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L’imaginaire des migrants

3.3 Explorations inspirées par la sociologie compréhensive

3.3.3 L’imaginaire des migrants

Le rôle de l’imaginaire dans le développement des désirs migratoires a été abordé, entre autres, par Arjun Appadurai (2005), dans le cadre de son diagnostic sur le monde actuel, « un monde où la modernité est assurément insaisissable» (Ibid. p.29). Ainsi, il expose que dans ce contexte, les médias électroniques contemporains ont un caractère transformateur, dans la mesure où ils donnent à leurs audiences de nouveaux matériaux pour la construction de l’auto image et de l’image du monde. D’ailleurs,

selon Appadurai, la rencontre entre les migrations, qui ont toujours existé, et ces moyens de communication récents, c’est-à-dire le fait que « les téléspectateurs circulent en même temps que les images » (Ibid. p. 31), générerait des changements dans la production de la subjectivité au présent.

D’après l’anthropologue, sous l’influence des médias, de plus en plus de personnes imaginent vivre ailleurs ou elles le souhaitent pour leurs proches, en même temps que d’autres sont forcées à un éloignement. Pour toutes, sera présente la notion de déplacement comme une façon d’améliorer sa vie. Tandis qu’Appadurai (2013) concentre cette attente sur le niveau matériel et sécuritaire, comme il a été mis en évidence, nous aspirons à une compréhension plus élargie et complexe du terme. Néanmoins, la référence nous semble pertinente car, d’une part, il met l’accent sur la capacité de toutes les personnes et tous les groupes migrants – au-delà de leur motivation et leur niveau de volontarisme – et non migrants – d’imaginer et de considérer des modes de vie alternatifs. D’autre part, il relève le potentiel transformateur de cette mise en considération, même si celle-ci n’arrive pas à se concrétiser dans un déplacement – argument que nous développerons plus loin–; et le fait qu’une telle considération recevrait le soutien des médias et de tout type de circulation d’images et de narrations, procédant au-delà des frontières et des contextes locaux.

Cette perspective est secondée par d’autres chercheurs comme Noel B. Salazar (2011), qui expose que, « difficilement les personnes voyagent vers terrae incognitae de nos jours, mais vers des lieux et des gens qu’ils ‘connaissent’ déjà virtuellement à travers des imaginaires circulant largement à leur sujet» (Ibid. p. 577). Ces imaginaires – assemblages d’idées et d’images – transitent par de multiples chemins, sont transmis par des narrateurs également divers et interagissent avec des rêveries personnelles. Selon Salazar (2013), la valeur des médias dans cette dynamique réside dans leur capacité à globaliser ces imaginaires et, en conséquence, à transformer « la façon dont les gens envisagent collectivement le monde et leur propre position et mobilité en son sein » (Ibid. p. 234), portant de plus, le potentiel de l’imaginaire pour se placer à la source des différentes formes de déplacement et pour la création de liens au-delà des frontières locales.

D’après Salazar (2011), les motivations, les configurations et les directions des mobilités, sont liées aux imaginaires par rapport à la vie ailleurs, se manifestant à

travers la circulation globale des personnes, des idées et des choses, même avant complètement inconnues. Cependant, l’influence des imaginaires se passe plus proche de la rencontre et de l’appropriation, que de l’obligation. Ce dernier point est très important pour avancer vers la discussion sur la place de l’imaginaire dans les migrations, spécialement quand celle-ci est mise en question par rapport aux décalages possibles entre les imaginaires qui éveillent les désirs d’émigration et le vécu de l’immigrant, et aussi par rapport à son rôle effectif dans la réalisation de la mobilité.

Quant au premier questionnement, le travail de Salazar présent une réflexion intéressante à partir du cas de jeunes Tanzaniens, chez qui se montraient des nuances, d’abord en relation à l’influence actuel des imaginaires coloniales sur la mobilité dans des pays postcoloniale, ensuite en relation à la passivité des personnes susceptibles de devenir migrants ; et de plus en relation au caractère processuel des imaginaires. D’après l’anthropologue, si « Dans les temps anciens, les gens ont peut-être surestimé grandement l’impact des mouvements migratoires et conceptualisé ceux-ci dans leur vision du monde et les attentes pour leur avenir. Aujourd’hui, les choses semblent avoir changé. Les jeunes sont mieux informés et ont un état d’esprit plus critique qu’auparavant » (Salazar, 2011 :590).

Cependant, ce type de rapport critique ou de négociation parait avoir été présent même avant de la disponibilité des informations comme à l’heure actuelle, parce que les migrations non seulement ont des biographies étendues, mais ont toujours compté avec le témoignage de narrateurs qui ont partagé des expériences venus d’ailleurs. Ainsi, dans le célèbre entretien d’Abdelmalek Sayad à Abbas – ancien ouvrier en retraite arrivé en France depuis l’Algérie en 1951 –, consacré dans le chapitre « La Malédiction » dans La misère du monde (1993), nous pouvons lire la déclaration suivante : «Quand j’entends dire que c’est parce que nous nous imaginions que la France c’est le paradis, que nous avons tous émigré vers la France, je me demande si on ne nous prend pas pour des enfants ! Nous savions que la France, ce n’est pas le paradis ; nous savions même que, par certains côtés, c’est l’enfer » (Sayad, 1993 :1280-1281).

Après cette dernière lecture, il nous semble que derrière la suspicion par rapport à la dynamique de l’imaginaire dans l’éveil des désirs migratoires, existe la préoccupation de la souffrance des immigrants qui tombent de périphéries en

périphéries. Toutefois, à un moment où les limitations des théories push-pull pour rendre compte des mouvements migratoires sont un consensus, cette recherche essaie de participer à la discussion sur les mobilités sur la base d’une lecture plus complexe que la victimisation des migrants à cause des attentes tronquées ; et de réfléchir, par exemple, sur ce qui pourrait survenir des décentrements des imaginaires dominants Nord-Sud, et sur la participation de ce décentrement à la transformation de la subjectivité dans les processus migratoires.

Quant au deuxième questionnement, nous y trouvons au milieu deux idées fortes : d’une part que l’imaginaire des migrants et des migrants potentiels est située, et d’autre part, que la réalisation de la migration est étroitement liée à l’accès aux différents capitaux, distribués inégalement (Smith, 2006)73. Face aux deux, qui de plus

sont imbriquées nous sommes entièrement d’accord. Par contre, face à leur transformation en justifications pour reproduire la dichotomie entre imaginaire et réalité, et discréditer les potentialités de l’imaginaire dans les processus migratoires et autres, nous manifestons notre désaccord.

À partir du travail de Noel B. Salazar (2011) nous comprenons qu’il est important que la recherche sur la mobilité arrête de scinder l’impact de l’imaginaire des pratiques et nous sommes ouverte à l’idée qu’« «imaginer est une pratique incarnée de transcender tant la distance physique que socioculturelle » (Ibid. pp. 577- 578) et, en conséquence, que parler des migrations c’est faire référence à des imaginaires autant qu’à des possibilités de mouvements physiques. Si d’une part l’effectivité des déplacements géographiques est liée à la capacité de mise en jeu de différentes ressources – économiques, mais aussi de sociabilité – et de négocier avec des axes de différenciation comme le genre, l’âge et le handicap – en comprenant leur interaction et solidarité –, il est important aussi de remarquer le rôle de l’imaginaire dans les changements dans la vie quotidienne qu’impliquent les migrations, lesquelles parfois reflètent de longues préparations, comprennent de multiples déplacements et

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73 Andrew Smith (2006), sociologue d’orientation marxiste, se montre méfiant vis-à-vis des discours

des migrants où au milieu des narrations de leurs trajectoires, l’imaginaire a un rôle de l’ordre de l’« autoréalisation ». Rôle qu’il admet seulement dans les cas des migrants de classes moyennes et supérieures à qui l’accès aux capitaux permettrait de faire ‘réalité’ leurs rêveries, et pour qui, en conséquence, ‘la volonté’ a une part très importante dans leurs récits sur la migration.

des trajectoires non linéaires, où la resignification des motivations est active dans les reconfigurations.

Par ailleurs, d’après Marcel Stoetzel et Nira Yuval-Davis (2002)74, qui

reprennent la notion des savoirs situés que nous avons développée dans notre chapitre méthodologique, l’imaginaire peut être théorisé comme ‘situé’ aussi. C’est-à-dire, «comme façonné et conditionné – bien que non déterminé – par le positionnement social» (Ibid. p. 315), positionnement qui sera toujours entendu comme incarné et multiple, enraciné et déplacé. Alors, ils proposent que le rapport entre l’imaginaire et la connaissance soit conçu comme « des moments dialogiques dans un processus mental multidimensionnelle » (Ibid. p. 326), où « d’une part l’imagination construit ses significations tandis que, d’autre part, elle les étend et les transcende » (Ibid. p. 316). En conséquence, sous l’influence d’auteurs tels que Castoriadis, Adorno, Marcuse et Spinoza, Stoetzel et Yuval-Davis s’approchent d’une théorie de l’imaginaire qui le définisse comme individuelle et collective, créatif, et « comme enraciné dans la corporéité ainsi que dans la société ; comme la construction du monde social et de ses significations, et aussi comme la fourniture des ‘désirs anticipatoires’ et la résistance au ‘principe de réalité’ de la société » (Ibid. p. 324).

Tout en continuant avec la réflexion, Il est évident quelles que soient les positions, des plus adverses aux plus favorables, il faut mobiliser des ressources pour concrétiser des voyages internes ou internationaux dans le monde. Cela est indiqué par de nombreuses études (par exemple IOM, 2012a; IOM 2013) qui ont contribué à transformer des imaginaires traditionnels sur les migrants et à la connaissance de la diversité des ‘profils migratoires’. Toutefois, il est très important de prendre en compte des théories sur la migration qui mettent en valeur les rapports sociaux dans les différentes étapes des trajectoires migratoires, et parmi ces études, celles qui les !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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Le travail de Stoetzel et Yuval-Davis (2002) vise à positionner l’‘imagination située’ au centre de l’épistémologie ‘du point de vue’ (standpoint) féministe, compte tenu de ses potentialités pour répondre à la question sur la possibilité du passage du positionnement aux pratiques et des pratiques au point de vue. En comprenant que connaissance et imagination sont des processus complémentaires et que, de plus, l’imaginaire est modulé par la société, mais aussi par l’expérience sensible des individus, l’incorporation de la notion d’imagination située serait cohérente avec une histoire des études féministes opposées à la vision réductionniste de la connaissance. Par ailleurs, à partir de leurs référents théoriques, Stoetzel et Yuval-Davis soulignent d’une part « le rôle créatif de l’imagination » (p. 321) et d’autre part, « leur relation mutuellement constituante avec la politique et le social » (Loc.cit.). Toutefois, par rapport à ce dernier point et comme l’a déjà exposé Michel Maffesoli (2001), définir une lecture révolutionnaire de l’imaginaire serait extrêmement complexe car : « L’imagination qui permet l’émancipation et le passage des frontières c’est la même faculté qui construit et fixe les frontières » (Stoetzel et Yuval-Davis 2002 :324). Face à un tel diagnostic, la perspective des auteurs est que l’agencement des sujets aurait un rôle principal dans les transformations de l’imaginaire social, des

considèrent au-delà de leur potentiel de transformation en ressource économique et reconnaissent leur rôle dans des comportements liés à la mobilité et aussi à l’immobilité, comportements qui sont attachés aux imaginaires des migrants à propos d’‘ici’ et d’‘ailleurs’.

À ce sujet nous trouvons les exemples, entre autres, du Rapport Mondial sur le Développement Humain en 2009, où l’on apprend que les revenus sont effectivement très importants dans les mouvements migratoires, en distinguant, plusieurs fois, entre les possibilités de la non migration, la migration interne et la migration internationale (régionale et extra régionale). Cependant, dans la définition de la destination migratoire, non seulement les coûts du déplacement – d’après le rapport sont liés aux distances et également aux restrictions à la mobilité – seraient importants, mais aussi, par exemple, la possibilité de partager la langue et la religion avec la société d’accueil. Également, nous pouvons relever des travaux plus spécifiques, comme l’article de Irwin et al (2009) sur l’influence du contexte dans la mobilité individuelle aux Etats-Unis où les auteurs nous racontent que les caractéristiques individuelles et la situation familiale sont significatives pour le début des mouvements migratoires, mais que les particularités du contexte le sont aussi. Spécialement les caractéristiques qui soutiennent la configuration d’un sentiment d’appartenance locale. Donc, en nuançant l’influence du calcul économique dans ‘les comportements migratoires individuels’, Irwin et al soulignent le rôle de facteurs comme la présence d’entreprises d’intérêt local de longue date, de lieux de culte et de lieux de loisirs, dans la disposition des individus à l’immobilité.

Dans cette même veine, l’attention au contexte et particulièrement à la vie quotidienne dans la configuration des mobilités et imaginaires sous-jacents est, à notre avis, un exercice pertinent dans le moment actuel où la lecture de l’individualisme des ‘décisions migratoires’, de leur enracinement dans des estimations de coûts et d’avantages et de leur conséquence directe des positions économiques, est progressivement dépassée en faveur d’un regard complexe qui met en valeur le fait que, si les personnes migrent à la recherche d’une autre vie qui est évaluée comparativement non seulement comme différente mais potentiellement meilleure, elles envisagent une définition du bien-être dans un sens élargi et la considération du collectif à des échelles diverses, dans un cadre d’entendement du migrant comme un sujet qui imagine.

C’est dans ce même esprit que nous avons essayé de souligner l’importance de l’inclusion de l’imaginaire dans l’étude des migrations. En effet, « d’une part, c’est dans et par l’imagination que les citoyens modernes sont disciplinés et contrôlés par des États, des marchés et d’autres intérêts puissants. Mais l’imagination est aussi la faculté par laquelle émerge l’ensemble des modèles de dissidence et de nouvelles idées pour la vie communautaire » (Appadurai, 1999 : paragraphe 12). Pour des auteurs comme Enrique Carretero, « la vie sociale, à travers l’imaginaire, est amplifiée en introduisant en elle le rêve, la fantaisie, la magie, la fiction (…). L’imaginaire se transforme, ainsi, en une ‘ressource anthropologique’ à travers laquelle s’ajoute et s’insuffle de la créativité dans la vie quotidienne » (Carretero, 2012 :26).

Dans le cas spécifique des migrations, Noel Salazar (2011) nous propose que la diversité des expériences de traversée des frontières a en commun une rencontre avec l’altérité et le caractère transformateur de cette expérience. Ainsi, les acteurs impliqués participeraient à une remise en question de leur auto-image, leur savoirs et formes de vie. Alors, il serait très important d’avoir à l’esprit que l’imaginaire sur les migrations et l’imaginaire des migrants sont dans un dialogue constant, malgré la présence d’inégalités dans leur spectre de diffusion. Si d’une part les imaginaires sur les migrations peuvent avoir une incidence significative en restreignant la définition des trajectoires de la mobilité et ses projections, d’autre part, les imaginaires des migrants peuvent troubler, modifier ou participer à l’élaboration de nouveaux imaginaires d’ailleurs et de l’altérité.

Toutefois, si nous localisons souvent les tensions entre ces imaginaires dans le rapport migrants-société d’accueil, Felipe Aliaga nous dit : « Les migrations constituent des actions humaines qui peuvent altérer et construire des imaginaires sociaux dans les sociétés d’origine, de transit et de destination, en produisant des ruptures dans les façons de comprendre les interactions sociales traditionnelles » (Aliaga, 2012 :6). Alors, comme nous l’avons déjà mentionné et nous l’approfondirons dans le chapitre suivant, les migrations peuvent représenter des forces instituantes, dans la mesure où elles ouvrent la voie à la redéfinition des liens avec l’altérité dans les ‘espaces de la mobilité’ contemporaine, conformés à la fois par ceux qui migrent et par ceux qui ne le font pas.