• Aucun résultat trouvé

Conclusion partielle

2. Les sources proches

2.3. Les auteurs socratiques et le procès de Socrate

2.3.3. Le cas de Platon et de Xénophon

Dans le cadre de notre recherche, les textes de Xénophon et de Platon s’inscrivent dans une controverse scientifique plus large à propos de la dimension apologétique des écrits de ces deux auteurs. Tous les deux répondent par leurs écrits aux accusations d’Anytos, ainsi qu’au pamphlet de Polycrate. Avant eux, Isocrate avait répondu au pamphlet de Polycrate également, mais il l’avait fait en niant les liens qui avaient existé entre Socrate et Alcibiade. Platon et Xénophon au contraire les reconnaissent, ce qui leur permet de les définir, de les minorer. Intimement liés dans cette entreprise de rétablissement de Socrate, les deux auteurs diffèrent non seulement pour ce qui est du genre littéraire et surtout pour ce qui est des moyens qu’ils déploient et de l’auditoire qu’ils se choisissent. Si tous les deux souhaitent démontrer l’innocence de Socrate dans les dérives politiques d’Alcibiade, leur méthode diffère. Platon élabore une défense tournée vers les générations futures visant à démontrer qu’Alcibiade n’a pas tenu compte des avertissements de Socrate ; Xénophon s’adresse aux accusateurs du philosophe, tentant de leur répondre point par point par « une argumentation plutôt laborieuse, et guère convaincante » en ce qui concerne Alcibiade, pour reprendre les mots de Michèle Bondini et Louis-André Dorion113. Le cas de Xénophon se complexifie encore. Car outre ce projet apologétique

dans lequel Alcibiade et Critias sont de mauvais élèves qui profitent de l’enseignement 109 Athénée de Naucratis, 534c.

110 Le mot est présent sur les manuscrits ACE et a été conservé dans l’édition Teubner d’Athénée de Naucratis par G. Kaibel.

111 La correction est de J. Dalechamp au xvie siècle et a été suivie par D. Olson dans la dernière

édition de la Lœb.

112 Athénée de Naucratis, 216b-c.

du maître, mais refusent son idéal de modération, Xénophon est aussi l’auteur d’un écrit historique, Les Helléniques, que la critique dissocie de ses écrits socratiques.

a. Platon

Platon entre dans le cercle de Socrate en 407, à une époque où Alcibiade ne fait plus partie depuis longtemps de ce groupe. L’intérêt de Platon ne se situe pas dans l’historicité des faits qu’il rapporte. Plusieurs de ces dialogues, comme son Gorgias ou son Banquet,

sont des compositions littéraires et philosophiques, construites sur des événements historiques et des questions de société, plus que des transcriptions fidèles d’entretiens réels, dont certains auxquels il n’aurait pu assister. À ce titre, la véracité des faits n’est donc pas la première chose à considérer en ce qui concerne les dialogues platoniciens. Que le banquet d’Agathon ait eu lieu, qu’il ait rassemblé dans une même pièce Socrate, Alcibiade et Aristophane, n’a, en fin de compte, que peu d’importance. Mais, même si la scène est irréelle, les propos que Platon tient au sujet des personnages, en particulier en ce qui concerne Alcibiade, ne sont pas pour autant dénués de vérité pour notre sujet. Il faut en premier lieu se concentrer sur les raisons qui ont conduit Platon à écrire sur Alcibiade. Le fondateur de l’Académie a composé un dialogue éponyme114 et il donne

la parole ou mentionne Alcibiade dans quatre autres dialogues. Dans chacune de ces œuvres (le Protagoras, le Banquet, l’Euthydème, le Premier Alcibiade et le Gorgias), le

rôle d’Alcibiade est clairement apologétique. Platon l’utilise pour disculper Socrate. Dans un premier temps, l’argumentation de Platon pourrait se résumer ainsi : malgré les avertissements répétés et la prévenance de Socrate, Alcibiade n’a pas poursuivi sur la voie de la philosophie. Le jeune homme a été happé par la vie publique et s’est éloigné de l’influence positive de son maître. Toutefois, Platon inscrit cette défense dans une critique plus large de la démocratie athénienne. Ainsi, dans un second temps, la défense du maître peut se lire comme une défense à demi-mot du disciple. Platon ne le disculpe pas, mais il ne le condamne pas non plus. Plus qu’un coupable, Alcibiade est une sorte de complice. Héritier d’un empire, il n’a fait que poursuivre les politiques commencées par Thémistocle, Cimon et Périclès qui sont eux les véritables coupables.

Reste à savoir comment il faut ordonner les cinq dialogues platoniciens dans notre étude. Les dates de composition sont ardemment discutées depuis le xixe siècle.

Choisir ce critère produirait une construction nécessairement instable, chaque nouvelle hypothèse de datation pouvant remettre en cause tel ou tel ordre. En outre, l’Antiquité ne semble pas avoir accordé beaucoup d’importance à cette question, 114 Le caractère apocryphe du Second Alcibiade ne fait aujourd’hui plus de doute. Par ailleurs, le

s’intéressant davantage, à l’instar de Proclus, à une approche progressive des discours qui permet au lecteur d’entrer peu à peu dans la pensée du maître. Par ailleurs, s’il ne faut pas toujours chercher des faits réels dans les dialogues de Platon, les cinq dialogues qui nous préoccupent ici ne sont pas pour autant dénués de tout contexte historique indiqué par leur auteur. Toutefois, les organiser selon la chronologie des instants de la vie d’Alcibiade nous semble peu cohérent. Nous avons donc fait le choix de les regrouper en fonction de la manière qu’a Platon de traiter la question de la responsabilité d’Alcibiade dans les dérives athéniennes

1. Une défense classique : Alcibiade s’est éloigné de Socrate

Le Protagoras

Dans le Protagoras, Alcibiade n’est plus un enfant, mais est à l’âge de sa première barbe.

Sa relation avec Socrate dure déjà depuis quelque temps comme l’ami du philosophe le sous-entend dans l’introduction du dialogue115. Avec Callias, Alcibiade joue un « rôle

effacé », principalement « pour remettre les interlocuteurs aux prises, au moment où Protagoras semble vouloir abandonner. Alcibiade est vif et péremptoire, Callias est courtois et persuasif »116. Cette remarque pourrait également s’étendre au rôle qu’il

joue dans sa relation avec Socrate. Car malgré ses interventions favorables à Socrate dans la discussion, le maître, de son propre aveu, a oublié sa présence plusieurs fois au cours de la conversation117. Le maître ne ménage d’ailleurs pas son ami rappelant la

mauvaise influence que Périclès redoutait de le voir exercer sur son jeune frère Clinias118.

Dans sa première intervention, Alcibiade se montre un ardent défenseur de Socrate, témoignant de son excellence dans l’art du dialogue ainsi que de sa mémoire qui lui permet de savoir l’objet initial d’un long discours de Protagoras lorsque l’ensemble de l’assistance l’a déjà oublié119. À travers la réponse de Critias, on voit apparaître une description

d’Alcibiade, « toujours ambitieux de victoire pour la cause qu’il embrasse »120.

115 Un peu trop longtemps puisque l’ami de Socrate le désigne comme étant déjà un homme (ἀνήρ).

116 Voir la notice d’A. Croiset et L. Bodin dans Platon, Œuvres complètes III-1 (CUF), 1955, p. 5.

Au début du discours Socrate parle d’interventions nombreuses. En fait, Platon n’en rapporte que deux (336b-d et 348b-c). Platon l’emploie également (347b) pour rappeler à l’ordre Hippias qui souhaite interrompre le dialogue entre Socrate et Protagoras, contrevenant ainsi aux règles décidées et acceptées par les deux personnages principaux.

117 Platon, Protagoras, 309b.

118 Platon, Protagoras, 320a-b. Ailleurs (Premier Alcibiade, 108e), Platon dit de ce jeune frère

qu’il était un μαινόμενον ἄνθρωπον. 119 Platon, Protagoras, 336b-d.

Le Banquet

Athénée de Naucratis situe le Banquet de Platon en 416 av. J.-C., l’année de l’archonte

Euphème121. L’historicité de la scène est sujette à caution comme nous l’avons évoqué.

Léon Robin situe la composition du Banquet vers 385 av. J.-C. et l’interprète comme

une réponse de Platon au pamphlet de Polycrate122. La justification de l’innocence de

Socrate dans les dérives causées par Alcibiade sous-tend l’ensemble du dialogue. Dans le Banquet, Platon nous montre Alcibiade sous les traits d’un homme ivre et impudent,

dont le franc-parler est artificiel123.

2. L’Euthydème : la responsabilité des mauvaises influences

L’un des principaux personnages de l’Euthydème n’est autre qu’un certain Clinias dont

le père est « Axiochos, fils d’Alcibiade l’ancien, […] cousin germain de l’Alcibiade aujourd’hui vivant ». C’est la seule évocation d’Alcibiade dans ce dialogue qui aurait peut-être eu lieu autour de l’année 405 selon Louis Méridier124. De Clinias lui-même,

nous ne savons que peu de choses en réalité. La présentation qu’en fait Socrate présente un parallèle intéressant avec les propos du philosophe à la fin du Premier Alcibiade.

[…] ce jeune homme (τὸν νεανίσκον) que voici, persuadez-le qu’il faut aimer la science et cultiver la vertu : vous nous ferez plaisir, à moi et à toute cette assistance. Tel est en effet le cas de ce garçon, moi-même et toutes les personnes présentes, nous souhaitons le voir devenir un homme accompli. […] Or il est jeune ; nous avons donc pour lui les craintes qu’inspire la jeunesse ; nous tremblons qu’on ne nous prévienne en tournant son esprit vers d’autres soins et qu’on nous le gâte.125

Le thème est courant chez Platon. Socrate se montre toujours prévenant envers la jeunesse d’Athènes que sa fréquentation élève, tandis que les mauvaises fréquentations la corrompent. Le propos de Platon a bien évidemment une visée apologétique s’opposant aux accusations portées contre le philosophe pendant et après son procès. Mais le choix de faire figurer le cousin d’Alcibiade ici est pour le moins un heureux hasard. D’autant plus, qu’on le voit progresser avec fulgurance grâce à l’enseignement de Socrate126.

121 Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, 217a.

122 Voir la notice par L. Robin dans Platon, Œuvres complètes IV-2, p. X-XII.

123 Pour le rôle d’Alcibiade dans le Banquet, nous renvoyons à l’étude de P. Pontier (2006,

p. 124-128).

124 Voir la notice de l’Euthydème par L.  Méridier dans Platon, Platon, Œuvres complètes V

(CUF), 1964, p. 139. L’établissement de la date exacte de la scène ne présente qu’un faible intérêt en réalité pour notre commentaire.

125 Platon, Euthydème, 275a-b.

126 Voir Platon, Euthydème, 288d-290d. La remarque de Criton en 291a attribue les propos de

Clinias à un être supérieur qui ne serait autre que Socrate en réalité : Ναὶ μὰ Δία, ὦ Σώκρατες· τῶν κρειττόνων μέντοι τις ἐμοὶ δοκεῖ, καὶ πολύ γε.

3. La critique de l’Athènes démocratique

Le Premier Alcibiade

L’authenticité du Premier Alcibiade n’a jamais été remise en cause par les auteurs

antiques127. Nous n’en faisons pas ici une étude d’ensemble détaillée, mais nous

rappelons, en nous fondant sur un commentaire du ve siècle apr. J.-C., l’importance et

les caractéristiques de cet écrit platonicien.

Lire et citer Proclus pour étudier Alcibiade est inhabituel. Pourtant, tout au long de son commentaire, le successeur de Platon aborde à plusieurs reprises le caractère du personnage128. Selon lui, « Platon se propose dans ce dialogue […] de manifester

notre nature, de saisir au moyen de raisonnements scientifiques et irréfutables de la philosophie l’essence entière par laquelle chacun de nous est défini, et de dévoiler, au moyen des méthodes démonstratives, ce que veut dire le célèbre précepte delphique :

Connais-toi toi-même »129. À ce titre, Proclus remarque que le Premier Alcibiade est

souvent un dialogue introductif à la philosophie de Platon, car il s’adresse aux jeunes gens qui s’orientent vers la vie publique. Pour nous guider vers cette connaissance, Platon use d’Alcibiade, exemple parfait d’un homme doué qui choisit la politique, tout en ayant les dispositions nécessaires à la philosophie.

Dans le Premier Alcibiade, les questions de Socrate révèlent au jeune homme son

essence. Or, cet Alcibiade vu à travers le prisme de Platon et expliqué par Proclus est en accord avec l’Alcibiade de Thucydide ou celui de Plutarque130. Proclus disserte sur

la nature que Platon décrit. Alcibiade est philotimon. À cette recherche d’honneurs,

s’ajoute celle du commandement. Alcibiade est philarchos. Pour Proclus, ces deux

notions sont liées à la génésis. Alcibiade aime l’honneur et le commandement plus que

tout autre, car sa famille lui en fournit d’illustres exemples. Il ne peut se contenter d’égaler ses ancêtres. S’il veut rendre immortel son nom, il doit les dépasser131.

Dans ces conditions, il pourrait sembler difficile d’expliquer la présence d’Alcibiade aux côtés de Socrate. Or, toujours selon Platon expliqué par Proclus, c’est justement la recherche de la timè et de l’archè qui unit le jeune homme et le philosophe :

127 À ce propos, voir la notice par A. Ph. Segonds dans Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon I (CUF), 1985, p.  X-XIII. Consulter également Pacini  2005-2008, p.  139-143. Contre

l’attribution de ce dialogue à Platon, voir Gribble 1999, p. 261.

128 Proclus semble avoir disposé de nombreuses sources. Il cite notamment un passage de l’oraison funèbre de Thucydide. Voir Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 115, 3.

129 Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 19, 13-18.

130 Nous détaillerons cette analyse. Voir infra p. 198-203 chap. 4.

Εἰ τοίνυν ἡ πρώτη τῶν ψυχῶν κάθοδος ἡ φιλότιμός ἐστι ζωή, δῆλον ὡς οὐκ ἔστιν ἡ ἔφεσις αὕτη τῶν εἰς βάθος πεσόντων, ἀλλ’ ἐν προθύροις τοῦ λόγου στρεφομένων. Διὸ δὴ καὶ ὁ Σωκράτης ἀξιέραστον εἶναι τὸ τοιοῦτον ἦθος ὑπείληφεν ὡς ὑπερανέχον τῆς γενέσεως καὶ τῷ λόγῳ συγγενέστερον· ἐγγυτέρω γάρ ἐστιν ὁ θυμὸς ἡμῶν ἤπερ ἡ ἐπιθυμία. Διὰ ταύτας μὲν οὖν τὰς αἰτίας τὴν φίλαρχον καὶ φιλότιμον ζωὴν ὁ Σωκράτης ἀξίαν ἐρωτικῆς ὑπέλαβεν εἶναι κηδεμονίας.

Si donc la première descente des âmes est constituée par la vie d’ambition (philotimos), il est clair

que le désir d’honneurs n’appartient pas aux êtres qui sont tombés au fond de l’abîme, mais à ceux qui séjournent dans le vestibule de la raison. C’est justement pour cela que Socrate a estimé que cet

habitus méritait l’amour, en tant qu’il domine la génésis et qu’il est très apparenté à la raison ; car

le courage chez nous est plus voisin de la raison que le désir.

C’est donc pour ces raisons que Socrate a estimé qu’une âme amie des charges et des honneurs était digne de sollicitude amoureuse.132

Socrate attire à lui le jeune homme avide d’honneurs et de commandements. Il le questionne sur la nature de la puissance, « car Alcibiade [est] bien l’amant de la puissance » – ἦν γὰρ δὴ ὁ Ἀλκιβιάδης δυνάμεως ἐραστής133. Or, le philosophe dispense

un enseignement – le beau, le bien et le juste –, par des arts différents en fonction de la nature de son interlocuteur134. Par l’érotique, Socrate élève Alcibiade vers le beau et

lui apprend aussi un art de persuader. Pour Proclus, la question de la responsabilité de Socrate dans les actions futures d’Alcibiade se pose alors. Il y répond en commentateur de Platon :

Ainsi édifié par Socrate, Alcibiade n’a pas reçu là, je pense, un mince accroissement dans la perfection de ses qualités naturelles. Que si, maintenant, il a aussi accompli quelques actions vicieuses, rendons-en responsable le caractère imparfait et non totalement redressé de la vie qui est en lui. Car nous ne voulons pas dire que la fréquentation de Socrate l’ait rendu vertueux, mais simplement qu’il a tiré profit <des> entretiens.135

À la même question, Platon apporte une réponse qui nous semble plus historique. Ayant vécu la fin de la guerre du Péloponnèse et la chute de l’hégémonie athénienne,

132 Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 139.

133 Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 84. Ce passage est à rapprocher du discours

d’Alcibiade en VI, 16, où Alcibiade justifie sa recherche de l’archè. Pour Proclus commentant le Premier Alcibiade, Socrate dit à Alcibiade que la puissance n’est pas « dans le fait de commander

de nombreux pauvres hommes, et que, selon lui, l’homme plein d’orgueil (τὸν μεγαλόφρονα) doit être l’amant (ἐραστὴν) de cette extraordinaire puissance (ἐκείνης τῆς δυνάμεως), et non de la puissance existante. Car celle-ci est mêlée de faiblesse (αὕτη μὲν γὰρ ἀσθενείᾳ συμμιγής ἐστι). Le

mégalophrôn décrit par Proclus est l’homme « plein d’orgueil », mais aussi celui « qui a de la

grandeur d’âme ».

134 Proclus (Sur le Premier Alcibiade de Platon, 28-29) cite en exemple l’érotique, la maïeutique

et la dialectique qui permettent à Socrate d’unir « chacun à une réalité différente : les uns au beau-en-soi, les autres à la sagesse toute première, les autres au Bien ».

le philosophe athénien connaît le caractère imparfait d’Alcibiade, mais aussi celui de la cité dans laquelle il a fait carrière :

[…] ὀρρωδῶ δέ, οὔ τι τῇ σῇ φύσει ἀπιστῶν, ἀλλὰ τὴν τῆς πόλεως ὁρῶν ῥώμην, μὴ ἐμοῦ τε καὶ σοῦ κρατήσῃ.

[…] j’ai grand’-peur, non que je n’aie pas confiance en ton naturel, mais en constatant quelle puissance possède notre Cité, que cette puissance ne nous subjugue, toi aussi bien que moi-même !136

Le Gorgias

En 427, Gorgias de Léontinoi participe à l’ambassade envoyée par sa cité pour demander l’assistance des Athéniens. Le Gorgias de Platon oppose à Socrate trois

interlocuteurs successifs : Gorgias, Polos et Calliclès. C’est au cours du dernier dialogue que Socrate mentionne à deux reprises Alcibiade. Or, certains commentateurs ont voulu voir en Calliclès un prête-nom qui ne serait autre qu’Alcibiade lui-même137. La

thèse est séduisante, mais il est inutile de découvrir qui se cacherait derrière Calliclès pour affirmer que ce personnage représente à lui seul toutes les ambiguïtés du régime démocratique athénien de l’époque de la guerre du Péloponnèse. Calliclès prend des positions contradictoires, défendant successivement le pouvoir du nombre au sein de la cité, puis le pouvoir du plus fort au sein de la Ligue de Délos.

Si l’on suit Platon, Alcibiade est encore à l’époque du dialogue un proche de Socrate138.

Or, quelle que soit la date de la scène139, il semble évident qu’Alcibiade s’est déjà lancé

en politique. L’avertissement que Platon fait prononcer à Socrate est à rapprocher de celui qui conclut le Premier Alcibiade. Toujours à demi-mots, le philosophe disculpe

Alcibiade :

Καὶ σὺ νῦν, ὦ Καλλίκλεις, ὁμοιότατον τούτῳ ἐργάζῃ· ἐγκωμιάζεις ἀνθρώπους, οἳ τούτους εἱστιάκασιν εὐωχοῦντες ὧν ἐπεθύμουν. Καί φασι μεγάλην τὴν πόλιν πεποιηκέναι αὐτούς· ὅτι δὲ οἰδεῖ καὶ ὕπουλός ἐστιν δι’ ἐκείνους τοὺς παλαιούς, οὐκ αἰσθάνονται. Ἄνευ γὰρ σωφροσύνης καὶ δικαιοσύνης λιμένων

136 Platon, Premier Alcibiade, 135e.

137 Voir, par exemple G. Glotz, que nous citons au chap. 3 p. 171. Nous émettons des réserves sur cette identification. P. Pontier (2006, p. 127-128) a montré certaines similitudes entre eux, tout en rappelant qu’ils ne peuvent être confondus. Sur cette question, se reporter à la bibliographie fournie dans la p. 53 n. 82 de l’édition du Gorgias par St. Marchand et P. Ponchon parue en 2016

et présente dans notre bibliographie. 138 Platon, Gorgias, 481d.

139 La construction de Platon n’est en fait pas incompatible avec la chronologie que nous avons établie. D’une part, Aristophane permet d’établir que les ambitions politiques d’Alcibiade étaient déjà connues en 427 av. J.-C. D’autre part, le seul témoignage que nous avons d’une rupture nette entre Socrate et Alcibiade au début de la vie publique de ce dernier est celui de Xénophon (voir

καὶ νεωρίων καὶ τειχῶν καὶ φόρων καὶ τοιούτων φλυαριῶν ἐμπεπλήκασι τὴν πόλιν· ὅταν οὖν ἔλθῃ ἡ καταβολὴ αὕτη τῆς ἀσθενείας, τοὺς τότε παρόντας αἰτιάσονται συμβούλους, Θεμιστοκλέα δὲ καὶ Κίμωνα καὶ Περικλέα ἐγκωμιάσουσιν, τοὺς αἰτίους τῶν κακῶν· σοῦ δὲ ἴσως ἐπιλήψονται, ἐὰν μὴ εὐλαβῇ, καὶ τοῦ ἐμοῦ ἑταίρου Ἀλκιβιάδου, ὅταν καὶ τὰ ἀρχαῖα προςαπολλύωσι πρὸς οἷς ἐκτήσαντο, οὐκ αἰτίων ὄντων τῶν κακῶν ἀλλ’ ἴσως συναιτίων.

Or toi, Calliclès, tu fais ici la même chose : tu fais l’éloge d’hommes qui ont nourri les citoyens en les régalant de ce qu’ils désiraient. Certes les citoyens disent que ceux-ci ont agrandi la cité, mais que la cité s’enfle de pus et ne soit saine qu’en apparence à cause de ces fameux anciens, ils ne le savent pas. Sans tempérance ni justice, ces hommes ont rassasié la cité de ports, d’arsenaux, de remparts, de tributs et autres sottises semblables. Qu’elle subisse cependant un accès de faiblesse, et ils accuseront ceux qui les conseillent à ce moment-là, mais Thémistocle, Cimon et Périclès, les responsables de ces maux, ils continueront de les encenser. Et peut-être même s’en prendront-ils à toi si tu ne fais pas attention, et à Alcibiade, mon bien-aimé, lorsqu’ils auront perdu leurs anciennes possessions en plus de celles qu’ils ont acquises récemment, bien que vous ne soyez pas responsables mais complices tout au plus.140

Il faut apprécier ici l’ironie avec laquelle Platon joue. Les propos de Socrate font référence aux revers des Athéniens et à la perte de l’empire en 404. L’avertissement est adressé à quelqu’un dont nous ne savons rien, Calliclès, et qui représente la nature ambitieuse reprochée à Alcibiade.

b. Xénophon

Alcibiade paraît à onze reprises dans les Mémorables et en vingt-neuf occasions dans les Helléniques141. Les deux œuvres obéissent à des objectifs différents. La première est un

écrit socratique, où Alcibiade n’apparaît qu’à travers le prisme du projet apologétique de Socrate. Xénophon le décrit comme un ambitieux fréquentant Socrate pour acquérir des capacités oratoires et réussir en politique. Dans les Helléniques, au contraire, écrit

historique qui semble poursuivre celui de Thucydide, l’auteur évite de se prononcer