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Une raison sensible et plurielle

En considérant le chapitre antérieur, il est très clair que, si d’une part les mouvements migratoires et leurs contextes ont changé, d’autre part il y a des éléments qui peuvent être présentés comme des nouveautés, mais qui obéissent plutôt à un repositionnement de contenus souvent négligés par nos cadres interprétatifs. Ainsi, tant pour ce de ’nouveau’ qu’ont les nouvelles migrations, comme pour ce qui a été ‘mis de côté’, nous avons besoin d’autres sensibilités pour rendre compte des migrations aujourd’hui. En accord avec Papadopoulous et al. (2008), une autre sensibilité est liée non seulement avec le fait de voir d’autres choses, mais avec une autre façon de voir. Donc, il ne s’agit pas uniquement d’arriver à une vision différente du milieu, mais de notre propre transformation en tant qu’observateurs.

D’après Michel Maffesoli, faire de la rationalité et de l’économie, les principes d’interprétation de la vie sociale est un geste d’indifférence à la complexité de nos formes de vivre ensemble. Au contraire, la vie sociale nous demanderait un entendement différent de celui du mouvement des moyens et des fins, de l’objectivation des liens sociaux dans un système autorégulé; un entendement plus proche du mouvement des sens et des affects qui soutient le déploiement de la subjectivité. Selon le sociologue, « le savoir lié à la ‘raison instrumentale’ est un savoir lié au pouvoir » (Maffesoli, 2005 :16), non dans le sens de sa fonctionnalité, mais en tant qu’il construit une image de la vie sociale vide de puissance – celle-ci «incarnée, organique » (Maffesoli, 2002). Ainsi, la raison instrumentale contribuerait à rendre invisible la tension propre de la réalité sociale, entre pouvoir et puissance, et en plus, à oublier que au milieu de cette tension, « la résistance (…) est ‘structurelle’ ou déjà là, autrement dit toute domination est menacée et l’ordre précaire qui existe repose aussi sur le fait que les dominés mènent leurs affaires, bref, vivent – dans la perspective vitaliste de Maffesoli – une existence dont le merveilleux n’est pas

Maffesoli (2007a) expose que les grands récits et leurs propositions explicatives sont les fils d’une époque marquée par la recherche d’homogénéisation en accord à un modèle de sujet et de société. Ainsi, sa ‘saturation’ actuelle est due à la ‘découverte’ de son insuffisance et de ses prétentions d’universalisation forcées. Cependant, il n’est pas surprenant que depuis le mouvement rationnel, passionné du progrès et de la taxonomie qui est venue avec la philosophie des Lumières, les sciences sociales aient choisi de continuer le chemin tracé, en cherchant des lois de la vie sociale. D’une part, en raison de la perte de la place des référents religieux et imaginaires et d’autre part, comme une stratégie de différentiation de la pensée métaphysique. Aujourd’hui, « Au-delà de l’attitude réductionniste caractéristique de l’épistémologie moderne et contemporaine, on accepte ainsi de décrire la vie sociale comme un mixte inextricable d’intelligible et de sensible, de sapiens et de demens » (Ibid. p. 80). Toutefois, selon le sociologue, il ne s’agit pas d’un renoncement au savoir sociologique ni du fait que leurs conditions de possibilité se résument dans la prévalence du subjectif sur l’objectif ou dans leur opposition, mais d’un va-et-vient constant entre les deux dimensions (Maffesoli, 2010). Rendre compte de ce mouvement signifie, par exemple, faire une lecture qui intègre la réflexion que, même quand l’ordre social organisé à partir des critères du marché a augmenté la force du nécessaire, il ne faut pas ignorer la force du désirable là où elle s’exprime. Alors, l’idée n’est pas de « dépasser les catégories d’analyse qui ont été élaborées durant la modernité. Non qu’il faille les nier, mais plutôt les élargir, leur conférer un champ d’action plus vaste, leur donner les moyens d’accéder à des domaines qui leur étaient jusqu’alors interdits : par exemple ceux du non-rationnel ou du non-logique » (Maffesoli, 2005 : 69), en considérant l’importance de leur rôle dans tous les domaines de la vie sociale.

Cette proposition nous incite à ne pas réduire la connaissance au cognitif, mais à mettre le sens au service du savoir. Cela signifie développer non pas une connaissance uniquement rationnelle ou exclusivement sensible, mais mobiliser une pensée avec les sens (Maffesoli, 2012) : « une raison complexe s’enrichissant de l’expérience des sens » (Maffesoli, 2010a :44). Selon le sociologue, si à partir du rationalisme abstrait on vise à trouver un dénominateur commun pour expliquer les phénomènes sociaux, la raison sensible prend en charge l’hétérogénéité du monde pour arriver à sa compréhension d’une manière holistique (Maffesoli, 2012).C’est-à-

dire, en mettant en valeur les éléments souvent marginalisés des explications, mais jamais absents du vécu courant : les émotions, les croyances, les souvenirs, les imaginaires, etc. Donc, la proposition est de mettre en jeu l’exercice d’une « raison sensible » (2007a), où « la sensibilité et l’entendement se fécondant mutuellement et participant, de ce fait, à l’accroissement de la réalité rachitique – économique, politique, sociale – en un ‘Réel’ autrement plus complexe, plus généreux, plus riche en vie » (Maffesoli, 2012 :283).

Cette ‘fécondation mutuelle’ dont parle le sociologue, nous permettrait, une fois la dichotomie pour avancer dans un dialogue non fragmentaire laissée de côté, d’être capable de montrer la complexité de chaque phénomène à étudier et ses configurations diverses. Par rapport à celles-ci, et comme nous avons déjà énonce, prendre l’option par la non-fragmentation est beaucoup plus qu’ouvrir les yeux aux pièces manquantes dans un casse-tête. Cela représente plutôt une façon différente de se déplacer à l’intérieur des distinctions historiquement hiérarchiques entre les savoirs, leurs sources et leurs approches – sujet/objet, objectivité/subjectivité, raison/émotions, esprit/corps – en encourageant des horizontalités et des ponts entre eux. De plus, en syntonie avec les orientations de cette recherche, une horizontalité avec d’autres savoirs, car « tous les sens et les sens de tous étaient sollicités pour la compréhension du monde » (Maffesoli, 2010a:63).

Par ailleurs, la pratique d’une raison sensible ou d’un ‘ratio-vitalisme’ dans la recherche de n’importe quel sujet, nous «introduit à une pensée caressante, se préoccupant peu de l’illusion de la vérité, ne se proposant pas un sens définitif des choses et des gens, mais s’employant toujours à rester en chemin » (Maffesoli, 2005: 150). La raison sensible est cohérente avec notre orientation vers les savoirs situés et partiels où le processus de recherche ne tient pas dans un horizon de résultats, mais de perspectives. Le travail reste inachevé et peut être toujours recréé. Ainsi, l’exercice de la raison sensible nous place dans l’ordre d’un savoir différent, « non pas un savoir surplombant, mécaniquement appliqué à une réalité réduite à sa part rationnelle, mais une connaissance venue du bas, inductive, organiquement liée à cela mémé qu’elle décrit. La pensée mécanique raisonne, l’organique résonne » (Maffesoli, 2010a : 64) et elle le fait non seulement avec son sujet d’intérêt et ses protagonistes, dans toute sa complexité, mais aussi, idéalement, avec les efforts d’autres chercheuses et chercheurs, compagnons dans le ‘faire chemin’.