tandis que Philippe Lafargue a mené un nouvel examen d’un autre personnage de la guerre du Péloponnèse : Cléon, que les sources et la bibliographie associent parfois à Alcibiade, lui opposent plus souvent. Enfin, les commentaires d’Arnold Gomme – poursuivis et complétés à partir du livre V par Antony Andrewes et Kenneth J. Dover –, ainsi que ceux de Simon Hornblower constituent une ressource précieuse.

Notre étude vient s’ajouter à la liste de ces travaux. Elle s’inscrit dans leur continuité pour certains points, les nuance pour d’autres, apporte parfois des nouveautés. Il reste maintenant à exposer l’organisation qui la régit, ainsi que la méthode que nous y suivons. 26 Gribble 1999. On pourra consulter également une thèse italienne qui s’inscrit dans la même démarche. Voir Pacini 2005-2008.

27 Giraud 1998.

28 Dans l’importante production de l’auteur, on pourra consulter rapidement Vickers 1987 [sur Sophocle et Euripide] ; 1989a [sur Aristophane et Euripide] ; 1989b [sur Aristophane] ; 1993 [sur Aristophane] ; 1994 [sur Platon] ; 1995 [sur Aristophane] ; 1999 [sur Thucydide] ; 2000 [sur Euripide] ; 2008 [sur Sophocle].

29 Ce type d’approche avait déjà été menée au sujet d’Alcibiade, voir Delebecque 1967c. 30 Westlake 1968, voir pour Alcibiade le chap. 12 p. 212-260.

31 Lévy 1976, en particulier l’annexe p. 281-282. 32 Lafargue 2013.

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Dans un premier temps, cette introduction se poursuit dans une analyse préliminaire et nécessaire intitulée «  Prolégomènes à l’étude  : les données thucydidéennes sur Alcibiade ». Nous y présentons les événements historiques dans un tableau synoptique où nous mettons en regard le texte de Thucydide, qui est notre source première, avec les principales sources qui le complètent, le confirment ou s’opposent à lui. Cette introduction nous permet également de poser les problèmes méthodologiques qu’implique Thucydide pour notre étude. En contrepoint, nous présentons le corpus archéologique.

La première partie de la recherche répond ensuite à la nécessité que nous avons perçue d’une étude critique détaillée du corpus des sources littéraires ; celui-ci influence et modifie, en effet, la réception que chaque époque a du personnage jusqu’à avoir un effet de prisme déformant. Les sources littéraires relatives à Alcibiade n’avaient jamais fait l’objet d’une étude synthétique dans laquelle se côtoieraient les auteurs du ve siècle

et leurs successeurs, tel Plutarque. Cette partie constitue les fondements sur lesquels notre étude s’établira par la suite et se compose de trois chapitres. Le premier est une étude dédiée aux sources contemporaines, Thucydide excepté, et aux premières sources du ive siècle. Le deuxième analyse les sources postérieures, c’est-à-dire de la moitié du

ive siècle à Plutarque. Dans le troisième chapitre, nous approfondissons cette étude

critique des sources par un examen de leur réception littéraire et une première tentative d’historiographie.

La deuxième et la troisième partie de la thèse sont une analyse plus serrée du texte de Thucydide construites sur la dichotomie entre comportement privé et conduite de la guerre établie par l’historien lui-même comme nous le montrons dans nos prolégomènes. Ainsi, la deuxième partie s’attache à l’étude du citoyen et de sa cité. Dans un premier temps (chapitre  4), nous montrons la méthode avec laquelle Thucydide élabore le portrait d’Alcibiade et les échos de cette description dans le reste du corpus des sources littéraires. Ensuite, au chapitre 5, nous étudions trois instants de la vie d’Alcibiade que Thucydide met en valeur : il s’agit de ses débuts lors de l’alliance argienne, de la trahison en 415, et enfin de son retour dans le camp athénien à Samos en 411. Au chapitre 6, nous poursuivons le portrait d’Alcibiade en étudiant les exagérations postérieures qui viennent s’ajouter à la lecture des sources contemporaines, et nous éclairons l’épisode du retour à Athènes en  407 par une étude critique des sources littéraires et d’une inscription méconnue dans les études dédiées à Alcibiade.

La troisième partie sur la conduite de la guerre se déroule en trois temps. Le chapitre 7 présente la question de l’impérialisme. Il s’appuie sur les travaux de Jacqueline de Romilly et propose une lecture nuancée de l’antilogie de Nicias et d’Alcibiade, ainsi que le commentaire d’un passage de Plutarque. Au chapitre  8, nous étudions les

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commandements militaires d’Alcibiade selon une approche thématique en examinant les opérations dans l’est du Péloponnèse, puis l’utilisation des détroits, et enfin trois remarques sur des pratiques militaires. Notre dernier chapitre est dédié aux actions d’Alcibiade dans le domaine des finances militaires.

Paradoxalement, en choisissant de ne pas écrire une biographie, nous avons pu faire émerger, dans les chapitres que nous venons de décrire, des éléments biographiques méconnus ou ignorés par la bibliographie.

Prolégomènes à l’étude :

les données thucydidéennes sur Alcibiade

Au commencement de notre étude, un état des lieux spécifique à Thucydide est nécessaire. En effet, l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse est le seul récit historique

contemporain d’Alcibiade à nous être parvenu dans une forme non fragmentaire. En outre, chaque action de l’Athénien en particulier est inscrite par Thucydide dans le contexte général des événements de la cité en guerre. À ce titre, elle est la première des sources sur Alcibiade pour l’historien moderne, mais elle ne peut être une source unique. Malgré sa qualité, un examen critique et une confrontation avec le reste du corpus restent indispensables.

Pour ce faire, nous commençons par dégager ici les caractéristiques propres au récit de Thucydide.

Il faut tout d’abord faire un constat général. Outre la pentécontaétie, Thucydide a fait

le récit des vingt et une premières années de la guerre du Péloponnèse, soit de 431 à 411. Mais pour notre sujet, son récit ne couvre que dix années de la vie d’Alcibiade, soit de 421/0 à 411, et cela de manière discontinue. Ce ne sont parfois que quelques mois de sa vie que nous trouvons chez Thucydide, avant de le voir disparaître pendant de longues périodes. Cela n’est pas étonnant. Dans son sujet principal, comme dans ses propos secondaires, l’historien choisit les événements qu’il rapporte en fonction de leur pertinence avec son projet global. La biographie que l’on peut en tirer est donc loin d’être exhaustive. Ainsi, notre source contemporaine la plus substantielle est également partielle et incomplète.

Ce rappel établi, le rapprochement, simplement factuel, fait dans ces prolégomènes avec les autres sources littéraires et une première lecture de la bibliographie nous conduisent à faire trois remarques préliminaires :

- Le portrait d’Alcibiade par Thucydide n’est pas monolithique. Si certains traits de caractère persistent, l’historien en accentue ou en retranche en fonction des

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circonstances. Or, les commentateurs ont souvent eu la tentation de fixer un portrait définitif.

- Malgré son influence sur les sources littéraires qui ont suivi, ce portrait possède des caractéristiques propres que nous ne retrouvons pas toujours chez les autres auteurs. Ces derniers peuvent faire référence à l’historien, le citer, mais assez fréquemment, ils réinterprètent Alcibiade33, parfois en s’opposant à Thucydide,

d’autres fois en ne le comprenant pas.

- Enfin, pour ce qui est de la bibliographie, depuis la moitié du xxe siècle, et en

particulier les travaux de Jacqueline de Romilly sur l’impérialisme athénien chez Thucydide, les études dédiées à Alcibiade se sont focalisées sur la notion d’empire. Ces thèses étaient nouvelles et sont toujours d’une profondeur et d’une exactitude précieuses. Néanmoins, elles se sont parfois développées au détriment d’autres lectures de la source thucydidéenne qui mettent en lumière des aspects différents d’Alcibiade.

Ces prolégomènes répondent donc au besoin d’expliciter ces premières remarques tout en proposant une synthèse nécessaire des faits permettant d’établir le récit chronologique auquel nous nous adosserons par la suite. Ainsi, nous exposons ici brièvement chacun des faits que nous appellerons ensuite dans notre étude. Ce résumé appauvrit bien souvent le texte de Thucydide, mais une étude thématique serait inintelligible sans ces repères chronologiques placés à son commencement. Cette chronologie est structurée en neuf périodes34 :

- les débuts en politique ;

- le projet d’expédition en Sicile ;

- la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères ; - les premières opérations en Sicile ;

- le rappel et le début de la vie de transfuge (représentant quelques mois seulement de la vie d’Alcibiade) ;

- à Sparte, le rôle de conseiller utile, mais suspecté ;

- en Ionie, le rôle d’un commandant sur le théâtre des opérations ; - auprès de Tissapherne, un jeu trouble entre Perses et Athéniens ; - et enfin, la négociation d’un retour.

33 Sur ce point, l’élaboration de la figure d’Alcibiade diffère de la fabrication de la légende noire d’Hyperbolos, où Philochore et Plutarque reproduisent Thucydide, sans apporter de tradition alternative. Voir Brun 1987, p. 185-186. Voir également à propos de la légende noire de Cléon, Lafargue 2013, p. 26-28.

34 Sur le découpage chronologique de la vie d’Alcibiade et son influence sur l’interprétation du personnage, voir infra p. 56.

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Pour l’établir et donner des repères précis, nous nous sommes fondés sur le découpage thucydidéen en années de guerre. Pour chacune d’entre elles, ou pour chaque période lorsque ces périodes sont brèves, nous indiquons dans un encadré, selon l’ordre alphabétique, les principales sources alternatives. Elles peuvent confirmer ou nuancer le récit de Thucydide, ou bien proposer une lecture différente des événements. De cette manière, davantage qu’une biographie résumée, nous voulons proposer un tableau chronologique synoptique accompagné, lorsque cela est nécessaire, de commentaires concis des principales variantes introduites par ces sources.

Dans un deuxième temps, à l’issue de cette chronologie thucydidéenne d’Alcibiade, nous présentons les principaux faits rapportés par d’autres sources et absents du texte de Thucydide. Ils sont antérieurs à 420 ou postérieurs à 411.

Enfin, pour clore ce chapitre, nous dressons un bilan provisoire des sources alternatives, des caractéristiques et des problèmes méthodologiques propres à Thucydide. Ces prolégomènes s’achèvent par la présentation d’un contrepoint dédié aux sources archéologiques mentionnant explicitement Alcibiade.

1. La vie d’Alcibiade par Thucydide

1.1. Débuts en politique

Alcibiade apparaît au livre V de Thucydide, au cours de l’été de la douzième année de la guerre (mars 420-février 419). La paix de Nicias a été conclue l’année précédente. Son application reste très partielle. Des tensions ne cessent de s’intensifier entre les Athéniens et les Spartiates, mais aussi au sein même de l’alliance péloponnésienne. L’historien situe le personnage immédiatement sur la scène politique athénienne  : Alcibiade est de « ceux qui, à Athènes, [sont] pour la rupture du traité »35. Dans ce

débat, il se distingue par son origine familiale « fils de Clinias ; son âge [fait] de lui encore un jeune homme, selon les critères admis ailleurs, mais le renom de ses ancêtres lui [vaut] de la considération ». La remarque de Thucydide à propos de la tentative d’Alcibiade de restaurer son statut de proxène36 « en s’occupant des Lacédémoniens

faits prisonniers dans l’île » – c’est-à-dire à Sphactérie – indique qu’il faut situer ses débuts en politique au moins entre la septième année de la guerre (mars 425-février 424) et la douzième.

35 V, 43, 2. Pour notre étude de ce passage, voir infra p. 196 chap. 4.

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Une fois le personnage brossé, Thucydide rapporte le rôle qu’il joue dans les négociations entre Athéniens et Argiens. Nous apercevons un exemple des moyens et des manœuvres que les orateurs pouvaient déployer pour atteindre leurs objectifs. Le jeune Athénien utilise de sa propre initiative des réseaux privés et obtient ainsi l’envoi d’une ambassade argienne à Athènes, sans avoir reçu un quelconque mandat de la part de l’Assemblée37.

Il recourt aussi à un stratagème qui reste assez obscur38. Trois Spartiates, Philocharidas,

Léon et Endios, sont envoyés à Athènes. Leur mission, pour le moins ardue, a des objectifs multiples. Ils doivent empêcher l’alliance des Athéniens et des Argiens, obtenir la restitution de Pylos en échange de celle de Panacton et « s’excuser pour l’alliance béotienne » qui constitue une infraction au traité de paix en vigueur. Si l’on suit le récit de Thucydide, ces derniers déclareraient à la Boulé qu’ils ont les pleins pouvoirs. Ensuite, sur les conseils d’Alcibiade lors d’un entretien privé, ils choisissent d’infirmer l’existence de ces pleins pouvoirs devant l’Assemblée. L’épisode subit un retournement. La terre tremble, et la séance est suspendue. Nicias intervient à son tour lors de la suivante pour empêcher la réalisation de l’alliance argienne et rétablir le dialogue avec les Spartiates. Au-delà de l’anecdote, deux caractéristiques se dégagent de l’épisode. D’une part, Alcibiade est prêt à user d’un style oratoire offensif, comme en témoigne le verbe καταβοᾶω39. D’autre part, son opposition farouche à Nicias est antérieure à 421.

Tous les deux s’affrontent tant dans les orientations stratégiques qu’ils pensent bonnes pour leur cité que pour des motifs personnels. À cette occasion, Nicias échoue, tandis qu’Alcibiade réalise tous ses projets. Les Athéniens s’allient aux Argiens, et lui-même reçoit bientôt de nouvelles responsabilités et de nouveaux honneurs40.

Sources alternatives Diodore de Sicile, XII, 77 : Alcibiade est absent du récit. Plutarque, Vie d’Alcibiade, 14.

—, Vie de Nicias, 9-10.

37 Pour notre commentaire de cette intervention à titre privée replacée dans son contexte, voir

infra p. 222-238 chap. 5.

38 Sur cet épisode, voir Plutarque, Vie d’Alcibiade, 14, 7-11. Sur l’interprétation de ce passage,

voir Hatzfeld  1951, p.  87-93 pour lequel la ruse d’Alcibiade consiste à faire reconnaître aux Spartiates que leurs pleins pouvoirs sont inexistants et inopérants.

39 Le mot est rare chez Thucydide. Outre V, 45, 4, voir I, 73, 1 ; VIII, 85, 2 et 87, 3.

40 Dans toute cette affaire, Alcibiade n’occupe aucune magistrature. Selon toute vraisemblance, il n’est pas stratège en 420/19, et nous ne souscrivons donc pas à la lecture de R. Develin. Voir AO

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L’été suivant (treizième année de la guerre, soit mars 419-février 418), Alcibiade devient stratège pour la première fois. Ce mandat lui permet de mettre en œuvre son programme de reprise du conflit. Il passe ainsi dans le Péloponnèse pour organiser la nouvelle alliance en deçà de l’isthme. On le voit parcourir la péninsule et passer d’une cité à une autre41. À ceux qui vivent près de la mer, il conseille la construction

de longs murs pour s’attacher à l’empire des Athéniens. On sait aussi qu’il médite l’établissement de fortifications sur le Rhion d’Achaïe et coordonne une opération argienne contre Épidaure42. Son projet pour le Rhion est compromis par l’intervention

armée des Corinthiens et des Sicyoniens, tandis que l’opération à l’encontre d’Épidaure se limite à deux invasions argiennes et au pillage du tiers du territoire épidaurien. Si le coup contre Épidaure s’avère limité, les Athéniens se montrent déterminés à ne pas abandonner leurs alliés dans le cas d’une intervention lacédémonienne. Ainsi, un corps de 1 000 hoplites athéniens43 est envoyé sous le commandement d’Alcibiade. L’échec

de l’opération n’est dû qu’à l’intervention diplomatique des Corinthiens qui fait cesser la première invasion  ; tandis que la non-intervention des Athéniens s’explique par l’immobilité des Spartiates qui par deux fois s’avancent jusqu’à leurs frontières sans les franchir, en raison des funestes présages en ce mois de Carneios. Cette inaction est d’ailleurs toute relative, car si aucune bataille rangée ne se produit pendant l’été, les Lacédémoniens installent une garnison à Épidaure au cours de l’hiver, preuve qu’ils ont pris la mesure des risques que le projet d’Alcibiade leur fait courir. L’année s’achève ainsi par une mesure votée sur proposition d’Alcibiade et en réponse à l’installation de la garnison lacédémonienne d’Épidaure. Une inscription est ajoutée sur le décret de la paix de Nicias afin de prendre acte du non-respect des Spartiates. Ce constat entraîne

de facto la réinstallation à Pylos des hilotes de Cranies44.

Sources alternatives

Diodore de Sicile, XII, 78-79 : Alcibiade participe à la bataille de Mantinée comme simple soldat.

Isocrate, Sur l’attelage, 15.

Plutarque, Vie d’Alcibiade, 15 : Alcibiade persuade également les Argiens de construire des

longs murs et de s’attacher à la mer. Cf. V, 82-83.

41 Pour Thucydide (V, 52, 2), il est à la tête « de quelques hoplites et archers athéniens » rejoints par des troupes alliées sur place. Isocrate (Sur l’attelage, 15) parle de deux cents hoplites.

42 V, 53. Les Argiens tentent une nouvelle fois de prendre Épidaure à la fin de l’hiver, voir V, 56, 5.

43 Il s’agit du premier envoi d’hoplites en grand nombre depuis le début de la paix de Nicias. 44 VI, 51, 3.

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L’année suivante (quatorzième année de la guerre, soit mars 418-février 417), les Spartiates décident de réagir aux bouleversements que connaît le Péloponnèse depuis deux années déjà. Agis conduit une expédition contre les Argiens. Alors que les troupes athéniennes n’ont pas encore rallié les Argiens, un nouveau rebondissement intervient. Deux Argiens, un stratège et un proxène de Sparte, agissant de leur propre chef et sans autorisation du peuple, proposent une trêve qu’Agis accepte lui aussi sans l’approbation des « hautes autorités participant à l’expédition »45. Alors que les Argiens se retirent en

direction de leur cité, le corps expéditionnaire athénien de mille hoplites et trois cents cavaliers les rejoint. Alcibiade les accompagne « comme ambassadeur »46. Thucydide ne

dit rien d’une quelconque stratégie, et nous ne pouvons que supposer qu’Alcibiade n’a pas été réélu cette année-là. Quoi qu’il en soit, il parle de concert avec les autres représentants athéniens, au rang desquels les deux stratèges de l’expédition, Lachès et Nicostratos47, et

son rôle n’est pas des moindres comme l’attestera sa crainte lorsqu’il demandera asile à Sparte en 41548. Leur action conjointe décide les alliés à reprendre l’offensive. La première

cible est Orchomène, puis Tégée49. Cette campagne aboutit à la bataille de Mantinée qui,

remportée par les Spartiates et leurs alliés, restaure la réputation des Lacédémoniens50.

Après le combat, les Argiens et leurs alliés se portent au secours d’Argos, attaquée par les Épidauriens. Fort de la présence de nombreux alliés, le camp des Argiens prend l’avantage, et l’opération se transforme en une invasion du territoire d’Épidaure et une tentative d’investissement de la ville. Toutefois, à l’exception de la partie confiée aux Athéniens, aucun des travaux d’investissement ne sera réalisé. En revanche, une garnison, composée par tous les alliés, est laissée dans l’ouvrage athénien sur les hauteurs de l’Héraion.

Dès l’hiver, les Spartiates accentuent leur action à l’encontre d’Argos en fomentant la chute de la démocratie. À cet effet, Lichas51, proxène des Argiens à Sparte, vient à

Argos et présente une proposition dans « le cas où Argos voudrait la guerre, et l’autre 45 V, 60, 1.

46 V, 61, 2 : πρεσβευτοῦ παρόντος. 47 V, 61, 1-2.

48 VI, 88, 9.

49 Cet épisode met en lumière la nature de l’alliance athénienne dans le Péloponnèse. La proposition d’attaquer Tégée est faite par les Mantinéens, auxquels les Athéniens et les Argiens se rallient. Les Éléens, qui préfèrent mener une action contre Lépréon, se retirent et ne participeront pas à la bataille de Mantinée. Ainsi, les alliés ne sont pas contraints d’obéir, et les Athéniens ne dominent pas cette alliance. Malgré le retrait des Éléens au moment du choix de la cible, ils enverront un renfort de trois mille hoplites éléens une fois l’action commencée, mais ce dernier arrivera après la bataille de Mantinée.

50 V, 75, 3. Pour une interprétation de cette bataille par Alcibiade lui-même, voir VI, 16 et notre commentaire infra p. 194-195 chap. 4.

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l’hypothèse où elle voudrait la paix »52. Les débats sont vifs. Alcibiade, lui aussi, est à

Argos, déployant toute son énergie à maintenir les Argiens dans l’alliance athénienne. Malgré ses efforts, les Argiens favorables aux Spartiates s’imposent dans les débats. Un traité est conclu avec les Spartiates, et la décision est prise de « ne pas accepter de hérauts et d’ambassadeurs venant de chez les Athéniens, si ceux-ci ne se [retirent] pas du Péloponnèse en quittant leurs ouvrages fortifiés ». Cette résolution est motivée par la présence d’une garnison athénienne sur le territoire d’Épidaure. L’hiver s’achève par la fin de la grande alliance athénienne dans le Péloponnèse, après seulement deux années53.

Sources alternatives Diodore de Sicile, XII, 80 : Alcibiade est absent du récit.

Plutarque, Vie d’Alcibiade, 15  : Plutarque regroupe la treizième et la quatorzième année

de la guerre. Dans les paragraphes 13 et 14, le biographe fait une synthèse des deux années dans laquelle les événements ne sont pas rapportés par ordre chronologique. Par exemple, l’assemblée relative à l’alliance argienne (419/8) est rapportée après la participation aux Jeux Olympiques et la proposition faite par Hyperbolos d’ostraciser Nicias ou Alcibiade (418/7). Enfin, il affirme plus clairement que Thucydide – au livre V – le rôle d’Alcibiade dans la bataille de Mantinée.

—, Gloire des Athéniens, 351b : Pour une lecture postérieure de la gloire acquise par l’alliance

argienne et la bataille de Mantinée.

La quinzième année de guerre (mars 417-février 416) est synthétisée en quelques paragraphes seulement par Thucydide54. Durant l’été, de nouvelles défections se

produisent en Chalcidique, tandis que les Lacédémoniens interviennent en Achaïe. Thucydide consacre l’essentiel de son récit au retour des démocrates à Argos qui, non seulement veulent reformer l’alliance athénienne, mais souhaitent renforcer le lien avec les Athéniens par la construction de longs murs. L’historien ne dit rien sur le rôle qu’Alcibiade peut jouer dans ces nouvelles relations avec Argos55. Le récit de l’année se

conclut par l’expédition avortée des Athéniens contre la Chalcidique et Amphipolis56.

52 V, 76, 3. 53 V, 81, 1. 54 V, 82-83.

55 Les décisions prises par le parti démocratique d’Argos présentent pourtant des similarités avec l’action d’Alcibiade pendant la treizième année de la guerre, en particulier la construction de longs murs. Il y a peut-être à cette occasion une erreur chronologique de Plutarque (Vie d’Alcibiade, 15, 4).

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Il faut attendre l’été de la seizième année de la guerre (mars 416-février 415) pour voir Alcibiade reparaître. Depuis le printemps 417, les renversements de régime se sont multipliés à Argos. Thucydide ne dit pas explicitement qu’il est stratège, mais nous pouvons le déduire, car il part, au début de l’été, avec vingt navires pour Argos dans le but de s’emparer des Argiens suspects et pro-Spartiates. Ces derniers sont placés en résidence surveillée dans les îles voisines, soit dans un périmètre proche d’Athènes. La décision d’envoyer trente navires contre les Méliens est prise conjointement57.

Sources alternatives

Diodore de Sicile, XII, 81 : La chronologie de Diodore n’est pas claire. Il place ces événements à la fin de la quinzième année. Voir la note de M. Casevitz (Diodore de Sicile, Livre XII [CUF],

p. 131).

Pseudo-Andocide, Contre Alcibiade, 22  : Alcibiade jouerait un rôle important dans les

débats qui conduisent à l’expédition contre Mélos.

*

En 415, Alcibiade est un acteur majeur de la scène politique athénienne depuis environ six années, et sa carrière a débuté dix ans auparavant. À ce moment du conflit, le cours des événements s’accélère, et l’influence d’Alcibiade s’intensifie. Cela nous contraint à abandonner un compte rendu année par année, pour lui préférer des périodes chronologiques ou thématiques dont la durée varie, mais qui correspondent à des changements soudains dans la vie d’Alcibiade. À partir du livre VI, nous proposons d’en voir huit : le projet d’expédition en Sicile, la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères, les premières opérations en Sicile, la trahison, le rôle de conseiller utile mais suspecté à Sparte, la guerre en Ionie du côté des Péloponnésiens, la présence auprès de Tissapherne, et enfin la négociation d’un retour. Nous continuons toutefois à indiquer le changement d’année par une parenthèse en caractères gras.

1.2. Projet d’expédition en Sicile

À la même époque que l’expédition contre les Méliens, le projet de « passer de nouveau en Sicile »58 apparaît de nouveau à Athènes. Ici, Thucydide inverse sciemment l’ordre

de son récit. Avant même de détailler le processus qui conduit à la décision de partir en Sicile, il expose sans détour son véritable objectif. Les Athéniens veulent soumettre l’île. Puis, il juge les conditions dans lesquelles se déroule ce débat. Selon lui, un manque 57 Thucydide ne nomme aucun Athénien, ni stratège, ni représentant, pour cette expédition. Nicias dirige une première expédition contre les Méliens en 426. Voir III, 91. Cf.  Pseudo-Andocide, Contre Alcibiade, 22.

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d’informations vérifiées règne. Ainsi, alors qu’il vient de dire la volonté des Athéniens, il intercale dans son récit une digression géographique et historique à propos de la Sicile. Puis, il commente les causes de l’expédition en distinguant la cause véritable (τῇ ἀληθεστάτῃ προφάσει), le désir de soumettre59, du prétexte (ἅμα εὐπρετῶς)60,

l’assistance due aux alliés et aux frères de race. Une fois ces éléments établis, l’historien rapporte enfin la présence d’envoyés Ségestains à Athènes qui conduit, après plusieurs assemblées, à l’envoi d’une ambassade athénienne en Sicile. Thucydide conclut alors la seizième année de guerre par le récit synthétique de toutes les opérations, en Grèce et en Macédoine, juste avant d’aborder les discussions à propos de l’expédition au printemps et à l’été suivant. Par ces procédés littéraires et son étude attentive et documentée du contexte, l’historien révèle à son lecteur les nombreuses difficultés ignorées par les Athéniens. Il présente aussi l’expédition comme une évidence. Dans les faits, les débats commencèrent pendant l’hiver, et ce n’est qu’au printemps de la dix-septième année de guerre (mars 415-février 414), avec le retour des ambassadeurs athéniens61,

que la décision est votée. Le récit factuel de Thucydide s’étoffe à partir de cet instant. D’après lui, une première assemblée se tient. Là encore, les interventions des Athéniens et des Ségestains en faveur de l’expédition sont fondées sur des « renseignements, séduisants mais peu véridiques » – ἐπαγωγὰ καὶ οὐκ ἀληθῆ. Néanmoins, l’expédition est débattue et votée, et les stratèges sont désignés. Alcibiade, Nicias et Lamachos conduiront soixante navires « avec les pleins pouvoirs »62. Leur ordre de mission est

à plusieurs niveaux. Le premier est de secourir Ségeste. Cela fait, ils pourront rétablir les Léontins. Plus généralement, ils régleront « les affaires de Sicile au mieux de ce qu’ils [jugeront] l’intérêt d’Athènes ». La consigne est plus floue que celle exposée par Thucydide dans la première phrase du livre VI.

Sans entrer pour l’instant dans une analyse détaillée de l’antilogie de Nicias et d’Alcibiade63, il faut dire quelques mots de cet affrontement dialogique. Il s’agit de

la première prise de parole au style direct d’Alcibiade. Son discours est une réponse, point par point, au premier discours de Nicias, qui prendra la parole une seconde fois ensuite. La séance est probablement longue et mouvementée puisque d’autres discours 59 VI, 6, 1.

60 Ici, comme en I, 23, 6, πρόφασις désigne la cause profonde, opposée au prétexte spécieux, dans son plein sens étymologique. L’accent est fortement mis sur ce qui est donné à voir, (εὐπρεπῶς ici et αἱ δ’ ἐς τὸ φανερὸν λεγόμεναι αἰτίαι, I, 23, 6).

61 Alcibiade ne semble pas faire partie de ces ambassadeurs. C’est en tout cas l’impression que produit le récit de Thucydide en VI, 46.

62 VI, 8, 2.

63 Sur le portrait d’Alcibiade dans l’antilogie, voir infra p. 192-195 chap. 4 ; pour les propos sur

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s’intercalent entre les trois discours rapportés par Thucydide. L’antilogie nous révèle une opinion publique partagée et instable. Certes, le parti favorable à l’expédition est majoritaire. Pourtant, il subsiste encore une minorité déterminée à faire avorter le projet. D’autres orateurs parlent dans le sens de Nicias64, et contestent une décision

déjà actée lors de la première assemblée.

La digression faite par Thucydide en introduisant le discours d’Alcibiade renforce l’idée de lutte qui ronge la vie publique athénienne65. L’expédition contre la Sicile n’est

pas la seule ligne de fracture de la société athénienne. À travers elle, des oppositions personnelles s’expriment. En premier lieu celle d’Alcibiade et de Nicias qui s’affrontent déjà depuis une dizaine d’années66. Mais au-delà de cette opposition de deux hommes

politiques issus des hautes classes athéniennes, Thucydide introduit une nouvelle fracture dont Alcibiade est au moins en partie responsable : une partie de l’opinion publique (les πολλοί ) le soupçonne d’aspirer à la tyrannie, mais vote pourtant en faveur de l’expédition de Sicile67. Pour l’historien, il est évident qu’Alcibiade poursuit

des intérêts personnels lorsqu’il propose de conquérir la Sicile. De même, Alcibiade est responsable de son comportement qui laisse penser aux πολλοί qu’il a des ambitions tyranniques. Toutefois, tout en affirmant ces aspects négatifs, l’historien nuance son portrait par une dichotomie : la vie personnelle est condamnable, mais les décisions prises pour la conduite de la guerre sont « les meilleures » (δημοσίᾳ κράτιστα διαθέντι τὰ τοῦ πολέμου)68.

Par la même occasion, cet Alcibiade dichotomique permet à Thucydide de décrire le corps civique athénien qui est travaillé par des passions multiples et partagé par des intérêts contraires qui peuvent se rejoindre temporairement. À côté des groupes d’orateurs favorables ou opposés à l’expédition, il faut surtout prendre en compte ces πολλοί qui, d’une part, penchent en faveur de l’expédition sans pour autant en connaître la portée69, et d’autre part, se méfient de celui qui est le grand artisan de

cette expédition. Ils le soutiennent et développent simultanément une hostilité sourde

64 VI, 15, 1.

65 VI, 15, 2-5. Pour notre commentaire de ce complément du portrait d’Alcibiade, voir infra

p. 196-198 chap. 4. 66 Voir V, 43, 2.

67 Le thème de la tyrannie est récurrent dans la vie politique athénienne. Le corps civique se montre toujours suspicieux envers les dirigeants qui montrent au grand jour leur ambition. Sur les raisons de ce soupçon et son exploitation par les adversaires d’Alcibiade, voir VI, 28 et infra

p. 243-244 chap. 5. 68 VI, 15, 4. 69 VI, 1, 1.

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à son égard. La décision de confier le commandement à Alcibiade avant de le lui retirer quelques mois plus tard nous montre bien à quel point la majorité bascule facilement70.

Dans ce contexte complexe, le second discours de Nicias donne un résultat différent de celui recherché par son orateur. Loin d’inquiéter les Athéniens et de les faire revenir en arrière, Nicias donne à l’expédition un caractère plus réfléchi. Il en montre les difficultés et les moyens à prendre pour les surmonter. Le grand nombre se trouve conforté dans son choix de partir, tandis que ceux qui désapprouvent l’expédition n’osent pas le montrer publiquement. Nicias lui-même se retrouve acculé71.

Sources alternatives Cornélius Népos, Alcibiade, 3, 1.

Diodore de Sicile, XII, 82-84 : la chronologie de Diodore rejoint désormais celle de Thucydide. Justin, Histoire universelle, IV, 1-4, 2 : Justin introduit longuement la seconde expédition

(IV, 1 : géographie de la Sicile ; 2 : histoire de la Sicile ; 3 : rappel de la première expédition athénienne), mais la traite très succinctement en elle-même.

Plutarque, Vie d’Alcibiade, 17-18, 3  : Plutarque nomme le dernier orateur de l’antilogie,

Démostratos. —, Vie de Nicias, 12.

1.3. Mutilation des Hermès et parodie des Mystères

Les préparatifs débutent immédiatement après cette assemblée et se poursuivent jusqu’au milieu de l’été. Le contexte démographique et économique, désormais plus favorable72, les facilite. Cette situation est bien vite perturbée par la mutilation de la

plupart des Hermès en une seule nuit. Cet acte d’impiété (ἀσέβημα) fait une grande impression dans la société athénienne. Dans le contexte que nous venons de décrire, cette affaire cristallise rapidement toutes les angoisses des Athéniens. Certains y voient un mauvais présage pour l’expédition, tandis que d’autres l’interprètent comme l’œuvre d’un groupe de conspirateurs agissant contre la démocratie. Les premières mesures prises montrent l’importance de l’affaire et le climat suspicieux qui règne. 70 Dans ce travail de sape, Nicias joue un rôle incontestable, mais les adversaires les plus redoutables d’Alcibiade ne sont pas mentionnés par Thucydide au cours de l’antilogie. Il faut attendre la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères pour apprendre que Thucydide pense aux démagogues (VI, 28), et l’historien n’en nomme qu’un, et encore de manière rétrospective (VIII, 65).

71 Sur l’identité du citoyen qui prend la parole, voir Plutarque, Vie de Nicias, 12 et Aristophane, Lysistrata, v. 391-396, ainsi que infra p. 305. Contre Cléon, Nicias avait usé d’un procédé similaire

qui s’était finalement retourné contre lui à l’issue de l’expédition de Sphactérie. Voir IV, 28 et 39. 72 VI, 26, 2.

(29)

De fortes récompenses sont offertes en échange d’informations sur la mutilation, tandis qu’un appel est lancé pour rendre public tout acte de sacrilège en garantissant la sécurité du témoin, qu’il soit citoyen, étranger ou esclave.

L’affaire occupe les chapitres 27 à 29, et Thucydide y revient aux chapitres 53 et 60 à 6173. Les faits essentiels sont présents dans son récit, même s’il ne permet pas de

comprendre le déroulement exact des faits. Sur l’instant74, l’historien se contente de

rapporter une seule dénonciation, « venue de métèques et de gens de service », dont le sujet n’est pas la mutilation des Hermès, mais d’autres actes de vandalisme75 et surtout

la parodie des Mystères. Parmi les noms cités, celui d’Alcibiade figure en bonne position. Que ces accusations soient véridiques ou non, ajoutées au comportement

paranomique76 d’Alcibiade, elles servent les ambitions de ceux que Thucydide désigne

par l’expression « les gens à qui ce même Alcibiade [porte] particulièrement ombrage en les empêchant de prendre eux-mêmes solidement la direction du peuple »77. Ce

groupe agit de manière planifiée. Dans un premier temps, il instille un lien entre la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères. Puis, dans un second temps, alors qu’Alcibiade se défend de toute implication et demande avec insistance un procès immédiat, ses ennemis, par l’intermédiaire « d’autres orateurs [soutiennent] que, pour le moment, il [doit] prendre la mer et ne pas faire obstacle au départ : à son retour, on le [jugera] dans un délai déterminé. On [veut] qu’il [n’affronte] les débats que ramené à Athènes sur un rappel, à la suite d’un redoublement de calomnies, qui [sera] plus facile à provoquer, lui absent. On [décide] donc qu’Alcibiade [partira] »78.

L’affaire se poursuit en l’absence d’Alcibiade, et Thucydide y revient donc a posteriori

lorsqu’il indique l’arrivée de la Salaminienne en Sicile avec pour mission de ramener Alcibiade à Athènes. Son récit factuel reste succinct, mais objectif79. Les souvenirs de

la tyrannie ont entraîné une vague d’arrestations parmi des personnages renommés 73 Les chapitres 53 et 60 sont séparés par une longue digression sur les tyrannoctones dont le souvenir influence, d’après Thucydide, l’opinion athénienne en cette circonstance. Pour un résumé récent, voir Hamel 2012.

74 C’est-à-dire dans le fil du récit, VI, 27-29.

75 Ces actes de vandalisme sont antérieurs. Ils sont le « fait de jeunes gens qui s’amusaient et avaient bu ». Toutefois, la mutilation des Hermès a un caractère organisé et généralisé qui ne fait pas penser à un banal vandalisme de fin de soirée. Voir Weil 1893.

76 Le terme n’est pas fréquent en français. Nous l’employons en référence à Thucydide qui caractérise Alcibiade par le mot paranomia. Voir infra p. 209-214 chap. 4.

77 VI, 28, 2. 78 VI, 29, 3.

79 Nous nous rangeons à l’avis de G. Dalmeyda (Andocide, Discours [CUF], p. VIII) pour qui

Thucydide « constate que, sur la vérité ou la fausseté des révélations, “les avis sont partagés”, et il est vrai qu’en pareille affaire il devait rester de l’obscurité ».

(30)

(ἀξιόλογοι ἄνθρωποι). L’un d’entre eux80 produit des aveux qui entraînent la fin de l’affaire

de la mutilation. Tous les individus dénoncés dans cette dernière liste, à l’exception du dernier témoin, sont condamnés. La sentence est exécutée pour ceux présents à Athènes, tandis qu’une récompense est promise à ceux qui tueront les absents. La justice athénienne s’intéresse maintenant à la parodie des Mystères. En l’absence d’Alcibiade, ses ennemis parviennent à imposer l’idée qu’il était à l’initiative de la parodie et surtout que cette impiété était motivée elle aussi par un complot antidémocratique. Ainsi, avant même le rappel d’Alcibiade, on ne peut pas avoir de doute sur le verdict de l’affaire. Enfin, il faut insister sur un détail que Thucydide fournit également a posteriori. Cette

affaire ne se résume pas à une question de politique intérieure propre à Athènes, mais a bien une dimension internationale. D’une part, les Athéniens redoutent une trahison qui aurait pour but de livrer la ville aux Lacédémoniens. D’autre part, alors que la crainte d’un renversement oligarchique à Athènes apparaît, le même sentiment refait surface à Argos, cette fois à l’encontre des hôtes d’Alcibiade, « soupçonnés de menées antidémocratiques ». Thucydide n’explique pas dans le détail la situation d’Argos. Il note simplement que « les Athéniens [livrent] alors aux démocrates argiens, pour qu’ils en finissent avec eux, ceux de leurs compatriotes qu’Athènes [a] relégués en otages dans les îles »81. Or, comme nous l’avons dit, c’est précisément Alcibiade qui

était intervenu à Argos pour rétablir la démocratie et prendre des otages parmi le parti oligarchique82. La mutilation des Hermès est donc utilisée à Athènes, mais également

à Argos, pour éliminer une partie de la classe politique.

80 Andocide, que Thucydide ne nomme pas.

81 VI, 61, 3. L’intervention des Athéniens s’explique en partie par la peur de voir Argos mettre un terme à son alliance avec les Athéniens et donc se retirer de l’expédition de Sicile. En effet, dans l’effectif total du premier corps expéditionnaire de cette expédition (VI, 43-44), les Argiens semblent bien être le deuxième effectif d’hoplites le plus important en nombre. Thucydide donne un total de 5 500, dont, par ordre d’importance : 1 500 hoplites athéniens, 700 thètes équipés comme troupes de bord, 500 hoplites argiens ; 250 Mantinéens. Viennent ensuite 2 500 hoplites fournis par plusieurs alliés de l’empire.

Figure

Table de correspondance (PA et APF)

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