• Aucun résultat trouvé

Les sources postérieures

2. Alcibiade, comme exemplum

Le ive siècle permet d’illustrer l’utilisation d’Alcibiade comme un exemplum dans

des registres différents. D’une part, les orateurs attiques font référence à lui dans le débat panhellénique, comme dans des conflits entre hommes politiques. D’autre part, les philosophes continuent de l’employer comme une figure historique permettant d’expliquer un discours philosophique sur les différentes âmes.

2.1. Chez les orateurs (Isocrate, Démosthène, Eschine)

Isocrate, après avoir participé au débat judiciaire centré sur Alcibiade dans les dix années qui suivent la guerre du Péloponnèse, utilise Alcibiade, avec Conon et Denys de Syracuse, dans son Philippe (publié en 346)17. Les trois exemples qu’il cite ont pour

dessein de prouver à Philippe de Macédoine la faisabilité du projet panhellénique qu’Isocrate propose. Sans entrer dans le débat sur l’influence réelle d’Isocrate sur le roi macédonien, il faut signaler que le portrait qu’il dresse désormais d’Alcibiade n’est pas aussi orienté que celui du discours Sur l’attelage. L’orateur ne défend plus ici un

membre de la famille d’Alcibiade face à la justice peu de temps après la restauration de la démocratie. Ainsi, il ne le présente plus contraint à la guerre contre Athènes par ses ennemis de l’intérieur18, mais il explique qu’« il jugea qu’il devait tenter de revenir

de force »19. Malgré cette nuance, la vision d’Isocrate reste positive dans l’ensemble

comme l’énoncé des maux causés par l’Athénien le montre :

Εἰς τοσαύτην δὲ ταραχὴν κατέστησεν οὐ μόνον τὴν πόλιν, ἀλλὰ καὶ Λακεδαιμονίους καὶ τοὺς ἄλλους Ἕλληνας, ὥσθ’ ἡμᾶς μὲν παθεῖν ἃ πάντες ἴσασιν, τοὺς δ’ ἄλλους τηλικούτοις κακοῖς περιπεσεῖν ὥστε μηδέπω νῦν ἐξιτήλους εἶναι τὰς συμφορὰς τὰς δι’ ἐκεῖνον τὸν πόλεμον ἐν ταῖς πόλεσιν ἐγγεγενημένας, Λακεδαιμονίους δὲ τοὺς τότε δόξαντας εὐτυχεῖν εἰς τὰς νῦν ἀτυχίας δι’ Ἀλκιβιάδην καθεστάναι· πεισθέντες γὰρ ὑπ’ αὐτοῦ τῆς κατὰ θάλατταν δυνάμεως ἐπιθυμῆσαι, καὶ τὴν κατὰ γῆν ἡγεμονίαν ἀπώλεσαν, ὥστ’ εἴ τις φαίη τότε τὴν ἀρχὴν αὐτοῖς γίγνεσθαι τῶν παρόντων κακῶν ὅτε τὴν ἀρχὴν τῆς θαλάττης ἐλάμβανον, οὐκ ἂν ἐξελεγχθείη ψευδόμενος. Ἐκεῖνος μὲν οὖν τηλικούτων κακῶν αἴτιος γενόμενος κατῆλθεν εἰς τὴν πόλιν, μεγάλης μὲν δόξης τυχών, οὐ μὴν ἐπαινούμενος ὑφ’ ἁπάντων. En tout cas Alcibiade a mis un tel trouble, non seulement dans notre pays, mais aussi chez les Lacédémoniens et les autres Grecs, que nous avons souffert ce que chacun sait, que les autres sont tombés dans de tels maux que cette guerre a causés aux États, que les Lacédémoniens dont on vantait alors le bonheur, sont arrivés à leur infortune présente par le fait d’Alcibiade : en effet c’est

17 Pour la date de composition, voir la notice du discours dans l’édition de la CUF (Isocrate,

Discours IV, 1962, p. 3‑8).

18 Isocrate, Sur l’attelage, 9.

19 Isocrate, Philippe, 58. Notons également la seconde nuance qui conlut la citation du passage

en se laissant persuader par lui de viser à dominer sur mer qu’ils ont perdu même leur hégémonie continentale20 ; aussi celui qui dirait que leur situation commençait à empirer au moment où

ils prenaient l’empire de la mer, ne pourrait être convaincu de mensonge. Alcibiade, donc, après avoir causé de si grands maux, revint dans sa patrie, avec beaucoup de gloire, mais non pas avec des éloges unanimes.21

Les maux causés par Alcibiade contre sa patrie sont une allusion à la fortification de Décélie et à la perte du corps expéditionnaire en Sicile puisque l’orateur les arrête au retour d’Alcibiade. L’orateur ne pense pas à la défaite finale des Athéniens. Cette distinction est importante car, presque à la même époque, Éphore produit un portrait d’Alcibiade bien différent en lui attribuant une responsabilité individuelle dans le déclenchement de la guerre d’Archidamos, et par conséquent dans la chute de l’hégémonie athénienne22.

*

Démosthène et Eschine appellent de leur côté la figure d’Alcibiade dans des conflits entre politiciens athéniens postérieurs à 350.

Chez le premier, il est un référentiel que l’orateur donne aux Athéniens pour qu’ils condamnent Midias dans une affaire qui se produit en 34823. Alcibiade est invoqué

pour rappeler aux Athéniens que la démocratie ne doit supporter « ni l’éclat de la naissance, ni la richesse, ni le prestige personnel, s’ils s’accompagnent de violence »24.

Le passage est longtemps apparu comme suspect en raison des erreurs biographiques –  principalement généalogiques  – qu’il contient25. Gênantes pour établir une

biographie du personnage, ces ambiguïtés ne soulèvent pas de problèmes internes dans le texte de Démosthène. Il n’est pas certain que son auditoire ait encore un souvenir très précis des actions d’Alcibiade, et encore moins de sa généalogie. L’orateur fait ici appel à une mémoire collective des Athéniens dans laquelle Alcibiade est tout à la fois un homme qui se comportait mal dans la cité, mais celui qui avait sauvé la démocratie 20 Isocrate reprend ici la teneur des propos du discours d’Alcibiade à Sparte. Voir VI, 92. 21 Isocrate, Philippe, 59‑61.

22 Voir infra p. 277‑288.

23 Pour le contexte et la datation de l’affaire ainsi que du discours, voir la notice dans l’édition de la CUF (Démosthène, Plaidoyers politiques II, 1959, p. 3‑7).

24 Démosthène, Contre Midias, 143.

25 Nous citons la note des éditeurs français (Démosthène, Contre Midias [CUF], 1959, p. 66

n. 1) : « Tout ce passage sur Alcibiade était suspecté par les éditeurs anciens. Il contient des erreurs sur ce personnage, ainsi que des obscurités. C’était par sa mère Deinomachè qu’Alcibiade était un Alcméonide, et non du côté paternel ; il n’était qu’allié, par sa femme Hipparète, à la riche famille où les Callias alternaient avec les Hipponicos. On voit mal comment Alcibiade a pu à Samos bien mériter deux fois de la démocratie ».

et illustre, à l’époque du Contre Midias, la grandeur passée. Pour preuve, il se défend

immédiatement du rapprochement osé qu’il s’apprête à faire : « si j’évoque son nom, ce n’est pas, bien sûr, pour comparer Midias à Alcibiade – je ne suis pas tellement dénué de bon sens ni de raison »26. Le portrait est ensuite organisé selon les besoins

rhétoriques du discours27. Démosthène s’affranchit de toute chronologie. Les aspects

positifs sont rapportés en premier et mélangent l’origine familiale, les services rendus à la démocratie en 411 et en 40728, et les victoires olympiques. Puis, l’orateur fait la liste

des méfaits civiques29. S’il les atténue, il n’émet pas un jugement positif30. Là encore, ce

procédé est lié, d’une part, à la comparaison toute rhétorique qu’il fait avec Midias, et d’autre part, au souvenir en partie positif que les Athéniens qui écoutent le plaidoyer ont d’Alcibiade. Démosthène ne cherche pas à disculper Alcibiade, simplement à ne pas indisposer son auditoire.

Ce témoignage d’un souvenir positif se retrouve dans le discours Sur l’ambassade infidèle d’Eschine. Répondant aux accusations de Démosthène, Eschine assimile

l’action entreprise contre lui à une «  mesure dont il [Démosthène] userait pour juger un Alcibiade ou un Thémistocle, ces hommes illustres entre tous les Grecs »31.

Ainsi, alors même que dans son procès contre Timarque32, Eschine reprochait à son

adversaire des actes proches de (pour ne pas dire similaires à) ceux qui provoquèrent la méfiance des Athéniens en 415, dans sa défense personnelle en 34333, il invoque

Alcibiade en des termes élogieux. Au moins pour une partie d’entre eux, les Athéniens 26 Démosthène, Contre Midias, 143 : καὶ οὐκ ἀπεικάσαι δήπου Μειδίαν Ἀλκιβιάδῃ βουλόμενος

τούτου μέμνημαι τοῦ λόγου (οὐχ οὕτως εἴμ’ ἄφρων οὐδ’ ἀπόπληκτος ἐγώ).

27 Les nécessités du discours peuvent expliquer en partie les erreurs de Démosthène qui ne dispose pas toujours de sources aussi peu sûres comme le Contre Leptine (115) le prouve. Démosthène y

mentionne un décret d’Alcibiade concernant des honneurs accordés à Lysimachos. L’orateur est alors notre seule source à ce propos.

28 La remarque de J. Humbert et L. Gernet à propos de Samos va contre le texte de Thucydide (VIII, 82 et 86) où Alcibiade empêche effectivement à deux reprises une expédition des marins de Samos contre les oligarques. Le service rendu « pour la troisième fois ici‑même » pourrait être une allusion à la restauration de la procession d’Éleusis qui a lieu en situation de guerre et en présence de l’ennemi. Sur cet épisode, voir infra p. 291‑298.

29 Démosthène, Contre Midias, 147. Le vocabulaire de Démosthène est ici entièrement négatif,

et l’on retrouve les mêmes anecdotes que celles rapportées par le Ps.‑Andocie (Contre Alcibiade,

20).

30 À en croire Plutarque (Vie de Démosthène, 27), l’orateur aurait dit qu’il était rentré à Athènes

par la persuasion, tandis qu’Alcibiade serait revenu par la force. 31 Eschine, Sur l’ambassade infidèle, 9.

32 Pour une synthèse récente voir Guelfucci 2018, en particulier la description de Timarque p. 170‑172 ; 192‑216.

33 À propos de la date du procès et du probable remaniement du discours par Eschine, voir la notice dans l’édition de la CUF (Eschine, Discours I, 1927, p. 89 ; 106‑108).

du ive siècle semblent se souvenir avant tout des actions d’Alcibiade après 411. Dans

le cas d’Eschine, cela pourrait même s’expliquer par son histoire familiale. Son père, comme d’autres Athéniens, était rentré à Athènes en 403 avec Thrasybule qui avait été en 411 l’un des fervents partisans d’Alcibiade.

2.2. Avec Aristote

Nous trouvons chez Aristote quatre mentions d’Alcibiade. Elles ne sont pas toutes du même intérêt pour notre étude. Deux d’entre elles sont plus anecdotiques. Dans l’une, le philosophe consigne un détail biographique34 – le lieu de la mort d’Alcibiade –, dans

l’autre, Alcibiade sert à une définition restée célèbre : « le “particulier”, c’est ce qu’a fait Alcibiade ou bien ce qui lui est arrivé »35. Les deux autres sont plus instructives,

car elles s’inscrivent dans une discussion philosophique commencée par Platon36

Alcibiade sert d’exemplum. Pour le Stagirite, l’Athénien représente « les familles bien

douées [qui] dégénèrent en des caractères plus exaltés »37, mais surtout, il illustre les

hommes fiers :

Οἷον λέγω, εἰ τί ἐστι μεγαλοψυχία ζητοῖμεν, σκεπτέον ἐπί τινων μεγαλοψύχων, οὓς ἴσμεν, τί ἔχουσιν ἓν πάντες ᾗ τοιοῦτοι. Οἷον εἰ Ἀλκιβιάδης μεγαλόψυχος ἢ ὁ Ἀχιλλεὺς καὶ ὁ Αἴας, τί ἓν ἅπαντες; Τὸ μὴ ἀνέχεσθαι ὑβριζόμενοι· ὁ μὲν γὰρ ἐπολέμησεν, ὁ δ’ ἐμήνισεν, ὁ δ’ ἀπέκτεινεν ἑαυτόν.

Si nous avons à chercher l’essence de la fierté, il faut porter notre attention sur quelques hommes fiers, bien connus de nous, et considérer quel élément ils ont en commun, en tant que tels ; par exemple, si Alcibiade était fier, ou Achille et Ajax, on se demandera quel élément leur est commun à tous : c’est de ne pouvoir supporter un affront ; et, en effet, c’est là ce qui a conduit le premier à la guerre, le second à la colère, et le dernier au suicide.38

Qu’Alcibiade soit fier n’est pas étonnant, en revanche l’emploi du verbe ὑβρίζειν et l’assimilation d’Alcibiade à Achille et Ajax ont de quoi surprendre un lecteur moderne. Achille et Ajax ont subi l’hybris – au sens juridique – d’Agamemnon. Le premier

34 Aristote, Histoire des animaux, 578b.

35 Aristote, Poétique, 1451b. La phrase a inspiré Rhodes 2011.

36 À propos de l’âme philotimique représentée par Alcibiade, voir infra p. 199‑200.

37 Aristote, Rhétorique, 1390b. La dégénérescence intervient à la génération suivante, et non pas

à celle d’Alcibiade. Le philosophe fait donc allusion au fils d’Alcibiade dans des termes proches de ceux de Lysias (Contre Alcibiade pour abandon de poste ; Contre Alcibiade pour refus de servir).

38 Aristote, Seconds analytiques, 97b, trad. J. Tricot. La suite du passage mérite d’être cité en

dehors du texte : « Nous examinerons à leur tour d’autres cas, Lysandre, par exemple, ou Socrate. Et alors, s’ils ont en commun l’indifférence à la bonne et à la mauvaise fortune, on prend ces deux éléments communs et on considère quel élément ont en commun l’égalité d’âme à l’égard des vicissitudes de la fortune et l’impatience à supporter le déshonneur. S’il n’y en a aucun, c’est qu’il y aura deux espèces de fierté ».

s’est vu prendre Briséis, tandis que le second a été désavoué publiquement lorsque les armes d’Achille ont été accordées à Ulysse. Aristote interprète donc ici le rappel et la condamnation d’Alcibiade comme un acte outrageant commis par les Athéniens. Cet

exemplum est à rapprocher de la vision qu’Isocrate transmet de l’exil d’Alcibiade et

que nous avons déjà décrite.

3. Le point de vue des historiens postérieurs :